Obsédé du présent et obsessions du passé

Chapitre 1 : Obsédé du présent et obsessions du passés

Chapitre final

5784 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 22/12/2023 23:31

Cette fanfiction participe au Défi d’écriture du forum Fanfictions .fr : Des fanfics sous le sapin - (novembre - décembre 2023).



La surprise se lut sur le visage de City Hunter. Chose rare, son expression désabusée avait mué : ses mâchoires avaient durci, ses sourcils s’étaient rétractés et ses yeux grands ouverts plongeaient profondément sur sa proie… ou sur le chasseur ? L’homme qui lui empoignait fermement les mains, tentant de le repousser, ne montrait pas un seul signe d’épuisement. Ryô, quant à lui, commençait à sentir dans son corps les affres de la faiblesse qui, irrémédiablement, appellent la mort. Comment en était-il arrivé là ? L’entrepôt désaffecté dans lequel on l’avait convié sentait le piège à plein nez, surtout pour un homme à l’odorat sans pareil, mais le piège et le danger faisaient partie intégrante de sa vie de chasseur. Tant et si bien que, noyé dans l’effluve du crime depuis toujours, il n’avait pas perçu celui de la défaite qui le guettait désormais. Seules l’avait obnubilé, depuis le début de cette journée, les réminiscences de la guerre qui le hantaient encore…


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« Ryôôôô ! Bon sang, où est passée l’enveloppe ?! Je jure que… Ryôôôô ! »


Le chasseur n’était pas fou. Son flair légendaire avait perçu le danger qui l’attendait. Une furie à toute épreuve, sanglante !...


« Ryyôô ! » hurla le fauve. 


Aussitôt le rugissement, le craquèlement des pas sur l’escalier en bois résonna dans l’appartement comme un avertissement : la couette ne protégerait pas sa proie… qui décida de relever la parure de son lit. Le temps lui manquait pour enfiler un pantalon. Il ouvrit d’un geste la fenêtre de sa chambre et sauta sur la canalisation verticale pour s’enfuir, bravant les rayons du soleil qui perçaient ses yeux à moitié fermés. La descente de l’immeuble lui aurait pris une éternité, sans assurance de réussite… Alors, plutôt que de risquer sa vie, l’homme apeuré passa simplement par la fenêtre du rez-de-chaussée de son duplex, avant de descendre les escaliers. Mais il avait sous-estimé l’animal, qui l’attendait déjà dans le fameux rez-de-chaussée…


« Ryôôô… soutint-elle d’un râle effrayant.


— Ka… Kaori ? Att… Attends, je peux tout t’expliquer ! Je n’ai pas fait disparaître l’argent, je ne suis pas un voleur ! »


La massue levée à son encontre ne trahissait pas le moindre signe d’hésitation.


« Je te promets, je l’ai dépensé pour une bonne cause ! »


La femme sous la massue levait un sourcil intrigué.


« Pour la bonne cause ?... s’interrogea-t-elle.


— Ou… Oui ! C’était l’anniversaire de Umibozû ! On est allés boire un verre !


— Tu… retient-elle, la rage dans le cœur. Tu… Tu as dépensé l’argent pour réparer la voiture dans l’alcool ?!


— C’était son anniversaire !


— Tu ne connais même pas sa date de naissance…


— Mais si enfin, nous sommes amis et…


— Ryôôô… »


L’immense massue virevolta dans les mains de sa maîtresse avant d’envoyer le goujat au fond du plancher, ajoutant aux dépenses automobiles les frais domestiques…


De toute évidence, Kaori avait la sensibilité du cygne et le caractère de l’ours des montagnes. Regrettant son geste, elle porta tant bien que mal Ryô jusqu’au canapé du salon, atteint d’un seul rayon de lumière qui traversait le rideau entrouvert. Elle déposa sur son front une serviette humide et s’engagea dans les tâches ménagères, le temps qu’il reprenne connaissance…


La cuisine, mijotant, nécessitait quelques surveillances ; le plancher, lui, quelques réparations urgentes… Mais il s’agissait en priorité de l’heure du courrier. La jeune femme, plus coquette qu’elle n’en avait l’air, détacha son tablier et réordonna ses cheveux avant de longer le couloir pour descendre jusqu’à la boite aux lettres devant la barre d’immeuble. Suivant le petit chemin en pavé comme à son habitude, elle se fixa ensuite face à la boîte qu’elle ouvrit, puis attrapa le courrier et les colis. Enfin, elle remonta dans le duplex de l’agence Saeba.


