Entretien avec un Chasseur
Mon interlocuteur pioche de nouveau dans mes cigarettes, sans même plus me demander mon avis, en allume une et énumère sur ses doigts :
- "Donc, si je comprends bien : Saeko et Hideyuki enquêtaient sur une affaire de corruption et -paf- il se fait assassiner en pleine rue. Ensuite, Saeko, fille du préfet de police est mise à pied car elle est faussement accusée de corruption. Sa sœur, Reïka, commence à enquêter car elle est ancienne flic et détective privé et se fait du mouron pour sa frangine. Et Kaori a disparu de la circulation et son âme revient dans son appartement car elle n'est ni morte ni vivante ?"
- "Oui, c'est ça. Vous avez résumé les grandes lignes."
Il s'adosse à sa chaise, apparemment abasourdi par la portée de l'affaire, observant la fumée de cigarette monter vers le plafond :
- "Bah merde alors ..."
- "Comment ça, merde alors ?"
Il se redresse et commence à expliquer son idée, véritablement passionné par cette histoire :
- "Bah, je veux dire ... Et Kaori alors ? Je me demande comment elle s'est retrouvée mêlée à tout ça ... Qu'est-ce qu'elle avait à voir avec des flics corrompus ? Elle était au courant d'un truc ? Elle a vu quelque chose et les méchants s'en sont pris à elle ? Vous avez pu l'aider ? Elle est encore en vie ? Et aussi ..." Il se penche vers moi et me lorgne avec un sourire en coin : "Elle avait l'air sacrément jalouse et vous ne semblez pas indifférent quand vous parlez d'elle ... Est-ce que elle et vous ..."
Je l'interromps en levant la main :
- "Hou là, hou là, doucement, mon gars, chaque chose en son temps ..." J'attrape une cigarette avant de poursuivre : "D'abord, je vais vous raconter ma rencontre avec Saeko. Parce que chez elle aussi, une petite surprise m'attendait ..."
- "Ah oui ? Quoi ? Elle était une âme errante, elle aussi ?"
- "Non, elle était et elle est toujours bien vivante d'ailleurs. Même si quand nous nous sommes rencontrés, elle était presque anéantie par le chagrin, humiliée d'avoir été si facilement mise sur la touche, et surtout en colère de ne pouvoir venger la mort de son partenaire. Elle n'avait rien d'une âme errante ou d'un fantôme, croyez-moi. Enfin, pas elle, en tous cas ..."
Je souffle la fumée de ma cigarette pour dissimuler mon émotion à mon binoclard. Le souvenir de notre rencontre à Saeko et moi me serre toujours un peu le cœur car son chagrin avait été tellement visible à ce moment-là.
- "Ma surprise, c'est tout simplement qu'elle vivait avec un fantôme ..."
- "Ohhhhh ... Hideyuki ?"
- "Yep .... En personne ... En un sens, sa présence a facilité certaines choses. Et en même temps, ça les a rendues un peu compliquées ..."
***
La femme qui m'ouvrit la porte ne ressemblait plus à la photo de l'article de journal de mes souvenirs et cela me fit l'effet d'un coup de poignard dans le cœur. Des cheveux ternes et fatigués encadraient un visage aux joues creusées et blêmes. Des cernes gris soulignaient ses yeux d'un bleu étrange, presque violacé, qui auraient été magnifiques s'ils n'avaient pas été aussi tristes et vides. Elle portait un peignoir sans forme, gris délavé qui la rendait plus pâle encore, et je ne pus me retenir de plisser le nez : elle sentait la sueur, le renfermé et la pizza froide.
Saeko, l'ancienne inspectrice au charme dévastateur, celle qui, selon sa sœur, mettait tous les hommes à ses pieds, qui était toujours froide, belle et déterminée, tirée à quatre épingles même quand elle n'allait pas au travail, cette femme décrite par Reïka n'était vraisemblablement plus que l'ombre d'elle-même. J'avais du mal à croire que celle qui se tenait devant moi était bien celle qui avait réveillé mon anatomie masculine quelques semaines plus tôt en lisant simplement mon journal.
Elle me mesura de la tête aux pieds et des pieds à la tête puis me lança, méprisante et agressive :
- "Voulez quoi ?"
Je notai que son haleine empestait le whisky à plein nez alors qu'il était à peine deux heures de l'après-midi quand je sonnai chez elle.
- "Je viens de la part de Reïka."
J'avais décidé de ne pas lui mentir car j'avais l'impression de déjà la connaître. Je sentais, derrière son chagrin, que son âme de guerrière ne demandait qu'à reprendre le dessus, assoiffée de vengeance et prête à en découdre. J'avais su en quelques secondes que je ne gagnerais absolument rien en lui racontant des mensonges.
- "Qu'elle s'occupe de ses oignons, ça me fera des vacances." Répliqua-t-elle, hargneuse, en faisant mine de refermer derrière elle.
