Savoir affronter ses peurs
Ryo marchait seul dans les rues de Tokyo. Il paraissait de mauvaise humeur, les mains enfoncées dans ses poches. Une moue contrariée étirait ses lèvres alors qu’il grommelait à intervalles réguliers dans sa barbe.
Une soirée entre amoureux, une soirée entre amoureux… Je t’en ficherai moi des soirées entre amoureux l’Amerloque ! Alors que cette nuit promettait d’être exceptionnelle : bar, bunnies et fête – comme tous les soirs – voilà que cette saleté de Mick lui avait claqué la porte au nez en déclarant qu’il avait promis une soirée à Kazue.
Lui poser un lapin pareil pour le laisser se retrouver seul comme un crétin, non mais pour qui il se prenait ? Alors certes, apparemment, lors de leur dernière virée, Kazue en avait voulu à Mick. Ils étaient totalement ivres tous les deux et ils avaient fait un boucan pas possible en rentrant chez eux à l’aube. Ryo aussi d’ailleurs s’était mangé une massue encore plus lourde que toutes les autres comme punition. Mais pour se racheter, Mick avait promis une petite soirée à Kazue, laissant Ryo de son côté.
Oh ! Et puis, tant pis pour lui ! Il n’avait pas besoin de Mick pour faire la fête. Il pouvait très bien se passer de lui et faire la tournée des bars seul.
Une ombre s’abattit sur son cœur face à ce dernier mot. Et aussitôt, son esprit dériva vers Kaori qu’il avait laissé chez eux. Elle était seule également, comme tous les soirs en ce moment. Pourquoi la fuyait-il ainsi ?
Il se secoua. Ce n’était pas le moment de divaguer. C’était surtout l’heure de faire la fête !
D’un pas plus vif, il prit la direction de Kabukicho. Revigoré, il fit mentalement la liste des endroits où il allait pouvoir se rendre ce soir. Et cette fois, il n’y aurait pas de Mick pour lui voler ses conquêtes. Cette soirée allait être à son avantage !
Il s’engagea dans une petite rue déserte qui faisait office de raccourci et qui lui permettrait d’être plus rapidement sur les lieux de tous ses déboires. Cette ruelle n’était pas vraiment fréquentable : des sacs-poubelle remplis de déchets traînaient sur le sol, le bitume était craquelé par endroit et les murs s’effritaient de chaque côté. Mais il n’en avait que faire, ce n’était pas ça qui allait l’arrêter !
Trop plongé dans ses pensées libidineuses, il ne s’aperçut pas immédiatement de la brume épaisse qui recouvrait la ruelle. Il s’arrêta de baver lorsque le brouillard l’empêcha de voir à plus de deux mètres devant lui. Plus il avançait, plus ce voile opaque s’épaississait. Il fit encore quelques pas avant de s’arrêter, incrédule.
Il tendit la main et battit l’air devant lui comme s’il voulait écarter ce rideau épais de son chemin, ce qui fut inutile puisque rien ne bougea. La nuit enveloppait tout et il savait cette ruelle mal éclairée, mais de là à ne plus rien voir…
Il voulut faire demi-tour mais le brouillard semblait encore plus épais derrière lui. Rien de tout ça n’était normal, cette grisaille s’était levée bien trop vite. Celle-ci paraissait tout engloutir sur son passage. Même les sons de la ville avaient disparu et le seul bruit qui parvenait jusqu’à Ryo était celui de sa propre respiration.
Puisqu’il ne pouvait pas s’agir d’une action naturelle, c’était forcément quelqu’un qui était sur le coup. Mais qui avait fait ça ? Et pourquoi ?
Loin de s’apeurer, Ryo haussa les épaules face à ce phénomène surréel et décida qu’il valait mieux poursuivre sa route. Mais au bout de quelques mètres, il trébucha sur…quelque chose. Même en plissant les yeux il n’arrivait pas à voir de quoi il s’agissait. D’ailleurs, il n’apercevait plus du tout ses pieds sous cette brume grandissante. Il contourna l’obstacle, quel qu’il soit et continua sa route. Mais il devait bien l’admettre, cette purée de pois commençait à le perturber.
