Ramène-moi ! (version 2.0)

Chapitre 6 : Droit, propre et net

3711 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 19/03/2024 14:37


En fin de matinée, ils remontèrent sur le toit avec leurs chaises longues et Kaori reprit son récit jusqu'à ce que leurs estomacs crient famine les obligeant à redescendre prendre un déjeuner tardif.

— Je pourrais voir mon arme ? lui demanda Ryo à la fin du repas tout en l'aidant à débarrasser la table -oui, oui, Ryo aidait à débarrasser la table, c'était presque une première, mais il faut bien une première à tout, n'est-ce pas ?

— Bien sûr, je vais te la chercher.


Kaori revint un instant plus tard avec le précieux Python 357 Magnum, son holster, son matériel d'entretien et ses cartouches de calibre 38 qu'elle déposa avec une lenteur presque religieuse sur la table en bois brut. Tous les deux étaient visiblement troublés. 

— La dernière fois que tu as nettoyé ton arme... c'était...

La voix de Kaori se brisa et elle détourna pudiquement les yeux :

— Je vais faire du café.

— C'était le jour de l'accident, c'est ça ? demanda Ryo qui gardait les yeux rivés sur le revolver posé devant lui. 


Elle fit volte-face et se pencha vivement vers lui :

— Tu te rappelles de quelque chose ?

— Non. Je pensais que ça réveillerait peut-être un souvenir... mais non.


Elle soupira et s'en retourna à nouveau vers la cuisine, ses chaussons effleurant le sol dans un petit crissement attristé.

— Et je fais quoi avec ça ? s'enquit Ryo derrière elle.


Elle se figea. Elle prit une grande inspiration, se retourna lentement et revint vers lui. Le café attendrait un peu. Ryo était visiblement désemparé et elle n’avait pas le cœur à le laisser ainsi. Elle l’encouragea du regard et resta auprès de lui quand il prit maladroitement l'arme dans ses mains, manquant même de la cogner sur la table, tant il s'était laissé surprendre par son poids. 


Kaori essuya une deuxième vague de déception. En le voyant saisir le revolver, elle avait pensé un moment que retrouver son arme, la sentir dans sa paume aurait pu être le déclic tant espéré. Mais il n'en fut rien car il levait vers elle des yeux interrogateurs.

— C'est flippant, je trouve... Vous êtes sûre que j'ai l'habitude de manier ce genre de... truc ?

— Attends. On va essayer une première séance de méditation.

— Vous croyez que c'est une bonne idée ?

— Ça ne coûte rien d'essayer en tout cas. Pendant que je te guiderai, quand tu seras totalement détendu, quand tu te sentiras en confiance, ta mémoire procédurale fera peut-être le reste. Bref, regarde : je démonte ton arme et je te dispose tout comme tu as l'habitude et laisse faire le reste... Pose les mains sur la table et dis-moi quand tu es prêt.


Il inspira profondément : 

— Allons-y.


Elle modula sa voix pour la rendre neutre et diminuer le plus possible ses intonations. 

— Je veux que tu penses à ta respiration. Sens ton souffle. Sens cet air qui entre et qui sort de toi, visualise son chemin depuis ton nez, ta gorge, ta trachée, tes poumons. Ensuite, ce souffle circule dans tout ton corps, jusqu'à tes orteils. Respire profondément.


Elle poursuivit ainsi pendant plusieurs minutes, guidant la respiration de Ryo jusqu'à ce qu'elle devienne profonde et régulière, puis Kaori passa à l'étape suivante : 

— Maintenant, imagine que tu es en sécurité, au chaud, et que tout autour de toi est confortable. Arrives-tu à me décrire où tu es ?

— C'est gris et plat, répondit Ryo d'une voix enrouée.


Kaori en fut très surprise. D'après ses recherches, la plupart des gens visualisaient des plages paradisiaques, la maison de leur enfance ou encore une prairie verdoyante. Elle ne savait pas trop où tout ça allait les mener mais elle décida de suivre son intuition.

— Et quoi d'autre ? 

— Dur. Gris et dur. Gris béton. J'aime le béton. C'est droit, propre, net.

— OK... Et tu entends quelque chose ?

— Mmmm, oui... les moteurs de voitures qui circulent, je crois... des gens qui parlent... j'entends des bruits de pas aussi, quelques rires. Je vois des lumières qui dansent... Je crois que je suis sur le toit de notre immeuble, en fait, conclut-il alors qu'il fermait toujours les yeux.


Il souriait. Kaori se sentit rassurée.

