Entretien avec un Chasseur

Chapitre 2 : Rencontre avec ...

4245 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 22/11/2022 08:49


Je ne peux m'empêcher de sourire en me remémorant la petite lueur de curiosité qui s'était allumée dans les yeux de l'homme aux lunettes rondes. Ça me surprend moi-même mais j'aime bien cette sensation d'avoir réussi à faire mon petit effet. 

Il attrape mon paquet de cigarettes :

- "Je peux ?"

Je n'ai ni le temps d'acquiescer ni de refuser qu'il allume déjà une de mes clopes et me regarde à travers les volutes de fumée :

- "Oh ... Je sens que cette histoire va me plaire !" et il me fait signe de poursuivre mon récit.


Je m'éclaircis la gorge avant de reprendre : 

- "Comme je vous disais, je chasse un gibier un peu particulier ... Je ne m'intéresse pas à la petite frappe du coin ni au mafieux sans foi ni loi, pas plus qu’aux différents membres des clans ... Non, non, non, moi, je chasse bien pire que ça. Je chasse les ombres, les monstres et les abominations. Je chasse les créatures qui vous font peur depuis votre tendre enfance, celles qui hantaient les recoins de votre chambre quand vous cherchiez le sommeil dans le noir, quand vous serriez votre nounours si fort contre vous que vous en aviez les bras tétanisés et du mal à respirer."

Il me regarde par-dessus ses lunettes et laisse sa cigarette se consumer seule entre ses doigts, tellement il est suspendu à mes paroles. Ce qui me donne envie d'en rajouter un peu :

- "Je suis la petite voix qui vient de sous votre oreiller et qui vous chuchotait de ne pas vous endormir si vous ne vouliez pas mourir.

Ses yeux s'écarquillent de peur, sa cendre tombe sur la table et il reste toujours pétrifié pendant que je poursuis, moqueur :

- "Je traque les êtres les plus sombres et les peurs les plus ancestrales. Je chasse les choses auxquelles vous avez cessez de croire en grandissant. Et pourtant, ce n'était pas faute d'avoir entendu ces histoires. Mais vous vous êtes laissés convaincre par les grandes personnes qui disaient, pour vous rassurer et se rassurer elles-mêmes : les fantômes, ça n'existe pas ! Les monstres des placards, ce n'est que dans les livres ! Les vampires, les loups-garous, les sorcières, les ogres et tout ça ... Ce ne sont que des contes pour faire peur ! Et bah, vous voulez que je vous dise ? Tout ce qu'on vous a dit, c'est des conneries ! "


Il ouvre la bouche pour dire quelque chose, se ravise et prend une bouffée de cigarette tout en époussetant la cendre de la table. 

- "J'en ai eu un léger aperçu, oui ..."

Je continue sur ma lancée : 

- "Ces sales bestioles existent. Invisibles et relativement dociles tant qu'il y aura des types comme moi pour les combattre. Contrairement à ce qu'on vous dit dans les contes de fées, ce ne sont pas les chevaliers ou les princes charmants qui tuent les monstres. Non. C’est nous. C’est les chasseurs qui se chargent du sale boulot. Finalement, le petit chaperon rouge est peut-être l’histoire qui se rapproche le plus de la réalité. Et heureusement qu'on est là, je vous le garantis !"

Il arrête le magnétophone :

- "Ah ! Parce que vous n'êtes pas seul ?"

Je vois alors le regard éberlué de mon interlocuteur et je me penche vers lui pour lui murmurer :

- "Non. On nous appelle les Chasseurs de Nuit. Nous sommes organisés en une sorte de guilde."

- "Laissez-moi deviner ... Falcon ?"

- "Oui. C'est un Chasseur de Nuit. Sa femme aussi."

- "Oh ... Et votre partenaire américain ? Mick Angel, c'est ça ?"

- "C'est ça. Oui. Il en est aussi. Et pas qu'à moitié ..."

- "Et le Professeur ? Celui qui vous a soigné ? Il en fait partie aussi ?


Je ne peux m'empêcher de rire en découvrant son enthousiasme et son souci du détail. Il n'a pas oublié les noms des personnes que j'ai citées. Je suis même agréablement surpris et je réponds :

- "Oui, lui aussi. C'est même à cause de lui que toute cette histoire a commencé ..."

Je souris encore en m'allumant aussi une cigarette pendant qu'il repositionne les feuilles sur lesquelles il a griffonné et qu'il vérifie s’il reste de la place sur la bande de son magnétophone. Je le laisse faire, sourire en coin, observant comment il gère son impatience. Il se tortille sur sa chaise, prend son crayon qu’il taille consciencieusement, soufflant sur la mine pour chasser les derniers grains de poussières qui pourraient rester et dévier son trait. Minutieux, le binoclard ...