Je passai alors mon pied dans l'encoignure de la porte et la bloquai. Elle sursauta et passa la main rapidement dans son dos pour dégainer un petit revolver argenté, très féminin, un Smith et Wesson calibre 38, crosse en acajou, parfaitement bien entretenu. Mais j'avais moi-même dégainé, plus vite qu'elle et je pointai sur son arme, mon Colt Python 357 Magnum, parfaitement entretenu également et chargé de balles en argent, en cas de rencontres impromptues avec un loup-garou ou un vampire.
Mais ce n'était ni un loup-garou ni un vampire que je rencontrai de manière inattendue.
Vers le fond de la pièce, dans la pénombre d'un rideau à moitié tiré, je distinguai une silhouette masculine. Assez grand, les épaules basses, de grandes lunettes, les cheveux en bataille, il se tenait dans un coin et nous observait, visiblement intrigué. Pas inquiet du tout, alors que nous étions devant lui, nous menaçant chacun d'une arme chargée. Ce qui me surprit. Il avait donc parfaitement confiance en Saeko, certainement parce qu'il connaissait ses compétences dans le maniement des armes à feu.
Je compris alors : en tendant mon sixième sens, je sentis son aura brouillée et j'en déduisis qu'il était un fantôme.
- "Bien !" Pensais-je ..."Me voilà avec une âme errante et un fantôme sur les bras. Et quelque chose me dit que c'est le frangin ..."
Saeko et moi nous mesurâmes du regard pendant quelques secondes encore. J'hésitai. J'étais tenté de baisser mon arme pour lui signifier que je n'étais absolument pas hostile mais je tenais aussi à lui montrer qu'elle n'avait affaire ni à un débutant ni à un enfant de cœur.
Au bout d'un instant, je prononçai :
- "Je suis là pour vous aider. Kaori n'est pas morte, alors elle est où ?"
Je vis la silhouette dans le fond bouger et se rapprocher un peu de nous quand je prononçai le prénom de Kaori. Ce qui confirma ma théorie. J'avais donc bien affaire au fantôme d'Hideyuki.
Saeko me dévisagea d'un regard dur et prononça sèchement :
- "Comment vous savez ça, vous ?"
- "Parce que je vois son âme alors qu'elle n'est pas un fantôme. Et parce qu'elle a besoin d'aide."
Elle me sonda encore pendant de longues secondes et me demanda d'un ton sec :
- "Z'êtes qui ?"
- "Je m'appelle Ryo Saeba. Je suis Chasseur de Nuit."
Je la vis soulever un sourcil interrogateur :
- "Hummm ... Chasseurs de Nuit ? Le XYZ du tableau à messages de Shinjuku ? La légende urbaine ?"
- "C'est moi-même. Ma réputation m'a précédé à ce que je vois ? Vous m'en voyez ravi. Besoin de mon aide ?"
Ses yeux se voilèrent de tristesse quand elle me murmura :
- "Peut-être", avant de se ressaisir et de répondre plus fermement, un regard noir braqué sur moi : "Peut-être pas."
Elle raffermit la prise de son arme et me regarda à nouveau dans les yeux. Je l'admirai. Elle était combative, pragmatique et, malgré sa tenue négligée et son air fatigué, elle était très belle.
- "Et pourquoi vous intéressez-vous à Kaori ?" Poursuivit-elle.
- "Parce que j'ai été engagé pour éliminer le fantôme qui hante leur appart. Mais finalement, ce n'est pas un fantôme qui habite chez eux mais Kaori elle-même. Elle est devenue une âme errante et elle a besoin d'aide."
- "Par qui avez-vous été engagé ?" Demanda-t-elle avec hargne.
- "Je ne révèle jamais l'identité d'un client."
- "Vous m'en direz tant ... C'est pratique, ça !" Continua-t-elle sur le même ton ; elle cherchait à me mettre la pression.
- "Bah oui. Question de principe. Dans ma branche, c'est primordial la discrétion." Répondis-je en haussant les épaules, indifférent à sa tentative d'intimidation.
- "Qui me dit que vous n'êtes pas à la solde d'un clan ou d'un de mes ennemis ?"
Je fixai mon regard au sien pour lui répondre. Pour lui faire comprendre la sincérité de mes mots. Pour qu'elle sente qu'elle pouvait me faire confiance.
- "Moi. Juste moi. Et vous avez ma parole que je ne me laisse acheter par personne. Je ne travaille que quand j'en ai envie et que pour les personnes qui ont besoin de moi. Et cette affaire ... a quelque chose de spécial. Disons qu'elle a fait vibrer mon cœur ..." Ajoutai-je d'un ton volontairement mystérieux.