L’air semblait s’être rafraichi brutalement et l’humidité rendait ses habits lourds. Et il avait de plus en plus de mal à respirer. Comme si l’oxygène avait une consistance et devait se frayer un chemin jusqu’à ses poumons. Il porta une main à sa poitrine et s’arrêta pour respirer profondément.
Cette ruelle n’était pas si longue, il aurait dû être sorti depuis longtemps et déboucher sur l’artère principale de Kabukicho. Il prit une dernière inspiration et sans plus réfléchir, il se mit à courir pour échapper à ce voile épais qui paraissait peser de tout son poids sur ses épaules. Son souffle n’était plus qu’un mince filait désormais et s’amenuisait à chacun de ses pas. Cette fois, il reconnaissait qu’il paniquait carrément.
Brusquement, une forme sombre apparut devant lui. Il ne l’avait pas vu arriver à cause du brouillard. Il ne s’aperçut que trop tard de sa présence et lui rentra dedans. Une morsure glacée lui traversa tout le corps tandis qu’il s’écroulait sur le sol. Les muscles raidis par le froid, il fut parcouru de frissons incontrôlables pendant de longues secondes. C’était quoi ça ? Un glaçon géant ?
Il plissa de nouveau les yeux pour tenter de discerner l’ombre gelée à quelques pas de lui. L’air s’éclaircit légèrement pour lui laisser voir… Quoi au juste ? La chose semblait flotter au-dessus du sol. Et n’avait qu’une vague forme humaine…
— Qui êtes-vous ? demanda Ryo, reprenant son souffle.
Il fut surpris du son que produisit sa voix. Il n’y avait aucun écho, comme si l’air avait englouti chacune des syllabes qu’il avait prononcées.
La silhouette bougea brusquement, comme si elle venait de recevoir un électrochoc. Elle ondula de gauche à droite et Ryo en profita pour se remettre debout.
Les poings serrés, le corps légèrement fléchi, il scruta l’ombre et se para à une éventuelle attaque. Il tenta de discerner une aura, une autre personne mais il n’y avait rien. Comme si ce truc lui-même n’était qu’une… coquille vide. Cette apparition n’était pas vivante. Ce n’était probablement qu’un coup monté par une crapule du quartier.
Il soupira et au mépris de toute prudence, il tourna le dos à la silhouette sombre et continua son chemin. Il n’allait pas se laisser intimider par quelques tours de passe-passe.
Mais l’ombre le rattrapa et se plaça sur son chemin. Le brouillard s’était suffisamment éclairci pour qu’il puisse discerner une forme fantomatique recouverte d’une espèce de drap noir qui venait frôler le sol. La tête de cette…chose était recouverte par une capuche de telle sorte à ce que Ryo ne puisse pas distinguer ses traits. Mais le plus étrange, c’était que la silhouette flottait vraiment au-dessus du sol. Elle n’avait ni pied ni patte ou quoi que ce soit qui pourrait la faire tenir debout.
Ryo tenta d’apercevoir des fils accrochés au drap noir mais la brume était encore trop épaisse. S’il n’avait pas été si pressé de retrouver ses petites bunnies adorées, il aurait pris le temps de se moquer de cette mascarade.
Il fit un pas sur le côté pour la contourner mais la chose suivit son mouvement. Il allait finir par perdre patience.
— La plaisanterie a assez duré, cria-t-il autour de lui. Montre-toi.
Rien ne bougea. Il faisait toujours aussi froid et sa respiration formait des petits nuages. Ryo se gratta l’arrière de la tête en se demandant comment il allait se sortir de ce pétrin. Il avait prévu une soirée, il n’allait pas laisser un gamin farceur tout gâcher quand même !