Il prend une grande inspiration, remonte ses lunettes sur son nez et me regarde avant de s’éclaircir la gorge et d'appuyer sur le bouton rouge du magnéto :

- "Bon, Monsieur Saeba, reprenons. Vous faites donc partie d'un groupe de chasseurs de fantômes, en gros ?"

- "Une guilde, oui. Mais, en fait, ils sont plus que ça. Ils sont la famille que j'ai choisie. On s’entraide, on s'engueule, on se fait des petites blagues pour lâcher la pression, on se bagarre de temps en temps, mais on se serre les coudes. Une famille, quoi."

C’est une nuance importante à faire, pour moi et pour celle qui a mis des mots sur ce que je ressens pour cette bande de cinglés que nous sommes. 

Il hoche la tête pour confirmer qu’il a bien compris cette nuance et pose enfin la question qui lui brûlait la langue :

- « Et du coup, vous avez accepté la demande des vieux ? Comment ça s'est passé ? C'était bien le fantôme du frère ? »

- « Tout doux, tout doux », dis-je en éclatant de rire devant son impatience. "C'était un tout petit peu plus compliqué que ça ..."


J’exhale la fumée en rejetant la tête en arrière et replonge dans mes souvenirs. Je souris en me remémorant les débuts de l’affaire qui a changé ma vie… et celle de ma famille... Puis je continue à raconter mon histoire. Notre histoire.


***


- "Et donc, que pensez-vous qu’il voudrait vous dire, le grand frère ?" demandais-je au vieux couple. 

Ils me regardèrent avec insistance, comme pour lire ma sincérité derrière mon air sérieux et s'assurer que je les croyais vraiment. Je ne m’en offusquai pas, c’était courant dans mon travail, j’avais l’habitude. Les gens normaux ont toujours du mal à croire que toute une vie parallèle se déroule à côté de la leur. Parfois même dans leurs propres appartements. 


Je patientais quelques minutes puis elle me parla enfin :

- "Je pense qu'il est en colère. Depuis un mois et demi maintenant, on entend parfois des bruits de verres brisés, des objets qui tombent. Quand on monte dans l’appartement, on peut parfois apercevoir des impacts, comme des traces de choc sur les murs, sur le sol. Comme si quelque chose de lourd s'était violemment écrasé dessus. L'appartement est dans un état lamentable en plus depuis que ..."

Elle s'interrompit, cherchant le regard apaisant de son époux :

- "Depuis que quoi ?" Demandai-je.

- "Depuis que les policiers sont venus fouiller environ deux semaines après la visite de l'inspectrice. On s'est dit qu'ils ouvraient enfin une enquête sérieuse sur la mort du frère ... Ils ont tout mis sens dessus dessous et je n'ai pas eu le courage d'aller ranger." Murmura la femme. "A partir de ce moment-là, ça a été de pire en pire ..."

Je tiquai : dans un cas d'enquête pour disparition, les flics ne mettaient pas un logement dans un "état lamentable". Ou alors c'est qu'ils cherchaient quelque chose ? Des preuves ? Des preuves de quoi ? De quoi pouvaient bien être coupables ce frère et cette sœur ?

Je fronçai les sourcils, essayant de comprendre à quoi j’avais affaire. D’après ce qu’ils m’avaient dit, cet homme avait été assassiné à l’entrée de l’immeuble. Le fait que son esprit soit en colère n’était donc pas si étonnant que ça. Ce serait même légitime. Ajoutons à cela l’inquiétude qu’il pourrait avoir par rapport à la disparition de sa sœur blessée ...

- "Ces manifestations ont débuté avant ou après la visite des flics ?"

La vieille femme sembla réfléchir, cherchant des yeux l’avis de son mari. Ce fut lui qui me répondit : 

- "Ma foi ... Aucune idée. Mais plus les jours passent, plus les événements sont violents. Mais vous dire quand exactement ... C'est difficile à dire."

- "Plutôt en journée ou la nuit ?"

Le couple échangea un regard inquiet et un peu perdu :

- "Oh, vous savez, à la retraite, nous n’avons plus trop de notions du temps et du mal à trouver le sommeil."

Mouais…. Peut-être étaient-ils légèrement séniles malgré tout. Mais je prenais leurs informations au sérieux. Souvent les esprits séparés brutalement de leur corps avaient tendance à revenir des limbes et à devenir ce qu’on appelait des "esprits frappeurs". Et quoi de plus brutal qu’un assassinat par quatre balles dans le dos en bas de chez soi ?  


Je demandai à monter à l’étage pour avoir une idée plus précise des choses, m’imprégner de l’ambiance du lieu et trouver des traces de ce fantôme, car les esprits laissent toujours des traces derrière eux ... Invisibles à l'œil nu mais j'avais des outils pour ça ...