Ces actions a priori anecdotiques venaient de sceller le déroulé de la journée des deux partenaires. Kaori pénétra dans l’appartement et déposa sa charge sur la table de la petite cuisine. Un colis tentait de se cacher entre deux factures, trop épais pour rester inaperçu dans la pile de papiers. Elle l’examina attentivement sans parvenir à trouver un expéditeur, la seule certitude étant que l’adresse de destination était correcte. On pouvait lire sur le paquet, non pas « Ryô Saeba », mais « City Hunter ». Avec l’expérience, la jeune femme avait appris à reconnaître le danger, même si elle se jetait d’habitude à pieds joints dedans, cette fois, quelque chose semblait l’arrêter… Une inquiétude irraisonnée. Elle réveilla son partenaire à coups de… en l’appelant doucement dans son sommeil forcé duquel il émergea vite, preuve que la massue n’était finalement pas si lourde. La situation lui fut expliquée, puis il rejoignit la cuisine et examina le colis à son tour… Son flair ne lui annonçait rien qui vaille : ce fut exactement pour cela qu’il se décida.


« Ouvrons-le.


— Ou… oui », approuva timidement Kaori, calmée.


Lentement, le ruban à colis noir se déchira de part et d’autres. On aurait pu croire que cela se faisait dans la hâte, mais les mains du nettoyeur dessinaient des gestes habiles afin de ne pas effleurer le contenu potentiellement dangereux…


« C’est tout ? nota Kaori l’air étonné. Une lettre et un coffret ?...


— Hm… »


Ryô déplia le papier abîmé qui sentait… qui sentait une odeur puissante, inconnue, même pour son nez surentraîné. Pour le moment, son attention se portait sur le message.


« Cher City Hunter,


Je sais que tu as connu les affres de la guerre. Tu es un homme surentraîné, surhumain, habitué aux pires conditions du monde extérieur. Parmi tous ceux que j’ai suivis pendant mes longues années d’errance, tu es l’un des meilleurs. Je te veux à mes côtés. Toi qui, chaque jour, débarrasses le monde de la racaille qui le gangrène, tu es à même de faire naître un monde meilleur. Les gouvernements, la populace, les nobles, les pauvres, les marchands, les tueurs… Chaque strate de la société est parasitée par des individus essentiellement mauvais. La hiérarchisation est inutile. Les règles érigées et les forces qui les font respecter sont une entrave. Ce qui compte, c’est la liberté de vivre ensemble, la liberté d’améliorer les choses, la liberté de purifier le monde. Tu me désapprouves peut-être pour le moment, mais je sais que tu me comprends : tu as subi toutes les injustices du monde d’en haut et tu livres ta propre justice. Rejoins-moi à l’adresse indiquée et nous en discuterons. Je ne demande que cela : discuter. Tes choix ont des conséquences… En guise de ma bonne foi, tu trouveras ci-joint un cadeau des profondeurs. 


Marc Hoffner. »


« C’est un canular ?... réagit Ryô désabusé. Bah ! Marc, c’est un homme.


— Et c’est reparti…


— Je ne travaille pas pour les hommes. Il peut se brosser !


— Avant de débiter des âneries, regarde donc ce qu’il y a dans ce coffret, pervers de pacotille », appuie Kaori… désabusée par Ryô le désabusé. 


Elle attrapa le petit objet. On aurait pu croire qu’un bijou était posé à l’intérieur si la poussière ne recouvrait pas sa peinture effacée. Elle l’ouvrit doucement. Une sorte de petite fiole contenant un liquide vert trônait dans son emplacement, accompagnée d’une seringue. Sans qu’elle puisse exactement deviner les intentions de son camarade, Kaori aperçut son visage se refermer une fraction de seconde.


« Bah, jette ça ! Du parfum, et puis quoi encore. »


Il attrapa l’ensemble et le balança dans la poubelle de la cuisine.


