Pour trouver les bonnes réponses...
— Le jour de mes vingt ans, commença Kaori, j’ai eu un accident, un très grave accident. J’ai été grièvement blessée, en particulier à l’abdomen.
En disant cela, elle porta ses mains à son ventre, où seule une cicatrice restait. Elle entendait encore les freins de la voiture qui s’étaient enclenchés, la tôle qui s’était froissée, puis plus rien. Et lorsqu’elle s’était réveillée, il n’y avait plus qu’une douleur terrible qui maintenait son corps cloué au lit. Tous ces os cassés, ces blessures, ces opérations qu’elle a subies… C’était un miracle qu’elle puisse encore tenir debout aujourd’hui. Elle secoua la tête pour effacer le souvenir encore trop vivace malgré tout ce temps.
— Après plusieurs mois à l’hôpital et une fois rétablit, j’ai pu retourner à mon travail. J’étais vraiment heureuse de pouvoir retrouver une vie à peu près normale même si je savais que l’accident avait laissé des traces indélébiles. Et puis un jour, j’ai rencontré quelqu’un. Il me faisait rire, il était gentil et attentionné et il a su me redonner goût à la vie, jusqu’à ce que…
Ses mains tremblaient lorsqu’elle but une gorgée de son thé. Elle reposa sa tasse et Ryo se retint de les prendre entre les siennes pour la rassurer. Lorsqu’elle reprit son récit, sa voix tressautait légèrement.
— On se connaissait depuis trois ans, on s’est marié et on a voulu avoir un enfant. Mais on a découvert que les séquelles de mon accident étaient plus graves qu’on ne l’imaginait et on a appris que je ne pourrais pas tomber enceinte. Jamais je ne pourrais porter d’enfant. Ça été une période…difficile… Mais je l’avais lui et je pensais qu’on finirait par s’en sortir tous les deux, ensemble… Alors, un jour, j’ai proposé l’adoption. C’était la seule possibilité qui nous restait si on voulait avoir un enfant. Mais il s’est énervé. Jamais je ne l’avais vu comme ça. Il a dit que s’il avait un enfant se serait de lui et pas d’un inconnu. J’ai voulu le faire changer d’avis, j’ai insisté et… il a fini par dire que tout ça était ma faute… Que j’étais une bonne à rien incapable de mettre un enfant au monde. J’étais tellement stupéfaite que je n’ai pas réagi. Un peu plus tard, il s’est excusé et a expliqué qu’il était sur les nerfs. Il m’a dit qu’a aucun moment il ne voulait me faire du mal. Je lui ai pardonné parce qu’à cette époque, je me disais que ça pouvait arriver à tout le monde de dire des choses que l’on ne pense pas...
Elle s’arrêta, elle avait besoin de faire une pause. Elle avait le regard vague, au loin et terriblement douloureux. Ryo ne savait pas quoi faire ni quoi dire pour la réconforter, tout ce qu’il ressentait, c’était une colère sourde qui l’envahissait peu à peu. Il se concentra sur elle, sur Kaori, qui triturait sa bague qu’elle portait à la main droite. La même bague que lui avait confié Hideyuki avant de mourir… Sa colère fut légèrement remplacée par un brin de nostalgie face à ce passé perdu.
— Mais, il a recommencé à m’insulter, reprit Kaori. A dire que je ne servais à rien, que c’était peut-être mieux qu’on n’ait pas d’enfant parce que j’aurais été une mauvaise mère… Puis il s’est attaqué à mon physique, il a dit que j’avais les cheveux trop courts, que j’étais trop grosse, que je devrais m’habiller autrement, que je ne ressemblais à rien… Et un jour… un jour alors que j’avais cherché à me défendre de ses paroles blessantes, il m’a frappé. Je crois que je me souviendrais toujours de son regard à ce moment-là. C’était un regard noir rempli de haine. Il avait les traits déformés par la colère et son visage que je trouvais si séduisant autrefois n’avait plus rien de beau. J’ai longtemps pleuré après ça. Je me demandais ce que j’avais fait de mal, ce qui n’allait pas chez moi… Je me suis beaucoup remise en question. J’ai tout fait pour être une parfaite épouse, pour qu’il soit fier de moi mais ça ne marchait jamais. Malgré tous mes efforts, ses accès de colère sont devenus de plus en plus fréquent. Avec le temps, il est devenu de plus en plus malin et de plus en plus perfide. Vivre à ses côtés était devenu un enfer. Un enfer dont je ne savais pas comment m’échapper. Je mourais à petit feu. Je ne réagissais plus, j’étais une coquille vide. Avant de le rencontrer, j’aurais tout fait pour m’échapper de cette emprise qui me paralysait. Mais j’étais tombée amoureuse de lui…et j’étais complètement aveuglée… Un jour, j’étais au bout du rouleau, il venait de recommencer, il s’était énervé pour trois fois rien et il avait fait preuve d’une violence comme je ne lui en avais jamais connu... J’ai erré dans la ville comme un fantôme et je suis tombée sur le tableau des messages de la gare de Shinjuku. J’avais entendu la légende qui disait qu’il suffisait d’écrire XYZ pour que City Hunter vienne à votre secours. Mais je ne l’ai pas fait.