Après avoir reçu leur approbation d’un signe de tête, je me saisis de mon sac de travail et montai les quatre étages qui me séparaient de l’endroit incriminé. 

A part l’appartement du rez-de-chaussée, où vivaient les deux petits vieux, l’immeuble semblait abandonné. En tendant l’oreille, aucun des logements des étages intermédiaires ne semblait occupé et je ne trouvai aucune étiquette sur les sonnettes. Et ça ne semblait pas dater d'hier. Étrange. L’esprit frappeur était trop récent pour tous les avoir fait fuir aussi rapidement. Je haussai les épaules, notai l’information dans un coin de ma tête et me reconcentrai sur mon but. 

Quand j’ouvris la porte de l’appartement du dernier étage, je fus d’abord surpris par l’espace. Il s’étendait sur deux niveaux et une grande mezzanine entourait la pièce principale et desservait les différentes chambres. Comment un ancien flic et une jeune étudiante pouvaient-ils s’offrir le loyer exorbitant d'un endroit pareil ? Moi qui avais du mal à trouver plus grand qu'un studio ...

Tout était sens dessus dessous. Les coussins du canapé, éventrés, avaient volé aux quatre coins de la pièce, la table et les chaises étaient renversées, les tiroirs vidés de leur contenu sur le sol, les tableaux pendouillaient lamentablement ... On aurait cru qu'un ouragan était passé par là. La femme a dit que c'était les flics qui avaient fait ça. Mais je fus pris d'un doute : était-ce vraiment des flics ? Et que cherchaient-ils ? Le frère ? La sœur ? Autre chose ? Qu'avaient-ils trouvé ? Ce qu'ils étaient venus chercher ou pas ? Ou un fantôme ? Était-ce eux qui avaient réveillé la colère de cet esprit ?


Je balançai mon sac sur le sol et le cliquetis habituel des armes qu'il contenait rompit brutalement le silence. Je sortis mon fréquence-mètre que j'avais bricolé et entrepris de faire le tour de l'appartement, insistant autour des débris les plus importants. J'inspectai la pièce principale mais mon instrument restait muet. 

- "Bah ... t'as plus de jus, mon pote ?" Demandai-je à mon fidèle équipement.

Question inutile, non seulement parce qu'il ne pourrait jamais me répondre mais ensuite parce qu'il ne fonctionnait pas avec des piles mais réagissait au magnétisme résiduel laissé par les fantômes et autres manifestations ectoplasmiques ... Je passai toute la pièce au peigne fin mais l'aiguille resta immobile.

L'étage était composé de deux chambres et de la salle de bain qui se trouvaient dans le même désordre que le salon et la cuisine. Mais toujours aucune trace de manifestation paranormale. 

J'essayai tout ce qui m'était possible mais je ne trouvai rien. Je soupirai tout en rangeant mon matériel :

- "Bon ... Encore des vieux chamboulés de la tête qui voient des fantômes partout. Z'ont besoin de se donner encore quelques sensations fortes à leur âge ..."

Je balançai mon sac sur mon épaule, un peu dépité :

- "Un coup pour rien ... J'espère qu'ils vont quand même me payer pour le déplacement. Et je vais toujours pouvoir rêver pour me trouver un appart dans le genre."

Avant d'ouvrir la porte, je me retournai pour jeter un dernier coup d'œil à la pièce mais aussi parce qu'un léger picotement dans ma nuque m'indiquait qu'il se passait quelque chose derrière moi. 


Mais je ne vis rien.

J'avais beau tout inspecter, les sens en alerte, je ne voyais rien, je n'entendais rien, je ne percevais rien. Même mon sixième sens, celui qui me permettait de percevoir les auras des autres, ne détectait rien. Il n'y avait rien et rien n'avait bougé. 

Et pourtant ... ce picotement dans ma nuque ne m'avait jamais trompé auparavant. Je soupirai :

- "J'aurais parié que ... Pffff ... Maintenant, même moi je m'imagine des trucs ! Je dois me faire vieux ..." maugréai-je en me tournant à nouveau vers la porte, mon sac sur l'épaule.


Et là, je restai pétrifié. 


Elle était face à moi. Les yeux rivés aux miens. Mon sac tomba sur le sol, provocant un fracas épouvantable qui nous fit sursauter tous les deux et elle disparut aussi silencieusement qu'elle était apparue.


Je plongeai les mains dans mon sac à la recherche de mon instrument de mesure mais l'aiguille resta parfaitement immobile. Je tapai rageusement sur l'appareil :

- "Mais qu'est-ce que c'est que ce bordel !"

Je me tournai vers la pièce, cherchant à nouveau sa silhouette du regard tout en essayant de me rappeler à quoi elle ressemblait exactement.

- "T'es où ? Putain de merde, mais j'ai pas rêvé ! T'es là ?" M'écriai-je tout en courant dans l'appartement, mon instrument à la main. "T'es une fille ? T'es la sœur, c'est ça ?"