« Ryô ! Tu es sûr de toi ? demanda-t-elle d’une voix à peine perceptible.


— Ne t’inquiète pas, je sais ce que je fais. »


Sur ces paroles, le chasseur fila par la porte de l’appartement. Avec toutes ces péripéties, il n’avait pas eu le temps de prendre son café matinal et, l’heure du déjeuner approchant, il s’agissait de la dernière occasion pour remédier à cet affront.


Le bar de l’établissement brillait toujours plus grâce aux efforts assidus du propriétaire. Il n’avait pas besoin de voir pour connaître sa routine sur le bout des doigts : nettoyer la machine à café, lustrer le bar, recaler les banquettes et les tables contre la baie vitrée… Et accueillir les clients dès que la clochette de la porte tintait. Le géant au crâne chauve et aux muscles saillants réagit instantanément à sa douce mélodie et aux pas qui s’avancèrent sur le carrelage.


« Tu es en retard.


— Bah ! Estime-toi heureux que je visite ton établissement, sinon tu n’aurais pas un seul client.


— Peuh. Tu manques simplement de goût, mes clients savent distinguer un bon café, eux. »


Les paroles s’arrêtèrent et seul régnait dans la pièce le bruit de la machine à café qui vrombissait. Le liquide d’un noir profond coulait tandis que Ryô prenait place au premier siège du bar, le plus proche de la porte, s’accoudant au meuble comme chaque matin. La façade vitrée laissait entrer la lumière qui réchauffait son dos voûté. Quelques secondes passèrent avant que le barman aveugle ne dépose devant lui une tasse fumante, puis que la machine ne cesse son brouhaha. Ryô but une maigre gorgée, évitant soigneusement la brûlure, et soupira.


« J’ai reçu un colis ce matin.


— Je ne suis pas ta ménagère, Ryô. Va donc jacter ailleurs, s’agaça le barman qui essuyait sa vaisselle.


— Il contenait une lettre, une fiole, et une seringue, enchaîna-t-il en ignorant les plaintes. Ça ressemblait à une drogue. »


Soudain, Falcon se crispa. Il arrêta son travail discontinu depuis deux heures. Ses yeux aveugles camouflés par ses lunettes noires s’ouvrirent par réflexe puis se refermèrent.


« Une drogue ? répéta-t-il.


— Il y avait un message avec, une sorte d’anarchiste mégalo. J’ai un mauvais pressentiment.


— Hm… »


L’ancien mercenaire avait déjà éprouvé maintes fois les « pressentiments » de City Hunter. Ils étaient rarement sans fondement. Surtout, ils étaient rarement de bon augure. Cependant, d’aussi loin qu’il pouvait s’en souvenir, aucun n’avait été plus rapide et plus expéditif que celui-ci. Un éclat de verre tomba au sol. Avant même que l’éclat ne touche terre, Ryô et Falcon se tournèrent l’un vers l’autre, l’oreille alertée par le bruit de la porte vitrée qui venait d’être percée. Les sens aux aguets après ce premier évènement, ils décelèrent tous deux la seconde balle qui frottait contre les bords du trou juste fait. Elle jouait de concert avec sa première comparse pour passer le blindage de verre. Les deux hommes sautèrent sur le côté, mais le projectile vint quand même écorcher la jambe tendue de Ryô, qui l’aidait alors dans son mouvement de propulsion. Ils reprirent appui puis coururent à l’arrière-boutique en passant derrière le bar, où ils étaient à l’abri grâce à l’épais mur qui séparait la salle de restauration du reste du petit bâtiment.


« Il n’est pas tout seul.


— Tu vas encore me devoir de l’argent, Ryô, précisa le barman en fouillant dans les cartons sur les étagères.


— Seulement si tu fais plus de ménage que moi.

