Savoir affronter ses peurs
Il ouvrit les yeux. La première chose qu’il vit, ce fut du bleu. Une immensité de bleu. Mais ce n’était rien d’autre que le ciel. Néanmoins, l’air était chargé de… quelque chose. Quelque chose qu’il n’arrivait pas à saisir, comme si rien n’était à sa place. Etrange.
Il sentit quelque chose lui chatouiller la paume des mains. Il était allongé de tout son long sur le sol, les bras le long du corps. Il releva légèrement la tête et n’aperçut qu’une vaste étendue d’herbe à perte de vue. Pas un arbre, pas une maison, pas un immeuble, rien que de l’herbe toute verte. Il se demandait comment il avait fait pour atterrir ici. Sa mémoire était comme fragmentée, brisée en plusieurs petits morceaux qu’il n’arrivait pas à saisir et à recoller entre eux. Impossible de se rappeler de ce qui précédait son réveil. Pourtant, il aurait dû se souvenir… Se souvenir d’une chose très importante même.
Toujours allongé à même le sol, il constata qu’il n’y avait personne autour de lui et le seul bruit qui lui parvenait était celui de sa propre respiration. Il n’entendait même pas le souffle du vent, comme si tout était immobile. De plus en plus étrange…
Soudain, il sentit quelque chose bouger contre son bras droit. Une chose vivante. Doucement, il tourna la tête afin de voir ce que c’était. Il se figea. Un serpent ondulait sur le sol contre lui et se dirigeait vers ses pieds. Il était long, deux mètres environ et brun, strié de bandes plus claires.
Ces sales bestioles vicieuses lui fichaient une peur bleue. Mais, il se devait de rester calme, de ne faire aucun mouvement brusque. Avec un peu de chance, le reptile allait passer son chemin et ne l’aurait même pas vu. Il pourrait alors se redresser et s’éloigner le plus possible de l’affreuse bête. Oui, il allait faire ça. Rester calme…
Mais, c’était sans compter un deuxième serpent qui vint s’enrouler autour de sa cheville. Une peur glacée commença à le gagner et l’envie de se redresser d’un bond et de s’enfuir à toutes jambes le taraudait. Il prit une profonde inspiration afin de calmer son estomac noué et son cœur qui cognait bien trop fort dans sa poitrine. Il reposa son crâne dans l’herbe afin que ses yeux échappent à cette vision d’horreur.
Ces serpents et leurs corps froids étaient parvenus à faire ressurgir un mauvais souvenir. Il avait quoi ? Sept ou huit ans à l’époque, pas beaucoup plus. Evidemment, ce n’était pas les serpents qui manquaient au beau milieu de la jungle dans laquelle il avait grandi.
Ce jour-là, il était épuisé, il marchait depuis des heures vers une destination inconnue, des gouttes de sueur lui coulaient dans les yeux et ses habits lui collaient à la peau. L’arme qu’il tenait entre ses mains lui paraissait de plus en plus lourde et il se demandait si ses jambes pourraient le porter encore longtemps. Il avait entendu un bruissement tout près de lui et lorsqu’il s’était retourné, un serpent l’avait attaqué, caché jusque-là par les fourrés que Ryo venait de traverser. Il se souvenait de la stupeur mêlée à la douleur. Il n’avait rien vu venir. Les crocs du serpent s’étaient profondément enfoncés dans la chair de sa main, laissant deux traces bien distinctes. Il avait reculé avec un petit cri et le serpent était partit, ondulant tel une vague sur le sol.
La douleur avait été insupportable durant plusieurs jours pendant lesquels il avait vu son poignet gonfler à vue d’œil. Il avait eu beaucoup de fièvre et était resté alité pendant quelques semaines. Le doc l’avait veillé et avait utilisé tout ce qui était en son pouvoir pour le guérir, lui affirmant une fois remit sur pied qu’il aurait pu en mourir.
Depuis ce jour, il faisait tout pour éviter ces sales bestioles. Elles lui ramenaient ce douloureux souvenirs en mémoire dès qu’il en apercevait une.