— Bon, moi j’y vais. Et si tu me retiens encore, j’emploierai les grands moyens, prévint-il.
— Si j’étais toi, je ne ferais pas ça.
Ryo se tourna vers la source de la voix… qui s’avéra être l’ombre elle-même. Il haussa les sourcils.
— Ok, je reconnais que c’est bien fait le brouillard, le spectre qui parle et tout… Mais j’ai des personnes à aller retrouver. Des femmes pour être plus exact et qui n’attendent que moi, alors…
Il fit un pas en avant mais le spectre ne bougea pas. Il fit un autre pas et l’ombre tendit un doigt pâle, noueux et crochu vers lui. Il lui effleura la poitrine et Ryo ressenti un froid intense là où le spectre l’avait frôlé. Il frissonna à nouveau.
Il se redressa et attendit que l’ombre fasse un nouveau mouvement pour attaquer mais elle resta parfaitement immobile.
— Qui es-tu ? demanda-t-il.
— Et toi, qui es-tu Ryo Saeba ? Qui es-tu réellement ? lui retourna le spectre.
La voix était spectrale et résonnait entre les murs de la ruelle contrairement à la sienne.
De plus en plus décontenancé, Ryo tenta de garder son sang-froid. Comment était-il censé réagir face à un spectre qui parlait, qui connaissait son nom, qui répandait un froid glacial et qui ne dégageait aucune aura ?
Il secoua la tête. Allons, cette chose n’était pas réelle et était seulement une bonne farce arrangée par une personne, il devait bien l’avouer, plutôt talentueuse.
— Tu ne sembles pas croire en mon existence… fit le spectre. Tu devrais pourtant.
— Excuse-moi de te le dire, mais tu ne fais pas trop réel. Je veux bien croire aux fantômes, à l’Enfer, au monstre du Loch Ness mais sûrement pas à une sorte d’épouvantail qui parle et qui gesticule dans tous les sens. Et puis cette question, là : « Et toi Ryo Saeba ? Qui es-tu réellement ? » On se croirait dans un film où le héros doit accomplir une quête personnelle. C’est quoi la prochaine étape ? Tu vas me dire que tu es un extraterrestre, c’est ça ?
L’ombre abaissa son doigt et se redressa de toute sa hauteur. Ainsi, il dépassait largement Ryo d’une bonne tête. De quoi en impressionner plus d’un. Mais pas le nettoyeur. Il mit les mains dans ses poches, attendant sa réponse.
— Qualifie-moi de ce que tu voudras, je suis venu spécialement pour toi ce soir. Alors, réponds à une de mes questions : de quoi as-tu le plus peur Ryo Saeba ?
— C’est une question sérieuse ? Venant d’un truc volant comme toi ?
Et il se mit à rire bruyamment en se tapant les cuisses. De mieux en mieux. Bientôt, il allait lui annoncer qu’il devait sauver le monde.
Le spectre s’agita.
— Réponds !
— D’accord, d’accord. Je vais répondre, laisse-moi deux minutes…
Une main sur le menton, une autre sur sa hanche, il fit semblant de réfléchir.
— Qu’il n’y ait plus aucune jolie fille à séduire sur terre ! s’exclama-t-il, fier de lui, en tendant son index en l’air.
Si le fantôme avait pu soupirer, c’était ce qu’il aurait fait. Au lieu de ça, il s’approcha encore plus de Ryo et il fut si près, que le nettoyeur pu sentir le froid qui s’en dégageait.
— En es-tu sûr ? demanda-t-il.
— Euh…
Ryo essaya de garder un esprit rationnel. Il tentait toujours de détecter une autre présence dans la ruelle, en vain. Et maintenant que le spectre était assez proche, il aurait dû voir les fils qui le maintenaient. Or, il n’y avait absolument rien.
Comme si l’apparition avait pu entendre ses pensées, elle déclara :
— Il n’y a personne d’autre ici.