— Peuh ! Ça ne devrait pas être difficile. »


City Hunter et Falcon s’entendirent sans un mot, et le premier fila par la porte arrière. Le géant se montra de nouveau au bar, bien en évidence. Il lustrait les tasses de café parfaitement alignées sur le meuble. Soudain, trois voitures débarquèrent en glissant sur l’asphalte. La petite rue calme croula bientôt sous le bruit des balles qui pleuvaient tel un crachin sur le bâtiment à l’allure fragile. Contrairement à précédemment, il ne s’agissait pas de snipers cachés loin dans la ville, mais de simples mitraillettes et pistolets. Les projectiles s’écrasaient contre la baie vitrée du Cat’s Eyes comme des caoutchoucs, même si peu à peu le verre commençait à céder sous la pression continue. Falcon s’assura que sa tasse soit bien sèche et brillante. Il la rangea dans le meuble devant lui, qui brillait tout autant, puis déclipsa la longue boîte en fer qu’il avait récupérée parmi les cartons. La poussière recouvrait le pauvre contenant abandonné… Cela ne seyait guère à la politique de son café, pensa-t-il. Il en sortit son bazooka comme on sort une fourchette d’un tiroir, puis mit en ligne de mire les imbéciles qui assaillaient le verre blindé sans réfléchir.


La confusion qui régnait ralentit nettement leurs temps de réaction. Ils continuaient à tirer jusqu’à ce que, soudain, un son se distingue des autres. Le support supérieur de la baie vitrée venait de lâcher. Falcon n’attendait que cela, et son ouïe ne le trahissait jamais. Il tira deux boulets en absorbant le contrecoup avec son énorme musculature, puis se baissa derrière le bar pour éviter les balles qui allaient surgir avant l’impact. Les explosions qui s’ensuivirent balayèrent les véhicules.


Pendant ce temps, City Hunter filait dans la ville. Le sniper n’était pas situé n’importe où. Il avait tiré de moins d’un kilomètre, face au café. La balle avait frotté le haut de sa jambe alors qu’elle était tendue depuis le tabouret, en diagonale, ce qui lui avait permis de se projeter loin sur le côté. Autrement dit, la balle elle-même avait été tirée en diagonale, d’un point légèrement surélevé. Personne ne dupait City Hunter sur son terrain.


« Pour qui tu travailles ? »


Le chasseur pointait déjà son .357 Magnum sur le crâne du tireur embusqué qui ne l’avait pas senti approcher.


« Tu n’as pas usurpé ta réputation. »


Une munition érafla l’épaule de l’agresseur accroupi et vint se loger dans le béton, entre ses deux jambes.


« Pour qui tu travailles ? répéta Ryô.


— Tu sais déjà pour qui je travaille. Il ne fallait pas rejeter sa proposition.


— Hoffner.


— Ah, tu as retenu son nom ! A l’écoute, tu avais l’air moins attentif.


— Ca ne servait à rien d’impliquer Kaori.


— Sur ce point, nous sommes d’accord. Nous ne sommes pas des terroristes. Tout ce que nous voulons, c’est ta coopération. »


L’homme se releva, toujours dans la visée de son interlocuteur. Sa casquette beige aux angles bien définis cachait ses cheveux. Une cicatrice longeait son cou à l’horizontale, jusqu’à quelques centimètres de sa gorge, qui dépassait à peine de l’épais manteau. Ses joues creusées appuyaient le regard fatigué qui se jetait droit devant lui.


« Toi aussi, t’es un ancien militaire, supposa Ryô.


— Un militaire ! s’amusa-t-il désabusé. Non. Je suis un partisan du monde intérieur.


— Du monde intérieur ?


— Cela ne t’intéresserait pas. Tout ce que tu dois savoir, c’est que, comme Marc, je prône la liberté.


— Tuer, ce n’est pas la liberté. C’est une prison dans laquelle on s’enferme, prévint City Hunter.


— Bah ! Pour une personne de la surface, c’est facile. Tu n’as pas connu la terreur.


— … Si vous vous en prenez à mes proches, je vous arrêterai, réitéra-t-il plus explicitement sans dévier les yeux.


— Je te l’ai dit, ce n’est pas notre but. Toi et tes proches êtes des gens respectables. Ce que nous voulons, c’est la liberté d’exister. La liberté de faire ce que nous désirons, précisa froidement l’homme.


— Alors, partez. Ne mêlez pas Shinjuku à tout cela.