— Pourquoi ? demanda Ryo, je t’aurais protégé de ce salopard.
Kaori le fixa et aperçu toute la colère dans les yeux de l’homme en face d’elle. Elle en fut touchée, bien qu’elle ne sache pas pourquoi.
— Je n’ai pas pu, continua-t-elle, j’aurais voulu que vous le fassiez souffrir autant qu’il m’a fait souffrir. Mais c’était contraire à mon métier. Je soignais les gens, quels qu’ils soient et non le contraire… Je me suis effondrée au milieu de la foule, le cœur en miette et lorsque je me suis réveillée, j’étais à l’hôpital. Ma sœur était près de moi et dès que je l’ai vu, je lui ai tout raconté. Je ne supportais plus la vie que je menais, je voulais en finir. On est allé voir la police, une enquête a été engagé et malheureusement, elle n’a abouti à rien. Nous n’avions aucune preuve, c’était sa parole contre la mienne et évidemment il a tout nié en bloc… Alors, nous avons décidé avec Sayuri de prendre un nouveau départ. Je voulais qu’elle accepte la proposition qu’elle avait reçu pour aller travailler à New York mais elle a refusé, prétextant que j’étais beaucoup plus importante que n’importe quel travail. Ma sœur a toujours été là, jusqu’au bout, sans elle je ne m’en serais jamais sorti… On est donc venu s’installer ici et depuis j’essaie de me reconstruire, de réapprendre à vivre.
Ryo était stupéfait. Il s’était attendu à tout sauf à ça. Elle avait tellement souffert, et il se rendait compte maintenant qu’elle avait tellement changé. La Kaori combattante, courageuse, têtue, qui savait tenir tête au pire des yakuzas, mais aussi la Kaori heureuse de vivre, qui apportait le bonheur autour d’elle avait disparu. Il eut l’impression que la photo dans sa poche le brûlait à travers le tissu de sa veste. Une photo pleine d’insouciance et de lumière.
— Ce n’était apparemment, pas l’homme de ma vie, conclut Kaori. Il parait que chaque personne ici sur terre à une personne qui lui est destinée quelque part. J’avais envie d’y croire mais maintenant…
Elle resta un long moment silencieuse, perdue dans ses pensées. Ryo ne fit rien pour rompre ce silence. Jamais il ne s’était senti aussi impuissant. Si seulement il pouvait effacer tout ce qu’elle avait vécu. Si seulement tout pouvait redevenir comme avant.
Puis, Kaori releva la tête et le fixa à nouveau d’un air sévère et lui dit :
— Alors maintenant que vous savez tous, arrêtez de dire que vous me connaissez. J’espère que vous êtes satisfait. Vous pouvez vous en aller maintenant.
— Non ! s’exclama Ryo.
Il fut lui-même surpris par la force de son cri. Kaori sursauta légèrement et écarquilla les yeux. Ryo se dépêcha de lui expliquer avant qu’elle ne lui échappe :
— Je te connais Kaori… Je sais que quand tu t’énerves, tu as tendance à utiliser un peu trop la massue. Tu cuisines très mal mais tu t’améliores pour faire plaisir à ceux que tu aimes. Tes fleurs préférées sont les œillets blancs, tu as une peur bleue des fantômes et tu aimes aussi bien regarder de vieux films de guerre que des comédies romantiques. La bague que tu portes, ta sœur à exactement la même. Elle vous vient de votre mère qui souhaitait que vous deveniez des jeunes femmes comme les autres et heureuses.
A court d’arguments, il se tut et contempla sa réaction en retenant sa respiration. Kaori recula sur sa chaise, complétement abasourdi par tout ce qu’il venait de dire et qui n’était rien d’autre que la vérité. Comment pouvait-il savoir tout ça ? Et pour la bague ? Seul sa sœur et elle étaient au courant.
— Qui êtes-vous ? articula-t-elle, légèrement effrayée. Peu importe… Je dois m’en aller !