Un troisième reptile siffla près de son oreille. Il retint tant bien que mal un sursaut et bloqua son souffle. Mais d’où est-ce que tous ces serpents sortaient à la fin ?! Pourquoi ne les avait-il pas vu plus tôt ? Sa peur grimpa en flèche. Ne pas paniquer, surtout pas.
Bien, qu’avait-il autour de lui ? Doucement, il jeta un coup d’œil aux alentours en bougeant sa tête le moins possible. Il n’y avait strictement rien. Il était toujours aussi seul, personne pour le sortir de ce pétrin. Il évalua les chances de s’en sortir. Elles frôlaient toutes le zéro.
Mais qu’est-ce que tout cela signifiait ? C’était forcément quelqu’un avait dû lui faire une mauvaise farce. Ou pire encore : quelqu’un qui lui en voulait à mort. Pourtant, il sentait au fond de lui que c’était autre chose. Une autre raison l’avait fait atterrir ici, au milieu de nulle part. Mais il n’arrivait pas à se souvenir…
Peu importe, le plus important pour le moment était de réussir à rester en vie. D’autres serpents étaient apparus tout autour de lui, faisant monter un peu plus son angoisse. L’un des reptiles ondula sur le sol près de sa tête et passa sur son cou comme s’il ne l’avait pas vu. Il sentit la peau du serpent contre la sienne et son corps froid frôler son menton. Un long frisson remonta le long de sa colonne vertébrale et il retint un cri de peur. Il y en avait partout maintenant. Sur ses jambes, ses bras, son torse, près de son visage et lorsqu’il put relever légèrement la tête, il se rendit compte qu’à la place de l’herbe, il n’y avait plus que des serpents. Des serpents à perte de vue.
Il avait son arme sur lui. Il la sentait sous le tissu de sa veste à sa place dans son holster. Peut-être qu’en faisant doucement, très doucement remonter sa main le long de son torse, il pourrait l’attraper et tirer en l’air. Alors, les serpents s’en iraient ayant peur du bruit que ferait son arme. Ou au contraire, ils se mettraient à le mordre dans un instinct de survie afin de se protéger. De toute façon, il n’avait plus vraiment le choix. C’était soit ça, soit il ne faisait rien et il finirait par étouffer sous la masse de serpents qui s’amoncelait de plus en plus sur lui.
Mais, à peine avait-il amorcé le moindre geste, qu’un serpent claqua des mâchoires près de son oreille. C’en était trop. Il sursauta violemment et pris de panique, il se releva précipitamment. Des crocs brillèrent à la lumière du soleil. Il sortit son arme et réussi à abattre quelques serpents qui s’apprêtaient à lui mordre les mollets. Puis il courut. Il écrasa des serpents sous ses pieds, en abattit quelques autres mais ses munitions n’étaient pas illimitées.
Il aperçut enfin un peu plus loin un coin d’herbe sans aucune trace de serpent. Il s’y rendit précipitamment, en trébuchant presque. Puis il se retourna en fit face à la masse de serpent qui rampait vers lui en clanquant des mâchoires et en sifflant.
Tout ceci n’est pas réel…
Ryo se redressa. D’où lui venait cette voix ? De lui-même ? Et comment s’était-il retrouvé ici ? « Tu as jusqu’au lever du soleil… » Il fronça les sourcils et leva la tête vers le ciel. Pas de soleil en vue. Rien qu’un ciel bleu éclatant même pas perturbé par quelques nuages. Etrange. Pourquoi le soleil n’était-il pas à sa place alors qu’il y voyait comme en plein jour ?