— Tu es bien têtu… Pourtant, tu devrais comprendre. Tu as connu la guerre... »


Sans signe avant-coureur, le sniper enfonça vivement sa main dans la poche ouverte de son manteau puis en tira une petite fiole qu’il balança sur Ryô. La cible comprit immédiatement qu’il s’agissait d’une sorte de toxine. Il décida de ne pas tirer dessus, par peur de la voir s’enflammer. Il décala simplement sa jambe sur le côté pour l’éviter mais, avant que le récipient ne parvienne jusqu’à lui, l’assaillant sortit un pistolet d’appoint et détruit la fiole à sa place. Le liquide verdâtre gicla sur Ryô qui se protégea vainement avec son bras. La peur s’estompa rapidement dès lors qu’il constata que ce n’était ni une substance inflammable, ni un acide. Il dégaina à nouveau son magnum et enclencha son mouvement pour relever l’arme à hauteur de tir.


« Tu as connu la guerre… et la poussière d’ange. »


Soudain, la blessure à la jambe de Ryô se réveilla. Le liquide avait coulé dessus et réagissait à l’enduit de la balle qui l’avait touché précédemment.


« Ce sont des mascarades. La poussière d’ange, une drogue ? Je te l’ai dit : tu ne connais pas la terreur, City Hunter. »


Un mal de crâne violent l’empoigna. C’était comme si sa jambe était enragée, qu’elle l’extorquait à tuer d’un côté, et qu’elle allait exploser de l’autre. Il s’agenouilla. Des hallucinations commencèrent à le prendre.


« Tant pis, tu vas comprendre par la force. »


Le chasseur avait plus de résilience que son interlocuteur ne le croyait. Avant d’être aspiré dans les vapes, il finit de relever son arme et tira une balle dans chacun des bras du sniper, surpris. Ce dernier hurla : ce fut la dernière vision de Ryô qui finit par s’évanouir.


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« Allô ?


— Falcon, ça va ?


— Oui, ça va, répondit nonchalamment le barman.


— Tu n’aurais pas vu Ryô ?... Il n’est pas rentré depuis ce midi… On devait manger ensemble, il m’a dit qu’il passait au café avant.


— Hm. Il est passé. L’ahuri m’a dit qu’il allait profiter des plaisirs de Shinjuku.


— Quooiii ?! Il va m’entendre le … ! dit-elle calmement, en posant élégamment et délicatement le téléphone sur le plancher.


— Elle a raccroché. Hm… » resta-t-il silencieux comme à son habitude.


Ryô se débattait mentalement. Autant son esprit assailli que son corps restreint ne supportaient pas leurs conditions respectives et tentaient de s’en défaire. Après une longue bataille, il reprit conscience. Son premier réflexe fut de tirer ses paupières collées. Il sentait d’ores et déjà ses mains attachées dans son dos, et ses jambes liées à une espèce de chaise.


« Tu reprends conscience, Saeba Ryô. »


La voix ne lui évoqua rien. Son corps arrêta ses mouvements irrationnels qui lui venaient de ses rêves profonds, puis ses yeux s’ouvrir enfin.


« Conscience… 


— Oui, tu étais inconscient.


— Moi, inconscient ? » répéta-t-il.


Depuis combien de temps cela ne lui était-il pas arrivé ? Le chasseur, constamment sur ses gardes, avait relâché ses sens pendant une période prolongée, se laissant lui et ses proches sans défense. Cette fois, on ne pouvait pas appeler ça un jeu ou une dispute innocente, comme avec Kaori. Il avait perdu le contrôle.


« Mais te voilà revenu à toi. Es-tu prêt à m’écouter, désormais ? »


L’écouter ? Le brouillard qui enveloppait la mémoire de Ryô se dissipa. Il se souvint de la réception du colis, de la fusillade au café, de son altercation avec le sniper. Les détails se mélangeaient encore, mais une chose était claire.


« Vous m’avez drogué.


— Drogué ? rit-il. Drogué, dis-tu ! Tu ne sais pas ce qu’est la drogue. Tu n’as pas connu la terreur.


— Votre subordonné disait ça lui aussi. Subordonné ?... Vous êtes… Hoffner… Marc Hoffner, réapprit-il.


— City Hunter est surprenant. La résistance de ton esprit est exceptionnelle... »


Il attrapa dans la poche de sa veste une fiole contenant un liquide verdâtre, qu’il déposa sur un plateau devant Ryô. Contrairement à son acolyte, ce bandit-là était enclin aux explications.