— En voilà une belle cachette, conclut-elle. Pourquoi as-tu choisi cet endroit ?

— La ville à mes pieds, le ciel au-dessus de ma tête, l'odeur de pollution ... tout est différent de... là-bas.


Kaori ne releva pas. Elle avait compris de quoi il parlait. En étant tout à fait honnête, même si elle avait voulu continuer de le guider, elle en aurait été incapable. Elle ne pouvait se concentrer sur autre chose que sur les mains de Ryo qui commençaient à agir seules. Mues par une énergie autonome, elles reprenaient les gestes précis et routiniers que Kaori avait maintes et maintes fois observés. 


En ne regardant que les mains de son partenaire, Kaori avait l'impression de voir Ryo revenir. Tout était pareil, tout ! Tout sauf lui ; puisqu'il gardait les yeux fermés et ne semblait pas avoir conscience de ce qu'il était en train de faire. Le cœur serré, elle le laissa continuer seul, suivant les conseils du Doc et de Kazue.

— Tout est différent de la jungle, continua-t-il. Pas de boue qui colle aux pieds, pas de bestioles qui vous dévorent la peau, pas d'humidité permanente qui plaque les vêtements sur la peau, pas d'odeur de putréfaction. Là-bas, la nuit est toujours noire, tellement noire qu'elle en est poisseuse... Et le ciel. Dans la jungle, on ne le voit jamais, à moins de monter aux arbres... J'aime écouter de la musique. Entendre les gens vivre leur vie... Et le béton, gris, net et sec. C'est pour ça que j'aime le béton et le macadam, c'est propre, droit et sec. Et j'aime aussi les lumières électriques dans la nuit. Et la ville... 


Il se tut un instant, sa respiration devenant plus légère. Elle, muette, gardait une main fébrile posée sur sa bouche, n'osant pas rompre le charme qui venait d'envelopper Ryo. Elle attendit, nerveuse, qu'il ouvre les yeux pour qu'il découvre enfin ce qu'il tenait dans sa main : il serrait fermement dans sa paume droite son Magnum 357 qu'il avait remonté les yeux fermés et il en appréciait le poids en le faisant tanguer habilement dans sa main. Il sourit à Kaori dont le cœur fit un bond dans sa poitrine : 

— Bien joué, Mademoiselle... Vous êtes épatante !



L'après-midi était déjà bien entamé et Ryo proposa de sortir un peu. Devant le manque d'enthousiasme de Kaori, il insista :

— Allez, au moins pour faire le tour du pâté de maison. J'en ai assez de rester enfermé ici, même si c'est un endroit très sympathique. J'ai, comme qui dirait, les jambes qui me démangent. Il faut que je bouge. 

— D'accord. J'accepte mais à la seule condition de ne pas nous pointer dans le coin des cabarets où tu as tes habitudes. Et très certainement des ardoises ! Il est hors de question pour le moment qu'on se rende compte que tu n'es pas...

Elle suspendit ses paroles, elle avait failli dire spontanément : "que tu n'es pas normal". Pas très délicat. Elle se racla la gorge et conclut : 

— ...que tu es amnésique et donc vulnérable.


Ryo accepta, résigné.

— Comme vous voulez. Je n'ai pas d'autre choix que de m'en remettre à vous. Dites, vous accepteriez qu'on en profite pour manger à l'extérieur ? J'aimerais bien vous payer le resto pour vous remerciez de ce que vous faites pour moi, par contre je crois que je suis sans le sou ! Alors, accepteriez-vous de m'inviter à dîner en tête à tête ? proposa-t-il en souriant. 


Oh mon Dieu, ce sourire ! Qu'est-ce qu'il pouvait être craquant quand il était poli et charmant comme ça ! Elle rougit tout en sentant son cœur s'emballer, son cerveau se liquéfier, et elle accepta en hochant la tête, excitée à l'idée d'aller dîner avec lui ! Il venait de l'inviter à dîner ! À dîner, lui ! Lui, il venait de l'inviter, elle, à dîner ! Bon, certes, elle devrait se charger de l'addition mais c'était tellement... tellement... tellement... Hiiiiii !!! 


Impatiente et nerveuse, rayonnante et anxieuse, elle ne résista pas à l'envie d'aller se changer pour passer une jolie robe adaptée à la situation. Mais elle s'arrêta devant son armoire, alors qu'elle repensait soudain aux éternelles recommandations de son Ryo habituel : 

— Tu dois être efficace quand tu assures la sécurité de quelqu'un. La coquetterie n'entre pas en ligne de compte : des chaussures plates pour courir, parce que n'est pas Saeko qui veut, des vêtements qui n'entravent pas tes mouvements, des accessoires pour dissimuler tes armes... Tu n'es plus une femme. Tu es ma partenaire. Tu es la moitié de City Hunter.


