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Chapitre 8 : Mon Valentin

1533 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 13/02/2024 17:50

Je laisse mes pas me guider vers toi, un bouquet de roses rouges dans le creux de mon coude. J'avance, l'estomac noué, le cœur lourd de te retrouver dans en ce jour si particulier. Mon envie de faire demi-tour grandit en moi, pourtant je persiste et file ma route. L'endroit dans lequel je me trouve est sinistrement coloré, en cette période de l'année. Les tombes sont fleuries, je ne croise personne si ce n'est une ou deux grand-mères venues se recueillir sur la sépulture d'un père, d'un mari, d'un amant ou même d'un fils.


Le ciel est gris, il fait froid et quelques flocons virevoltent devant mes yeux. Le chemin jusqu'au lieu où tu reposes me semble infini, malgré tout, chaque centimètre que je franchis par seconde me rapproche un peu plus de ma destination finale. Je garde la tête haute, fière de ma personne, refusant de me laisser aller pour si peu, niant que j'ai mal de devoir errer dans les allées d'un cimetière, un jour où les couples du monde entier célèbrent leur amour. Mes cheveux noirs de jais coiffés d'un béret rouge se balancent avec les brises hivernales qui rougissent mon nez. Il me tarde d'arriver devant toi pour ne plus avoir à traverser les interminables chemins bordés de tombes.


Je suis proche d'arriver, je le sais car je reconnais les pierres tombales qui sont voisines à la tienne. Mes yeux s'illuminent lorsque j'aperçois celle qui t'appartient, fleurie de fleurs blanches dont je ne connais pas le nom – il faut dire que je n'ai jamais eu la main verte. Cela ne fait aucun doute qu'une certaine demoiselle maniant la massue comme Ryô manie une arme, est passée avant moi. Je souris, replaçant délicatement les compositions tombées à cause des bourrasques de vent, je m'empresse de chercher une place pour y déposer mon bouquet. Debout, j'observe ton lit éternel qui est impeccablement nettoyé, toujours décorés de fleurs naturelles dont j'ignore les significations.


« Salut Hideyuki… »


Je me sens bête. Comment puis-je parler à une vulgaire pierre ?


« Je sais que ça fait un moment que je ne suis pas venue te voir, mais je n'avais pas le temps… Tu sais ce que c'est, travailler dans la police ce n'est pas de tout repos. »


Menteuse. Je suis une menteuse. J'ai tout simplement essayé de repousser ce moment le plus longtemps possible, par peur de me retrouver confrontée à la réalité. Je soupire lourdement, un nuage de vapeur se dessine face à moi puis mes yeux se lèvent vers le ciel, désireux d'éviter ta stèle.


« Je peux bien dire ce que je veux, je sais que tu ne me croiras pas, de toute manière. Tu as toujours été trop perspicace pour que je puisse te berner en un sens, c'est ce qui faisait de toi un excellent policier. S'il n'y avait pas eu cette affaire de traite des femmes, tu n'aurais pas été contraint de démissionner, de travailler avec Ryô et donc tu serais… »


Les mots se bloquent dans ma gorge, m'étranglant presque. Mon cœur se contracte. Non je ne pleurerai pas ! Je reprends une grande inspiration, toussote et recommence mon monologue.


« Que serions-nous devenus, si tu étais encore là ? Serions-nous toujours ensemble ou notre histoire était-elle une simple aventure comme j'en ai tant connues avant de te connaître ? »


Ces questions, même de ton vivant je me les posais. J'avais parfois l'impression de ne pas compter à tes yeux, que tu ne vivais que pour Kaori, ta sœur chérie, pour qui tu me quittais le soir en me laissant désemparée. Aussi loin que je me souvienne, jamais nous n'avons passé une nuit complète ensemble, toi et moi. Tu fuyais toujours comme un vulgaire voleur.


« J'aurais aimé dormir contre toi au moins une fois. Pendant une nuit entière, je veux dire. M'aimais-tu vraiment ? Ou n'étais-je qu'un objet de satisfaction ? Je sais que tu devais t'occuper de Kaori, mais elle n'était pas si jeune, elle savait déjà se débrouiller seule. »


Mon ton se fait cynique. Une forme de rancune germe en mon for intérieur. Mes yeux se voilent et je ne peux plus contenir mes larmes plus longtemps. Une à une, elles chavirent, roulent sur mes joues avant de s'écraser sur le sol.