« Voici l’ADAM. Une évolution scientifique révolutionnaire qui guérit les blessures et offre des possibilités infinies. Mais la substance a un gros défaut : elle est addictive. Les changements corporels qu’elle implique détruisent le corps de l’intérieur et personne ne peut s’en échapper indéfiniment. »


City Hunter restait silencieux. Même privé de ses mouvements, il ne paniquait pas. Il écoutait attentivement la personne qui avait souhaité le rencontrer. Marc ne lui avait pas semblé dénué de sens. Il l’intriguait autant que l’ADAM qu’il lui présentait. L’homme d’une cinquantaine d’années était amputé d’un bras, simplement vêtu : un pantalon de soie, un pull ; les cheveux courts rabattus avec élégance, et l’œil bien ouvert.


« Cet ADAM-là… Voilà la vraie terreur ! Crois-moi si tu en as envie, mais je viens d’une cité engloutie dans l’océan, isolée du monde. Là-bas, l’ADAM a créé des choses qui ne devraient pas exister, des horreurs indicibles. Pire encore d’être coincé sous l’eau avec ces choses, un espoir infime de survie au bord des lèvres…


— Où voulez-vous en venir ? rétorqua calmement Ryô.


— Excellente question ! Tu as lu ma lettre, n’est-ce pas ?


— … Oui. La lettre… Je m’en souviens.


— Cela fait vingt ans que je parcours le monde. Je cherche deux choses, l’une au service de l’autre. D’abord, j’essaie de débarrasser l’ADAM de ses effets pervers. Je veux sauver la cité engloutie… si je pouvais y arriver un jour. Surtout, je veux contribuer au monde. J’ai vu ce que la mauvaise liberté fait aux hommes : j’ai vite appris qu’elle n’était pas pire que la meilleure des sociétés, qui met au pouvoir des engeances infâmes.


— Bah. Je ne suis pas un fan de politique. Je comprends votre projet, mais je ne peux pas y prendre part. »


Marc rit.


« Soit ! Tu as vécu beaucoup de choses : la guerre, les drogues, la perte… Je te suis depuis plus longtemps que tu ne le crois. Tu fais déjà à petite échelle ce que je veux faire à grande échelle : débarrasser le monde de la vermine. Tu es jeune. Pourquoi refuser ? » insista-t-il sans hausser le ton, réordonnant son pull sur ses hanches.


Ryô marqua une pause. L’entrepôt dans lequel il avait été emmené était très simple. Quelques conteneurs occupaient l’espace, mais la pièce restait fondamentalement petite. A priori, difficile de s’y cacher.


« J’ai des gens à protéger, annonça-t-il sur un ton trop honnête qui ne lui plaisait habituellement pas. J’ai une famille, un quartier, qui m’ont sauvé de qui j’étais. Vous savez ce que j’ai subi. C’est pour ça que vous m’avez mis en surveillance, vous pensiez que j’approuverais votre idéal.


— Et tu n’approuves pas ? demanda Marc de façon rhétorique.


— … Pas vos méthodes. 


— Ce sont les mêmes que les tiennes !


— Exactement. Côtoyer la mort corrompt les hommes. Vous dites que l’ADAM est la terreur, mais vous l’utilisez.


— Nous l’utilisons ?


— Je vois déjà la mort au quotidien. Si je répandais la… Ryô déglutit, la poussière d’ange… Je ne me le pardonnerai pas. »


 Makimura ne me le pardonnerait pas.


« Nous n’utilisons pas l’ADAM ! Je ne me le pardonnerai pas non plus ! s’exclama Marc. Je suis avant tout un scientifique. On m’a rapporté que tu avais subi les premiers effets de l’ADAM à cause d’une fiole qui avait explosé. Crois-moi, ce n’était pas volontaire. Et pardonne-nous… Cela dit, je reste ferme dans mes convictions et je réitère ma proposition : rejoins-nous. »


Ryô marqua une pause. Il frémit alors d’un couperet pire que celui de la drogue : celui de la trahison.