Une petite voix mesquine qui ressemblait à celle de Mick ajouta secrètement dans ma tête :
- "Pas que ton cœur d'ailleurs ! - Ohhh ! La ferme, toi !"
Je vis la silhouette sombre du fantôme se rapprocher encore de quelques pas mais comme il était à contre-jour, je ne parvenais pas à en voir plus. Pendant ce temps, Saeko me sondait, impassible et je ne parvenais pas à déchiffrer son regard.
J'étais impressionné par sa maîtrise et son sang-froid :
- "Alors comme ça vous… voyez Kaori ?" Me demanda-t-elle, dédaigneuse.
- "Oui. Croyez-moi ou pas, je vois des fantômes. Kaori est devenue une âme errante, pas encore un fantôme mais presque. Je pense qu'elle est dans un coma profond ou quelque chose d'approchant."
Je vis enfin son regard aux reflets myosotis se troubler et je poursuivis :
- "Et comme votre gentille petite sœur a déjà cherché dans tous les hôpitaux de la région et qu'elle n'a pas trouvé Kaori ... Elle doit être quelque part en sécurité, je me trompe ? A la campagne, à l'autre bout du pays ? J'en doute car Kaori a réussi à revenir à son appartement, donc, son corps n'est pas aussi loin ... Ce qui m'amène à penser que ..."
Je m'interrompis et levai le pouce de ma main gauche pour commencer mon énumération avant de poursuivre :
- "... Un, elle est quelque part où elle échappe aux radars habituels ..."
Je levai mon index :
- "... Ou deux, elle est aux mains de ceux qui vous en veulent."
Mon majeur rejoignit ses deux acolytes :
- "... et ils la gardent certainement en otage ou comme monnaie d'échange ..."
Et je levai le dernier doigt :
- "Donc, ma question est : qui sont ceux qui vous en veulent à ce point ? Qui avez-vous débusqué, vous et votre partenaire ? Qui l'a fait assassiner ? Et pourquoi vous mettre sur la touche et pas vous tuer, vous aussi ? Et pourquoi s'en prendre à Kaori ?"
Elle déglutit et ses yeux s'emplirent de larmes qu'elle s'efforça de retenir en relevant le menton, fière. Je murmurai :
- "Et mon instinct me dit que vous en savez plus long que votre sœur sur cette affaire. Et que si vous ne lui dites rien, c'est pour la protéger ..."
De sa main libre, Saeko essuya rageusement les larmes qui avaient finalement coulé le long de ses joues pâles mais continua de me tenir en joue, le bras tendu, inflexible. Elle avait du cran et une bonne condition physique. Mon admiration pour elle grandit plus encore.
Hideyuki se rapprocha de nous et je le vis enfin plus nettement. Il se plaça derrière Saeko, son menton reposant presque sur son épaule, tout en me sondant par-dessus ses lunettes. En le voyant ainsi, j'eus immédiatement l'impression qu'il avait fait ça souvent, ajoutant son regard indescriptible à la menace physique de sa partenaire. Ils avaient dû former une sacrée équipe, tous les deux.
Et puis, brusquement, Hideyuki se décala et fondit sur moi. Il passa à travers moi et, comme avec sa sœur un peu plus tôt ce matin, je ressentis toutes ses émotions. Et je ne lui dissimulai rien des miennes. J'avais intérêt à être honnête avec ce type.
Notre contact ne dura qu'une fraction de seconde et pourtant, je connaissais maintenant cet homme comme si nous nous connaissions depuis toujours. Et je dois dire que je fus fortement impressionné par la droiture de son âme. J'avais eu l'impression qu'il était tout l'inverse de moi. Et pourtant, nous nous étions compris.
Je chancelai légèrement quand il rompit notre contact pour aller ensuite se positionner à nouveau derrière Saeko qui me demanda en m'invectivant d'un coup de menton :
- "Et pourquoi je vous ferais confiance ?"
- "Parce que le grand brun à lunettes et trench-coat difforme qui se tient derrière vous le fera ..."
Elle braqua rageusement ses yeux et son arme vers moi :
- "Jouez pas avec ça, "Médium de pacotille" ! Tout le monde peut savoir à quoi ressemblait Hideyuki. Dire qu'il portait des lunettes, un imper fripé et usé ne me fera pas admettre que vous voyez des fantômes ou des âmes-je-sais-pas-quoi et encore moins qu'Hide est là ou qu'il vous fait confiance..."
Je l'interrompis :
- "Et vous me dites quoi si je vous dis qu'il se ronge les ongles quand il ne cache pas ses mains dans les poches, qu'il rentre les épaules en soupirant quand il regarde les cadavres de vos bouteilles de whisky et qu'il est très inquiet pour vous, qu'il vous aime depuis la première seconde où il vous a vue, qu'il a osé vous embrasser pour la première fois sur les quais, près d'un entrepôt désaffecté alors qu'il venait de vous sauver la vie, ..."