« L'aimais-tu ? Je veux dire, Kaori, est-ce que tu l'aimais différemment qu'un frère aime une sœur ? Après tout, vous n'aviez aucun lien de sang, rien ne te retenait de l'aimer avec un amour pur et sincère. »


Je renifle, non sans bruit. Le vent frais s'engouffre dans le cimetière, provoquant des grelottements incontrôlables de mon corps. Un petit rire m'échappe.


« Tu devrais la voir, aujourd'hui. Elle parvient à mener Ryô à la baguette, je te garantis qu'il n'a pas intérêt à faire l'imbécile, celui-là ! Est-ce toi qui a appris à ta sœur à manier aussi bien la massue comme tu l'as fait avec moi et mes couteaux ? »


Les souvenirs de l'école de police pénètrent mon esprit avec une douce violence : les images réapparaissent avec une telle clarté que je pourrais croire qu'il ne s'agissait que des souvenirs de la veille. L'école de police, là où tout a basculé. Je suis frappée par l'intensité de ce souvenir, accentuant mon chagrin. Une nouvelle vague d'eau salée commence à déferler sur mes joues froides sans que je ne puisse rien n'y faire. Je souffre, au plus profond de moi, sans jamais le montrer à qui que ce soit. Je souffle, essuyant du revers de mon manteau les quelques gouttes qui se stabilisaient sur ma peau. Un nuage de vapeur s'échappe d'entre mes lèvres, me décrochant un rictus.


« Tu aimais l'hiver autant que tu le détestais. J'ai perdu le compte de toutes les fois où tu as pu grogner parce que tes lunettes étaient recouvertes de buée ou de pluie. Je dois bien l'admettre, aujourd'hui : je trouvais ça mignon, même si je te prouvais le contraire. Tu sais, aujourd'hui ils nous annoncent de la neige. Tu aurais été heureux, avec ton air émerveillé, à regarder la ville se couvrir d'un beau manteau blanc. Puis tu aurais attendu que je te tourne le dos pour m'attaquer avec une boule, sale traître. »


Je marque un temps de pause. Ma déglutition est difficile, le froid glaçant un à un mes membres.


« Je n'ai pas toujours été la meilleure des collègues, je le regrette. Aussi, j'aurais dû te protéger, te défendre lorsqu'on t'a forcé à démissionner. C'était trop simple, pour moi, qui suis la fille d'un des hauts membres du commissariat de police. J'aurais moi aussi dû donner ma lettre de démission, car nous étions partenaires, nous étions deux dans l'affaire. C'est terrible, mais ça, je l'ai compris en voyant Kaori et Ryô : l'un sans l'autre, ils ne sont rien, l'un avec l'autre, ils sont un tout. Mais surtout, que ce soit dans le bonheur ou le malheur, ils ne s'abandonnent pas et combattent ensemble. »


Je ravale maladroitement ma salive, hésitant à reprendre mon récit, honteuse. Je baisse la tête, fixant mes pieds comme une enfant prise en faute par l'un de ses parents. Mon regard glisse vers une montre au cadran brisé, cachée parmi les compositions florales qui garnissent la tombe.


« Cette montre, c'est un cadeau de Ryô ? Pour te rappeler combien tu étais pénible sur la ponctualité ? Là encore, ta très chère sœur est aux aguets. Je suppose que Ryô peut te remercier de lui avoir fait le plus beau de tous les cadeaux. Je me demande ce que tu penserais de leur relation amitié-amoureuse qu'ils ont aujourd'hui. »


Ryô… Il a toujours plus ou moins fait partie de ma vie, depuis son retour clandestin à Tokyo. C'est là que nous l'avons connu, Makimura et moi. C'était également la première fois que j'enfreignais les règles de la police. Il m'était tout de suite apparu comme un être à part de la société, grand, musclé, majestueux.


« Tu sais, même si j'ai aimé Ryô, mes sentiments pour lui se sont envolés définitivement. Quant à ceux que je ressens pour toi… Ils demeurent inchangés. J'ai beau essayer de le cacher, ce fouineur de Saeba le sait et me taquine encore. Je crois que je me suis surtout trahie lorsque j'ai rencontré ce Kitao pour faire plaisir à mon père. Il te ressemblait tellement que l'espace d'un instant, j'ai voulu accepter la proposition de mariage. Seulement parce que physiquement, il était toi. »


Ma main droite se pose délicatement sur l'épitaphe glacée.


« Tu sais, c'est pour ça que je suis venue aujourd'hui. Malgré le temps qui passe, je suis et reste amoureuse de toi… Et comme chaque année depuis qu'on se connaît, je m'obstine à céder à cette stupide tradition qui vise à offrir un cadeau au garçon qui nous plaît. Cette fois encore, c'est à toi que j'ai pensé, mon éternel Valentin. »


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