« Qui vous a dit que ce n’était pas volontaire ? »


Soudain, les sens du chasseur se réveillèrent. Un bruit inaudible pour un humain lambda lui parvint : le gémissement paradoxal d’un silencieux. Il poussa la chaise de tout son corps pour basculer en avant, puis décala sa masse sur le côté. Elle pivota et poussa le plateau, puis balaya les jambes de Marc qui tomba à la renverse. Une balle presque muette et invisible fila au-dessus de lui pour aller se loger dans le mur de la pièce, un peu plus loin. Le choc n’était pas parvenu aux oreilles du chef du groupe qui se débattait alors avec la douleur de sa chute. Il fallait croire que le chasseur avait commis une erreur de jugement : se cacher parmi les conteneurs n’avait rien d’insurmontable.


« Hm… C’est ta réponse, City Hunter ?... réagit Marc essayant de se relever.


— Mettez-vous à l’abri ! »


Ryô fit rapidement pivoter la chaise sur le sol grâce à de petits sauts maladroits et poussa à nouveau le plateau en fer pour qu’il protège les deux hommes à terre. Une seconde balle vint fendre l’air et se planter de justesse dans leur nouveau bouclier. Sur le long terme, la solution n’allait pas s’avérer très utile, mais Marc sursauta. Il venait de comprendre qu’un tireur embusqué attentait à sa vie. Il sortit de sous sa ceinture un Smith&Wesson Model 29 qu’il dégaina sans attendre.


« Attention ! » cria Ryô.


Le troisième tir de l’ennemi fut décalé de quelques centièmes de secondes. L’étonnement l’avait retardé : comment City Hunter avait-il fait pour deviner l’instant du coup de feu tout en regardant dans sa direction, sans même qu’il n’ait eu lieu ?!


« Hm, vous avez l’oreille… » le félicita Hoffner.


Ce dernier enclencha son arme. L’intrus ne pouvait plus s’enfuir.


« Rends-toi ! Le hangar est cerné par mes hommes.


— Ah ! Etes-vous sûr qu’il s’agit toujours de vos hommes ?! remarqua l’assaillant depuis le coin de la pièce, allongé sur un conteneur en hauteur.


— Tsss… J’aurais dû m’en douter.


— Hoffner, derrière vous ! » prévint Ryô.


Le soi-disant scientifique se baissa pour esquiver le tir et eut le seul réflexe à avoir. Il déclencha son S&W sur la corde qui retenait les mains de son invité, faisant passer le projectile entre les poignets. City Hunter attrapa sa propre arme et libéra immédiatement ses jambes. Il esquiva la prochaine balle du tireur surélevé grâce à une roulade sur le côté qui lui permit de trouver un angle d’attaque. Le .357 Magnum perça les mains de son adversaire dans l’instant qui suivit et le fit lâcher son pistolet.


« Arrête-toi ! »


La voix venait de derrière lui. Il s’apprêtait à enchaîner, mais obéit instinctivement. Le sniper qui l’avait agressé auparavant tenait Hoffner en otage. Ryô aurait très bien pu le neutraliser ; cependant, des réponses s’imposaient.


« I-Isaac ?... C’était toi ?... Pourquoi ?...


— Réfléchissez. C’est vous, le génie. Vous ne faites que ça, réfléchir.


— Je ne fais que ça… Oui… Tu n’as jamais été très « pacifique ». La fin justifie les moyens, n’est-ce pas ?


— Vous ne le pensez pas ? rétorqua le sniper à la balafre.


— Non… Lorsqu’on a vécu ce que j’ai vécu, on ne peut plus le penser, assura Marc sans trembler, malgré le revolver sur sa tempe.


— Isaac… C’est votre nom ? Relâchez-le, indiqua patiemment Ryô.


— Et vous… Vous ne le pensez pas ? A jouer les justiciers avec votre pistolet.


— Isaac, n’implique pas cet homme ! L’ADAM n’est pas la solution. C’est le problème.


— Ah, vous avez perdu de vue vos idéaux ! « La liberté à tout prix ! » L’ADAM est un outil.