Tout ceci n’est pas réel…
Il resta un instant encore concentré sur le ciel et sur cette dernière pensée. Il devait se sortir de là. Mais la solution n’était pas la fuite. Et il devait faire vite. Son temps était limité, il le savait. Il avait « jusqu’au lever du soleil sinon »… Sinon quoi ? Il ne savait plus…
Il reporta à nouveau son attention sur les serpents qui se rapprochaient dangereusement. Ils l’encerclaient de toute part, mordant peu à peu sur son carré d’herbe qui lui restait. Bientôt, ils allaient être à ses pieds. Mais il n’avait nulle part où fuir de toute façon. Quelques fragments de souvenirs refirent surface. Une ruelle, une ombre, du brouillard… ça n’avait aucun sens !
Tout ceci n’est pas réel…
Il se laissa tomber à genoux et calma les battements de son cœur. Il devait faire face. C’était le seul moyen de s’en sortir, il en était convaincu. Et s’il se trompait ? Et s’il mourrait après s’être fait mordre ?
Il se concentra sur sa respiration. Une inspiration, une expiration. Une inspiration, une expiration…
Enfin, un serpent, le plus gros de tous, se détacha des autres et se tortilla sur ses congénères. Arrivé au niveau de Ryo, il se redressa de toute sa hauteur et le contempla de ses yeux verts fendillés d’une pupille noire. Ryo arrêta de respirer et même de cligner des yeux priant pour avoir fait le bon choix. Au bout d’une interminable seconde, le reptile ouvrit sa gueule et Ryo put voir deux grands crochets qui scintillèrent à la lumière du jour. Plusieurs secondes passèrent sans que ni l’homme ni le serpent ne bouge. Puis ce dernier fondit sur sa proie.
Ryo ferma brusquement les yeux par réflexe et attendit la morsure, chassant toute peur de son esprit. Sentant que rien ne se passait, il laissa quelques secondes s’écouler avant de finir par ouvrir prudemment ses paupières. Plus aucune trace de serpent. Il souffla, soulagé mais son nœud à l’estomac ne se défit par pour autant. Mauvais signe…
Le décor s’était transformé : il n’était plus à genoux sur un sol recouvert d’herbe mais sur une moquette bleue et râpeuse. Il jeta de petits coups d’œil autour de lui, à la recherche d’éventuels serpents mais ils semblaient avoir tous disparus. Il examina les lieux découvrit des sièges de part et d’autre d’une allée. Il se releva complétement et se crispa lorsqu’il se rendit compte de l’endroit où il se trouvait. Un avion. Il se trouvait à bord d’un avion !
Tous les sièges étaient vides, aucune trace de présence humaine. Il s’agrippa fermement à l’un des dossiers. Il préférait encore se trouver au milieu de serpents venimeux à choisir plutôt que ça ! Il devait absolument réfléchir et ne pas se laisser dominer par la panique.
— Il y a quelqu’un ? cria-t-il.
Ce fut le silence qui lui répondit, renforçant un peu plus son angoisse. Il regarda par l’un des hublots et aperçut le ciel… et les nuages juste en dessous des ailes de l’avion. Il se trouvait donc en plein vol pour ne rien arranger.
Il avait des fourmis dans les doigts et il sentait son cœur s’affoler. « Bon sang, ressaisis-toi Ryo » se reprit-il. Tout allait bien pour le moment, aucun danger en vue. Il s’autorisa quelques secondes de répit pour respirer.
Rien n’est réel…
Toujours cette même litanie. Argh ! Pourquoi ce genre de chose n’arrivait qu’à lui ?
« Réfléchis, Ryo. De quoi te souviens-tu ? » Il lui fallut une minute pour se rappeler qu’il devait faire face et qu’il n’avait pas tout le temps qu’il désirait. Mais faire face à quoi ? La panique lui avait fait oublier. Oublier quoi ? Il soupira. Au moins, toutes ces questions – aussi angoissantes soient-elles – lui avaient fait oublier pendant un instant l’endroit dans lequel il se trouvait.
S’efforçant de garder toute son anxiété à distance, il avisa l’avant de l’avion. Souvenirs ou pas, c’était là qu’il devait se rendre. Il trouverait forcément un pilote et un co-pilote.