Ryo ne se laissa pas démonter. Il y avait forcément une explication. Peut-être avec des aimants, un champ électromagnétique ou bien…
— Alors ? Quelle est ta réponse ? fit le spectre, coupant ses réflexions.
Ryo prit un air bête.
— Ma réponse à quelle question déjà ?
L’ombre tomba à la renverse. Elle se releva tant bien que mal en tremblant de rage.
— De quoi. As-tu. Le plus. Peur ? assena-t-elle.
— Oh ça…
Ryo se gratta le bout du nez en réfléchissant. De quoi avait-il le plus peur ? Comme s’il pouvait le savoir… Si le spectre connaissait le nombre de fois où il avait eu peur au cours de sa vie… Il avait eu peur pour sa propre vie mais aussi pour celle de toutes les personnes qui lui étaient chères… Une silhouette se dessina dans son esprit.
— Oh ! Je crois que nous tenons quelque chose. Tu aurais peur pour elle ?
Ce truc lisait vraiment dans ses pensées ! Comment était-ce possible ? Néanmoins, dans le bénéfice du doute, Ryo resta impassible. Hors de question que le spectre sache qu’il avait visé juste. Il s’efforça de relâcher ses épaules et d’afficher une expression bête.
— De qui tu veux parler ? Je connais tellement de femmes qu’il va falloir être plus précis. Mais, si une jolie femme est en détresse, je vais tout de suite lui porter secours !
Il bomba le torse dans une allure digne d’un superhéros.
— Je voulais parler d’elle, répliqua le fantôme sans se départir de son air lugubre… Aurais-tu peur pour elle ?
Le spectre tendit une main décharnée en direction d’un point derrière Ryo. Ce dernier se retourna vivement et fouilla le brouillard du regard. La brume se dissipa légèrement pour laisser entrevoir une silhouette. Une silhouette que Ryo ne connaissait que trop bien.
— Kaori…
Malgré lui, ce murmure à peine audible lui avait échappé. Enfin, elle apparut totalement, le visage inexpressif, ses bras retombant le long de son corps.
Ryo resta figé un court instant, son sang figé dans ses veines. Elle l’avait suivi ? Comment…
Il courut vers elle mais aussitôt, l’image se dissipa pour n’être plus qu’une illusion.
— Qu’est-ce que ça signifie ? voulut savoir Ryo en se tournant vers le spectre, les yeux écarquillés. Où est-elle ?
L’ombre s’approcha de lui en flottant et expliqua :
— Maintenant, tu es prêt…
— Prêt pour quoi ?
Mais il ne donna pas plus d’explication.
Le brouillard s’épaissit et s’assombrit pour ne laisser place qu’à une obscurité totale. Ryo ne percevait du spectre plus que ce froid glacial qui s’insérait jusque dans ses os. Le souffle court, il resserra ses bras autour de lui.
Il essayait de garder un esprit calme et rationnel, en vain. Il ne comprenait pas. Il ne comprenait pas comment une telle chose était possible. Et Kaori ? Est-ce que ça n’était vraiment qu’une image qui lui était apparue ? Son esprit lui jouait-il des tours dans ce brouillard glacial ? Et pourquoi cette mascarade ? Pourquoi toute cette mise en scène à la fin ?
La voix spectrale s’éleva dans l’air gelé :
— Tu vas devoir faire face à tes propres peurs, Ryo Saeba. Tu as jusqu’au lever du soleil pour les affronter.
Ryo resta une seconde silencieux, perplexe. Qu’est-ce que tout cela signifiait encore ? Comment pouvait-il « affronter ses peurs » ? Pourtant, une seule question sortit de sa bouche :
— Et si je n’arrive pas à m’en sortir d’ici la fin de la nuit ?
— Tu resteras à jamais leur prisonnier.
— Le prisonnier de qui ?
Mais ses derniers mots furent noyés dans un bruit déchirant. On aurait dit le tonnerre. Le sol se déroba sous ses pieds et dans un cri de surprise qu’il ne put retenir, il tomba vers un inconnu infini.