— Tu n’étais pas à Rapture. Qu’importe ce que je pourrais te raconter…


— Oui… Vous êtes un lâche, et ma prise de pouvoirs se solde apparemment par un échec… Voyons si vous avez raison… »


Le rebelle retira l’arme de la tempe de son chef. Il le poussa violemment sur City Hunter d’une main et attrapa un flacon jaunâtre de l’autre, qu’il s’empressa d’avaler. Enfin, le traître se jeta sur les deux hommes. Ryô écarta Hoffner et bloqua Isaac avec son corps. Le rescapé de Rapture perdit en partie l’équilibre. Il tomba volontairement à terre et resta figé au sol. Le liquide jaune transparaissait à travers la peau de son ancien ami, remplaçant une partie de son sang : son génome se réécrivait lentement mais sûrement. Le fou ne savait pas ce qu’il faisait… Marc, tétanisé, subissait les réminiscences de ses propres enfers.


Le chasseur constatait de son corps la puissance de l’ADAM et de ses dérivés. Le flacon avalé par Isaac avait décuplé sa résistance. L’homme qui lui empoignait fermement les mains, tentant de le repousser, ne montrait pas un seul signe d’épuisement. Ryô, quant à lui, commençait à sentir dans son corps les affres de la faiblesse qui, irrémédiablement, appellent la mort. Malgré sa stature bien plus imposante, il ne parvenait pas à le repousser ni même à articuler un mot. Pire encore, ses épaules lui semblaient crouler sous les poignes monstrueuses de son ennemi. Il sentait que s’il lâchait pour attraper son Magnum, même un centième de seconde, ses os seraient broyés sous les effets de la substance.


« Alors, « City Hunter » ?! Voilà la vraie force ! » s’enorgueillit Isaac.


Le vantard, d’un éclat de puissance, encastra Ryô dans le mur de l’entrepôt. Marc se releva ensuite sans hâte, le faciès inexpressif. Il saisit son S&W et s’approcha des deux surhommes. Son esprit paraissait hors d’atteinte, happé dans une myriade de souvenirs.


« Que… Que fais-tu, Marc ?... » demanda son compatriote d’une voix déformée.


Le survivant de la cité engloutie ne répondit pas. Il n’avait plus qu’une seule chose à faire.


« Ci… City Hunter ?! Lâche-moi ! ordonna-t-il d’un ton rauque, animal. »


Malgré toute sa force, Isaac ne parvenait pas à se libérer des poignes fermement maintenues sur ses épaules, pas plus que Ryô qui n’avait pas su s’en défaire non plus.


Marc planta son pistolet sur la tempe d’Isaac.


« L’ADAM te tuera plus lentement que moi. Je ne t’en veux pas. Ne m’en veux pas non plus, mon ami. Adieu. »


Une larme orpheline émergea de l’œil du scientifique. Il rétracta la gâchette, et une dernière balle sans âme perça la tête de son ancien compagnon. Il tomba à terre. S’ensuivirent le chasseur de Shinjuku et Marc, chacun pour des raisons différentes.


« Pardonne-moi également, Saeba Ryô. Je n’aurais pas dû te mêler à tout ça.


— Arrêtez de vous morfondre. Vos autres subordonnés ne sont pas là à essayer de vous tuer. Donc ils croient en vos idéaux : devenez plus fort pour eux… »


Marc rit, fébrile.


« Je suppose qu’il faut voir le positif dans chaque situation. Tu es un guerrier : ça n’est pas mon cas. Je ferai simplement de mon mieux pour libérer tous les hommes. »


Ryô se releva, rangeant son pistolet dans son étui. Une douleur lui lança l’épaule un instant. Etait-ce une douleur physique, ou Makimura qui le sermonnait pour ses mots abrupts ?


« Tâchez simplement de ne plus vous en prendre à mes proches, et nous ne nous reverrons sûrement jamais. Si d’aventure vous avez besoin d’aide, envoyez-moi plutôt une femme… Une jolie jeune femme ! J’accepterai sûrement sa requête. »


Il partit ainsi, laissant la scène telle qu’elle était.


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De retour à l’appartement…


« Ryôôôô… Où étais-tu passé, vicelard du crime ?!


— Hein ?


— Encore à traîner dans les quartiers réservés aux adultes !


— Mais, je suis adulte ! »


Il marqua un silence.


« Attends, ce n’est pas ce que je voulais dire !


— Tu vas tâter de ma massue ! »


*BANG*

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