Mais, alors qu’il se dirigeait vers le cockpit, il sentit une brusque secousse agiter l’avion. Il s’accrocha de nouveau au premier siège venu. Quelque chose n’allait pas. Il le sentait, c’était exactement comme tout à l’heure avec les serpents. Les serpents…
Les alarmes résonnèrent et les masques à oxygènes se déployèrent au-dessus des sièges.
L’avion prenait de la vitesse et chutait droit dans le vide. La structure et les sièges tremblaient sous la vitesse que prenait l’engin. Ryo sentit le sang quitter son visage. Il devait faire quelque chose et vite. Il se rua à l’intérieur du cockpit, près à voir ce qui n’allait pas. C’est avec effarement qu’il découvrit qu’il n’y avait personne aux commandes de l’avion.
« Non, ce n’est pas possible » murmura-t-il. Comment l’avion avait-il fait pour se retrouver dans les airs s’il n’y avait personne à son commandement ? La situation empirait de seconde en seconde, il ne savait pas piloter un avion. Il n’avait aucune chance de s’en sortir.
Les sirènes hurlaient toujours et lui vrillaient les tympans. Il avait de plus en plus de mal à respirer et une peur immense le tétanisa. Il allait mourir dans un accident d’avion. Au moins, la boucle était bouclée…
Il regardait avec effroi le sol se rapprocher dangereusement sans qu’il puisse y faire quoi que ce soit. Le ciel se confondait avec la terre dans un drôle de mélange de bleu et de vert. Et le soleil… Quel soleil ? Il n’était nulle part ! Le souvenir était là, à portée de main mais il n’arrivait pas à le saisir. De toute façon il n’arrivait plus à réfléchir, la panique ayant gagnée chaque cellule de son corps.
Au moment où l’avion allait percuter le sol, il se couvrit le visage de ses bras, dans un geste de protection illusoire.
Le silence se fit, les alarmes s’éteignirent et il n’y eut aucun bruit prouvant que l’avion avait touché le sol. Était-il mort ?
Il enleva les bras de sa tête et se redressa. Il laissa la stupéfaction le gagner. Qu’est-ce que tout ça signifiait ? Il était toujours dans l’avion, entre les rangées de fauteuils… planant au-dessus de la terre ferme.
Il était tellement surpris que c’est à peine s’il prit conscience que l’avion chutait à nouveau vers le sol. Il s’agrippa aux sièges sentant son estomac se soulever avec la chute. Était-il condamné à revivre cet instant encore et encore dans la terreur la plus totale ? Non. Il ne devait pas avoir peur. Parce que rien n’était réel. Et s’il avait peur, il allait perdre du temps et après, il serait trop tard. Trop tard pour quoi ?
Il laissa donc la peur de côté. Il ferma les yeux et ignora les alarmes assourdissantes. Ses doigts s’enfoncèrent dans le tissus du siège auquel il était agrippé.
Rien n’est réel.
Il se répéta cette phrase en boucle dans sa tête, comme pour chercher à se convaincre. Le front plissé, il réussit à se persuader que rien ne pourrait lui arriver. Il n’était pas mort la première fois que l’avion avait chuté vers le sol, alors il n’allait pas mourir maintenant.
Mais ce n’était pas ça qui le perturbait le plus. C’était d’autres souvenirs, plus lointain qui voulaient remonter à la surface. Des souvenirs qui lui rappelaient la peur de cet instant où tout avait basculé. Il ne savait pas s’il inventait tout ça mais il bloqua ses pensées dans un coin de sa tête alors que l’avion continuait sa chute.
Enfin, il y eu une brusque secousse qui l’éjecta au sol et il sentit l’air se vider de ses poumons. Il resta immobile de longues secondes. Et si ce qu’il allait découvrir était pire que d’être dans un avion ? Il n’était pas sûr d’avoir très envie de savoir.
L’air était lourd, il sentait une fine pellicule de sueur recouvrir son front. Il souffla pour se donner du courage et alors, il ouvrit les yeux.