Plantée devant le miroir de sa chambre, elle réfléchit encore quelques secondes puis rangea finalement la robe en lin gris. Tant pis, ça serait dîner en jeans et baskets ce soir car elle devait se résoudre à rester pragmatique.


Elle prépara son sac à main en bandoulière, concentrée. Aujourd'hui, elle ne pouvait pas se permettre d'oublier sa bombe au poivre. 

Exceptionnellement, elle y ajouta son arme de poing, au cas où...

Elle retira un traceur d'un de ses soutien-gorges pour en équiper la veste de Ryo, au cas où... 

Elle revérifia encore et encore que tout était en place dans son sac, au cas où…


— Ça va, on peut y aller ? s'enquit Ryo d'un air amusé en s'appuyant d'une épaule au cadre de la porte de la chambre.

— Oui, oui... C'est que ...


Les mains nonchalamment enfoncées dans les poches, il lui souriait, de son petit sourire en coin qui l'avait fait si souvent chavirer. Le voir ainsi sur le pas de sa porte, la troubla profondément, réveillant en elle des réminiscences de scénarios oniriques, romantiques et éroti... Elle sursauta quand il rit en la taquinant : 

— Vous êtes un peu nerveuse, on dirait ?

— Oui, d'habitude, je n'ai pas trop à me soucier de ce genre de choses, alors...


Elle réalisait peu à peu qu'elle se sentait perdue depuis qu'ils étaient revenus de la clinique et sortir de leur appartement, de leur antre dans lequel elle se sentait en sécurité, lui fichait une trouille bleue. Cependant, elle essayait de donner le change et de ne rien montrer de ses doutes et de ses appréhensions. 


Il ouvrit le pan gauche de sa veste, découvrant son arme dans son holster :

— Si ça peut vous rassurer... Bon, j'espère que je n'aurai pas à m'en servir parce que je ne saurai pas trop comment faire, mais, il m'a paru naturel de le mettre avant de sortir. Certainement un automatisme. Au pire, ça aura peut-être un effet dissuasif.


Elle soupira de soulagement, ne pouvant retenir un sourire: 

— Ça devrait le faire, oui ! Après tout, on ne se fait pas attaquer à chaque fois qu'on sort ! Ça deviendrait invivable sinon !

— Ahhh, voilà un état d'esprit qui me plaît ! fit-il en s'effaçant pour la laisser passer. Par où commence-t-on cette tournée de nos endroits habituels ?

— La gare. Le tableau des messages. Même si tu n'y vas pas aussi souvent que moi, cet endroit est le cœur de City Hunter. Ça réveillera peut-être un truc. Ensuite, on passera au Cat's Eyes. Miki et Falcon ont rouvert ce matin.

— Et ensuite ? On ira dîner dans notre resto habituel ?

— Heuuu... On a un resto habituel ? s'interrogea Kaori.

— Comment je le saurais ? répliqua Ryo en levant les mains au ciel, un brin théâtral.

— Bonne question. Mais je ne sais pas vraiment quel est notre resto préféré.

— Comment ça, on a pas de resto préféré ?

— Non, on n'en a pas. On sort rarement ensemble, cela dit, répliqua sèchement Kaori alors qu'elle arrivait au bout du couloir et qu'elle enfilait ses chaussures.

— Ah bon ?

— Oui, confirma-t-elle.

— C'est bizarre.

— Bizarre ?

— Oui. On travaille ensemble. On vit ensemble. Pourquoi ne pas sortir de temps en temps au resto ensemble ? 


Elle se força à sourire, imparfaite diversion pour dissimuler son agacement : 

— Hummm... Peut-être parce qu'on se voit trop ? 


Oui, Ryo était un goujat parfois, pas la peine de le lui rappeler, merci. Surtout venant de lui-même, c'était... dérangeant. Énervant. 

Comprenant qu'il valait mieux ne pas poser plus de questions sur le sujet, Ryo lui emboîta le pas et referma la porte de l'appartement derrière eux.



Finalement, il avait eu raison. Elle était bien forcée de le reconnaître. Sortir lui faisait du bien... Et puis, surtout : elle lui tenait le bras !!! C'est lui qui le lui avait proposé quand ils avaient passé le pas de leur porte : il lui avait galamment tendu son bras. Elle avait rougit, évidemment mais elle avait accepté. 