Précipitamment elle prit son sac, laissa quelques pièces sur la table et se dirigea à toute vitesse vers la sortie. Ryo l’interpela afin de la retenir mais voyant que rien n’y faisait, il se précipita à sa suite. Il la rattrapa dans la rue et il lui prit le bras pour l’arrêter.
— Kaori, attends…
— Lâchez-moi, ordonna-t-elle.
Ils se firent face pendant quelques instants, se fixant d’un air de défi pour savoir qui allait lâcher en premier.
— Tout va bien madame ? fit une voix derrière eux.
Ils virent s’approcher un officier de police qui jetait des regards suspicieux dans la direction de Ryo. Kaori releva son menton et ne répondit que lorsque Ryo la relâcha.
— Oui, tout va bien, ne vous en faites pas.
Le policier s’éloigna, pas tout à fait convaincu. La pluie s’était calmée, ne restait plus que le bitume luisant d’eau et le ciel toujours gris au-dessus de leurs têtes. Kaori serra son sac dans ses mains et attendit qu’il se prononce. Voyant qu’il ne réagissait pas elle menaça :
— Soit vous me racontez tous, soit vous continuez de vous taire soi-disant parce que je ne peux pas vous croire. Dans le deuxième cas, je m’en vais et si vous cherchez encore à me retenir, j’appelle l’agent de police qui est là-bas.
Ryo soupira en se passant une main dans les cheveux. Il n’avait plus le choix. Ce n’était pas du tout comme ça qu’il avait prévu le déroulement des évènements. Tant pis si elle ne le croyait pas, il n’y avait pas d’autres solutions. Il ne se voyait pas avoir fait tout ça pour rien. Les poings serrés au fond de ses poches, il fixa un point au loin.
— J’avais un partenaire, commença-t-il, il s’appelait Hideyuki Makimura et il travaillait pour la police. Avant de mourir, il m’a confié sa sœur en me demandant de la protéger. Elle est restée avec moi et a pris la place de son frère. J’ai tout fait pour l’éloigner, de ce monde qui était le mien et qui n’était pas fait pour elle. Mais elle est restée, malgré tout. Même lorsqu’elle a appris mon passé, lorsqu’elle a vu mes défauts, elle n’a jamais failli. Elle m’a donné une date d’anniversaire, elle m’a… rendu meilleur.
Kaori le contemplait, radoucie cette fois et elle le laissa finir.
— Ça fait plus de sept ans qu’on est partenaire maintenant, sept ans… Mais il y a un peu plus de deux jours je me suis réveillé et elle n’était plus là. Elle s’est volatilisée. Lorsque j’ai demandé à ses amis où elle était, ils m’ont répondu qu’il ne la connaissait, qu’il ne savait pas qui elle était. Personne ne la connaissait. J’ai cru que j’étais devenu fou ou que j’avais tout rêvé mais…
Tout à coup, il lui prit les mains et plongea son regard dans le sien.
— Mais j’ai finis par la retrouver. Je t’ai retrouvé Kaori.
Elle ne chercha même pas à se dégager. Son cerveau refusait de comprendre.
— Si je sais tout ça sur toi, c’est parce que tu étais ma partenaire. Pendant sept ans.
Les lèvres légèrement entrouvertes, le regard vide, elle n’arrivait pas à assimiler ce qu’elle venait d’entendre. La partenaire de cet homme ? Pendant sept ans ? Non. Impossible. Ses sept dernières années à elle sont remplies de douleur et de désespoir. Ces sept années pendant lesquelles parfois, elle aurait préféré être morte dans l’accident plutôt que d’avoir à continuer à vivre.
Revenant à elle, Kaori secoua la tête. Il ne pouvait s’agir que d’une farce destinée à lui faire perdre pied. Dans une seconde, l’homme en face d’elle s’exclamerait qu’il l’avait bien eu et que ce n’était qu’un coup monté de la caméra cachée ou quelque chose comme ça. Mais en relevant la tête, elle vit qu’il disait la vérité, aussi fou que cela puisse paraître. Il y avait cette étincelle dans son regard, sa façon de serrer doucement ses doigts qui ne laissait aucune place au doute. Il n’y avait pas de caméra cachée.
— Je sais, avoua-t-il, ça peut paraître bizarre mais il faut me croire Kaori.
— Je vous crois, murmura-t-elle pour toute réponse.
Ces trois petits mots lui avaient échappés sans qu’elle ne s’en rende compte. Elle était distante, comme hors de son corps tandis que son esprit superposait le récit de cette homme à ce qu’elle avait vécu et à toutes ces épreuves traversées pendant sept ans.