Je fouillai un instant dans ma mémoire. Les informations, les souvenirs, les sentiments d'Hideyuki étaient arrivés d'un coup dans ma tête et ils étaient nombreux. J'ajoutai, en dardant mon regard dans celui de Saeko, tout en souriant, vainqueur :
- "... qu'il vous a demandé, une semaine avant de mourir, de veiller sur Kaori comme si c'était votre propre sœur et vous avez répondu : "Croix de bois, croix de fer ...", qu'il supportait de moins en moins le carcan de la police."
Je fis une pause après toutes ces révélations pour lui laisser le temps d'encaisser ce que cela impliquait. Puis j'ajoutai :
- "Alors ? Vous me dites quoi ?"
Elle se retourna dans un sens puis dans l'autre. Elle le cherchait, les yeux hagards, emplis d'espoir. En l'observant, je vis sa lèvre inférieure trembler et, pour la première fois depuis longtemps, je fus touché par la tristesse de quelqu'un. Mon cœur se serra. Je n'en laissai cependant rien paraître quand elle se tourna à nouveau vers moi, les yeux rougis et elle baissa légèrement son arme :
- "Continuons cette conversation à l'intérieur, les voisins vont finir par remarquer quelque chose."
Elle fit un pas en arrière pour me laisser entrer :
- "Et donnez-moi votre arme, Monsieur le Chasseur."
- "Ah non !" Répliquai-je en faisant instinctivement un pas en arrière. "Je donne mon Python à personne."
Elle tendit la main, insistante, le sourcil levé, un sourire en coin :
- "Allons ... à vous, maintenant, de me montrer que vous me faites confiance ..."
Au bout de quelques secondes, je déposai mon revolver à contre-cœur dans sa main. Elle s'affaissa un peu, encaissant tant bien que mal le poids de mon arme mais Saeko ne se laissa pas décontenancer et elle le glissa dans la poche de robe de chambre qui s'entrouvrit alors et me laissa lorgner un bout de sa lingerie.
Je passai à côté d'elle, sans la quitter des yeux, troublé, malgré sa tenue défraîchie et son allure négligée, par la beauté de son regard ... et le petit bout de coton noir que j'entrapercevais par l'échancrure de sa robe de chambre. Je trébuchai alors brusquement sur une bouteille vide et faillis m'étaler de tout mon long pour la deuxième fois de la matinée, si Saeko ne m'avait pas retenu par la main.
Elle soupira, un peu gênée, et me fit signe d'aller m'asseoir sur le canapé. Je regardai rapidement Hideyuki et quand je découvris son sourire en coin, je compris que ma chute avortée n'avait rien d'accidentelle. Je soupirai bruyamment en maugréant :
- "Me v'là bien ... C'est de famille, en plus !"
- "Quoi donc ?" demanda Saeko en s'asseyant sur le fauteuil en face de moi.
Je ne pus retenir un hoquet de surprise et je me sentis fondre :
- "La beauté ! Franchement, entre vous et Reïka, je ne saurais pas dire qui de vous deux est la plus jolie !!!" M'exclamai-je en lorgnant ostensiblement ses interminables jambes que sa robe de chambre entrouverte me laissait admirer.
Elle toussota mais ne referma pas les pans de tissu, sûre d'elle, de ses charmes et de ses capacités à se défendre le cas échéant. Y'avait vraiment pas à dire, elle en imposait. Elle posa nos deux armes à ses côtés, les canons tournés vers moi, gardant sa main toute proche. Le message était parfaitement clair.
Je me ressaisis, peu désireux de tester les compétences au tir de mon hôtesse et regardai alors autour de moi. L'appartement était tout aussi négligé que la tenue de sa propriétaire. Des emballages et des bouteilles vides traînaient un peu partout. Les rideaux étaient tirés et seule la lumière qui filtrait entre les interstices éclairait un peu la pièce.
Aux murs et sur la table de la cuisine, je vis des clichés, des rapports et des schémas qui étaient tous liés : Saeko reprenait point par point l'enquête sur l'assassinat d'Hideyuki. Et pas besoin d'être un expert pour en conclure que c'était en train de virer à l'obsession.
Apparemment, Saeko avait réussi à se procurer une copie, cela devait donc signifier qu'elle avait encore des appuis dans la police… Ou qu'elle se l'était procurée par ses propres moyens. Compte tenu de sa faible capacité à faire confiance et son attitude, bien compréhensible, d'être sur le qui-vive, je penchais plutôt pour la deuxième solution.
- "Bien…, me dit-elle avec autorité. Monsieur le Chasseur, laissez-moi vous dire que sur vos trois présomptions de tout à l'heure, deux sont fausses. Mais je ne peux vous en vouloir, vous manquez d'éléments… Asseyez-vous et voyons si vous pouvez faire mieux…"