Comme c'était agréable ! Sentir le soleil sur son visage, la douce brise de mai dans ses cheveux, la vie urbaine autour d'eux .... 


Et elle lui tenait le bras !!! Et elle lui tenait le bras ! 


Elle marchait, le cœur léger, charmée par l'idée qu'ils se promenaient ensemble dans la rue comme un couple. Oui, comme un couple. Un couple comme les autres... Elle regarda le ciel. Le ciel... puis le sol. Le macadam... dur, propre et sec. Son cœur se serra petit à petit. Ses pensées se tournèrent vers son partenaire mais elle n'osait pas le regarder. Qu’avait-il dit ce matin ? Il aimait entendre les gens vivre leur vie et voir le ciel. Son évocation de la jungle lui avait glacé le cœur. Elle aurait tellement voulu le protéger de ce passé, lui épargner tout ça.

— C'est ici ? entendit-elle.


Elle releva la tête... Elle était tellement perdue dans ses pensées qu'elle n'avait pas remarqué que leurs pas les avaient portés jusque devant l'entrée grouillante de monde de la gare de Shinjuku. Elle s'exclama alors, horrifiée : 

— Oh, non, mais quelle gourde ! Il faut vraiment que je me concentre un peu où il va finir par nous arriver des bricoles !


Elle aurait pu se mettre des claques ... 

"Ou non, une bonne massue sur le coin du crâne, ça m'aurait certainement remis les idées en place, tiens, et je l'aurais pas volée celle-ci !" songea-t-elle ensuite. 


Elle reprit rapidement ses esprits et lui demanda, presque par automatisme maintenant :

— Tu t'es souvenu de quelque chose en chemin ?

— Pas vraiment. Je dirais plutôt que j'ai suivi mon intuition... et quelques panneaux aussi ! avoua-t-il en riant.


Dommage. Il fallait bien qu'elle se rende à l'évidence, retrouver son Ryo ne pourrait pas être aussi simple qu'une promenade vers la gare.

— Le tableau est par où ? J'ai hâte de voir s'il y a des messages pour mouaaa, hahahaha... s'exclama Ryo en se frottant les mains d'impatience.


Kaori le lorgna de biais, surprise de sa réaction mais comme il la regardait maintenant d'un air pantois en se grattant le crâne, elle lui fit signe de la suivre, ce qu'il fit promptement. Quelque chose lui disait qu'il avait plutôt intérêt à filer droit quand elle lui faisait ces yeux orageux.

— En fait ... Je... Je voulais dire, des messages pour nous... évidemment, héhéhé. Et je ne sais pas pourquoi j'ai rigolé ainsi, moi... Veuillez m'excuser, Kaori, c'était très impoli envers vous.


Kaori soupira :

— OK, OK, pas de problème. Ça peut arriver... Mais dis... tu voudrais pas arrêter de me vouvoyer ? Ça me fait bizarre.


Ryo leva les yeux vers le plafond, les mains enfoncées dans les poches de sa veste.

— Je ne sais pas... J'ai l'impression que c'est trop tôt.

— Pour moi, ça fait plus de sept ans qu'on se connaît, je vois pas en quoi c'est trop tôt, répliqua Kaori, mi-moqueuse, mi-acerbe.

— Mouais... Ou trop intime, alors ? 


Ryo semblait gêné. Il fit ensuite maladroitement diversion en désignant du doigt un grand encart sombre juste en face d'eux : 

— Je suppose que c'est là !


Et il hâta le pas, suivi de près par sa partenaire, quelque peu déçue. Évidemment, le tableau était rempli de messages mais aucun ne leur était destiné. Pour la première fois de sa vie, Kaori en fut soulagée. Ryo, lui, resta interdit, contemplant la surface noire maculée de traces de craie et de petites annonces multiples et variées, debout, immobile, au milieu du flot de passagers. 


En ce début d'après-midi, la gare était encore assez calme par rapport aux heures de pointe, mais voir soudain autant de monde autour d'eux rendit Kaori particulièrement nerveuse. Elle se rapprocha prudemment de son partenaire et lui glissa dans un murmure, regardant tout autour d'elle, nerveuse à l'idée d'être repérée par un potentiel ennemi :

— Ne montre pas trop que tu ne sais pas quoi faire. Essaie d'agir comme d'habitude.

— Et j'agis comment d'habitude ? demanda Ryo d'un ton sec.