— Et qu’est-ce que vous attendez de moi ? renchérit-elle au bout d’un moment.
Qu’attendait-il d’elle ? Que cherchait-il en venant la retrouver ici ? La vérité bien sûr ainsi qu’un désir de comprendre ce qui se passait mais… Mais il y avait autre chose. Il ne se voyait pas la laisser. Il ne se voyait pas l’abandonner et lui dire adieux pour toujours. Il était tellement heureux qu’elle le croit, ça tenait du miracle. Alors, pour la suite, tout était encore possible. Il pouvait rester avec elle, elle pouvait venir avec lui. Il la protègerait. Il ne laisserait plus jamais l’homme avec qui elle avait vécu pendant toutes ces années s’approcher d’elle. Tout était encore possible…
Ses pensées devait s’afficher sur son visage car Kaori écarquilla les yeux. Elle se dépêcha de répondre :
— Ryo, je suis désolé mais je ne peux pas. Je ne peux pas rester avec vous et refaire confiance à un homme, il est encore trop tôt pour que je réapprenne à aimer quelqu’un. La femme forte que vous avez décrit, la Kaori que vous connaissez n’existe plus. Je ne me sens pas prête à supporter vos démons en plus des miens. Je suis désolée.
Elle se dégagea doucement et lui tourna le dos. Elle se força à faire un pas puis un autre. Elle avait par deux fois, tout recommencé à zéro. Elle ne pouvait pas tout redémarrer une troisième fois et avec un inconnu qui plus est. C’était au-dessus de ses forces.
Ryo la contemplait s’éloigner, hébété. Ça ne pouvait pas finir comme ça, impossible. Il devait faire quelque chose. « Pour trouver les bonnes réponses il faut savoir poser les bonnes questions ». La question qu’il s’était toujours posée surgit brusquement.
— Malgré tout ce que tu as vécu… est-ce que tu es heureuse ?
La sempiternelle question qu’il n’avait cesser de se poser. Serait-elle plus heureuse avec lui ou loin de lui ? Il avait fini par croire que s’était bien ainsi, tel qu’ils étaient, mais finalement, la question était toujours revenue, toujours la même. Et là, il avait enfin la possibilité de connaître la réponse.
Kaori se tourna à moitié vers lui, réfléchit un instant et lui répondit :
— J’ai été heureuse. J’ai grandi avec ma mère qui m’aimait et ma sœur, sur qui j’ai toujours pu compter et qui est toujours là pour moi quoi qu’il arrive. Mais après… ce qui est arrivé, je dois avouer que j’envie la Kaori que vous connaissez. Même si ça ne doit pas toujours être facile d’être City Hunter.
Elle eut un pâle sourire et souffla :
— Adieu Ryo.
Celui-ci la regarda s’éloigner, tellement fragile et pourtant tellement forte à la fois. Une nouvelle bourrasque souffla faisant voler quelques feuilles. Les gens continuaient de vivre autour de lui, de vaquer à leurs activités. Et lui ne bougeait pas. Il n’en avait pas envie.
Un rayon de soleil perça à travers les nuages et illumina la rue d’une lueur dorée. Il leva la tête vers le ciel mais aucun rayon de soleil ne pouvait venir réchauffer le froid qui s’était formé au fond de lui.
Soudain, il ressentit une présence à ses côtés. Sayuri… Au bout d’un long silence elle lui avoua :
— J’espère qu’un jour elle pourra à nouveau être heureuse.
Ryo hocha la tête. Lui aussi l’espérait vraiment.
— Je suis désolé de vous avoir dérangé, s’excusa-t-il. Je vais m’en aller mais si vous avez besoin de quoi que ce soit, vous pouvez m’appeler.
Il lui tendit un petit morceau de papier avec un numéro de téléphone griffonné dessus à la hâte. Elle le prit et le glissa dans son sac.
— Je n’y manquerais pas.
Devant le silence qui persistait, Sayuri choisit de s’en aller sans dire un seul mot. Mais tout à coup, elle s’arrêta et lança par-dessus son épaule :
— Au fait, vous pouvez garder la photo.
Ryo sourit et se demanda comment elle pouvait savoir. Elle l’avait peut-être aperçu qui en train de prendre la photo. Ou bien elle avait eu de l’intuition. Quoiqu’il en soit, elle venait de lui faire un beau cadeau…
A contre-cœur, il reconnut que sa présence était devenue inutile ici. Il retrouva sa mini un peu plus loin couverte de gouttes de pluies et mit le moteur en route. Lentement, il démarra et prit la direction de ce qui avait été autrefois son chez-lui.