Kaori sursauta mais ne se formalisa pas. Après tout, elle avait été maladroite. En repensant au maintes fois où elle l'avait traîné littéralement jusqu'ici, le tenant fermement pour qu'il ne saute pas sur tout ce qui portait jupon, elle soupira :

— Ouais, non... Laisse tomber les habitudes. Fais comme tu le sens, finalement.

— Je ne sens rien, c'est ça le problème, murmura-t-il désabusé. 


Il allait tourner les talons quand elle se dirigea vers le tableau :

— Attends, on peut essayer un truc.


Elle sortit la craie qui restait toujours dans son sac à main et sur un coin du tableau resté libre, elle inscrivit les lettres qui avaient fait la légende City Hunter depuis plus de dix ans, le code mis au point par Ryo et Hideyuki, trois lettres les unes en-dessous des autres, tracées avec de grands traits droits et précis : “XYZ”, le dernier recours. 


Quand elle eut fini, elle se tourna vers son partenaire. Quelque chose dans son regard avait changé, ou du moins, il semblait intéressé. Il fit quelques pas vers le tableau, le fixant toujours. Elle l'observait, nerveuse, les lèvres pincées, le cœur battant.

— Reviens, Ryo ! le suppliait-elle intérieurement. Reviens ! S'il-te-plaît, arrête de jouer au con, et reviens !


Elle se répéta en silence ces mots tellement de fois que finalement, elle osa. Après tout, elle n'avait pas grand chose à perdre. Sur le tableau, à la suite des trois lettres grandes et nettes, elle écrivit maladroitement, la main tremblante : “Reviens, Ryo.”


Une fois le point final posé, elle se tourna lentement vers son partenaire. Crispé et pâle, celui-ci fixait le tableau d'un air grave, les mains toujours enfoncées dans les poches de sa veste, les épaules légèrement voûtées, les mâchoires serrées. 


Comme rien ne semblait vouloir se passer, elle allait remettre la craie dans son sac, dépitée, quand soudain, la main de Ryo saisit son poignet pour interrompre son geste et lui voler subrepticement la craie. Surprise, elle le regarda s'avancer vers le tableau noir. Ignorant totalement Kaori, les yeux accrochés aux lettres blanches, Ryo tendit la main, traça un trait vertical puis une petite diagonale et une autre autre puis, il suspendit son geste, la main en l'air devant le tableau. Pas de doute, c'était un K. Était-il en train d'écrire Kaori ?  

— Ryo... murmura Kaori la voix étranglée par sa gorge nouée. Ryo, tu ...


Soudain la main de Ryo se referma sur la craie qui s'effrita en une fine poussière blanche. Il la laissa s'écouler entre ses doigts avant d'effacer d'un geste vif ce que Kaori venait d’écrire sans même qu'elle ait pu l'en empêcher.

— Raaa, j'arrive à rien. Pas la peine, ragea-t-il en se frottant hargneusement les mains. 


Sans la regarder, il tourna les talons, enfonça à nouveau les mains dans ses poches et partit en direction de la sortie, se fondant parmi les autres voyageurs anonymes de la gare. 


Interdite, Kaori examina quelques secondes les réminiscences laissées par la craie. Puis, avec la brosse accrochée au tableau, elle effaça soigneusement les sillons blancs, le cœur serré. Elle y avait à nouveau cru. Pendant quelques infimes lumineuses secondes, elle y avait cru. Elle prit une grande inspiration et regarda derrière elle, à la recherche de Ryo.


Heureusement, il était grand et elle aperçut de loin sa haute silhouette. Apparemment, il venait de s'arrêter devant le grand portique de l'entrée et l'attendait. Elle s'élança parmi la foule. Le vrai Ryo n'était pas réapparu mais au moins, le nouveau n'était pas parti sans elle. Il faut dire qu'il devait avoir peur de s'égarer.


Le trajet vers le café Cat's Eye se fit ensuite en silence. Kaori et Ryo marchaient légèrement distants l’un de l’autre, tous deux perdus dans leurs pensées. Chaque fois que Kaori s’était tournée vers lui , elle l'avait découvert dans la même position : tête baissée, mains dans les poches, épaules voûtées. Sans doute blessé par son impatience à le retrouver, il ne lui pardonnait certainement pas d'avoir été pressante et de l'avoir confronté à nouveau à son propre échec. 


De son côté, chaque fois que Ryo avait levé les yeux vers elle, se disant qu'il serait judicieux de relancer la conversation, il avait été retenu par son évidente froideur envers lui : elle marchait, tendue, droite comme la justice, regardant loin devant elle. Elle devait probablement lui en vouloir à mort de n’arriver à rien malgré tout ce qu'elle faisait pour lui.



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