Je fis encore le tour de l'appartement pendant quelques minutes, fouillant partout mais je ne trouvai rien. De nouveau le vide. C'était à n'y rien comprendre. J'étais sûr et certain de l'avoir vue. Elle était ... Elle était comment déjà ? J'avais été surpris de me retrouver nez à nez avec elle que je n'avais pas vraiment fait attention au reste. 

Je fermai les yeux tentant de retrouver les traits de son visage. Des traits fins, un petit nez droit, une bouche fine aussi mais les lèvres pleines, de petites mèches rebelles qui lui tombaient sur le front ... elle avait les cheveux courts. Mais de quelle couleur ? Et ses yeux aussi de quelle couleur étaient-ils ?

Je tapai rageusement du pied :

- "Putain mais comment j'ai pu ne pas voir la couleur de tes yeux ?!?!"


Et puis enfin, l'évidence m'apparut enfin. Elle n'avait pas de couleur. Elle m'était apparue grise, comme en noir et blanc ... d'habitude les fantômes sont en couleur, enfin, pas comme nous autres, les vivants : ils avaient en général le teint pâle et les yeux fades, certes, mais colorés quand même.

Là, ça ne m'avait pas frappé au départ tant j'avais été happé par son regard, mais elle était en noir et blanc.

Je tournai encore en rond quelques instants, cherchant à comprendre. Ça ne ressemblait à rien de ce que je connaissais. Pas de trace de passage d'un esprit, pas de courants d’air froid, pas de sensation de danger, pas de colère ou d'envie de tuer dans l'atmosphère ... Rien. 

Je me grattai l'arrière du crâne pour m'aider à réfléchir :

- "J'ai quand même pas des hallucinations, non ?"


Ne trouvant pas de solution immédiate à mon problème, je redescendis vers mes clients au rez-de-chaussée. Perdu dans mes pensées, je m’arrêtai à peine sur le palier alors que la petite vieille sortait de son appartement. 

- "Je prends l’affaire", fis-je. "Je garde les clefs pour pouvoir revenir sans vous déranger." 

- "Attendez ! Prenez les clefs de l'appartement de l'immeuble en face, vous serez bien mieux installé là-bas."

Elle disparut quelques secondes et revint avec un trousseau tout simple :

- "Cinquième étage. Meublé. Faites comme chez vous. Les fenêtres donnent sur notre façade. Vous verrez peut-être quelque chose comme ça ..."

Je hochai la tête pour la remercier tout en prenant le petit trousseau avant de faire passer mon sac sur mon dos dans un cliquetis métallique et je sortis de l’immeuble. 


Avant de m'engouffrer dans ma voiture, je jetai un dernier regard par-dessus mon épaule, en direction du dernier étage. Je ne sus pas si c’était un reflet du soleil ou mon imagination, mais je crus distinguer une silhouette derrière les fenêtres. Je fis un pas en avant pour constater que finalement, il n’y avait rien. 

Je fronçai les sourcils et secouai la tête pour me remettre les idées en place. J’avais beau repasser toutes mes connaissances en boucle dans un sens puis dans l’autre, rien ne me revenait. Je n’arrivais pas à savoir quelle sorte d’esprit frappeur j'avais trouvé. Mes instruments n’avaient pas réagi et c’était sans doute cela qui me laissait encore plus perplexe. Je soupirai avant de me rendre à l’évidence : il me fallait de l’aide.


***

Le scribouillard à lunettes lève son crayon et me regarde la bouche ouverte. Il est pris dans mon histoire, c’est flatteur. 

- "Donc, de tous les instruments que vous avez dans votre sac, là, il n’y en a aucun qui a réagi ?"

- "Aucun. "acquiescé-je avec une moue déçue.


Je n’aime pas me sentir déboussolé, perdu. Je suis habitué à maîtriser la situation, quelle qu'elle soit. Je déteste perdre le contrôle et ne pas comprendre. Je n’ai jamais aimé ça. C'est comme les surprises. Je déteste les surprises. Et cet épisode-là a été le premier d’une longue liste d'événements déroutants qui étaient tous liés à elle. 

Je souris en songeant qu'elle a toujours eu ce don : me désarçonner, me dérouter, me remettre en question alors qu'elle est toutes les réponses en même temps.


- "Mais du coup, vous avez trouvé ? C’était qui ? C’était le fantôme de la sœur ? Ou autre chose qu'un fantôme ? Ou quelqu'un d'autre ? Quelqu'un qui aurait tué le frère et la sœur ?" me demande-t-il avec un air avide sur le visage et dans sa voix. 

- "Je vous ai déjà dit ... c'est un peu plus compliqué que ça. J’ai dû aller demander de l’aide."

- "A votre guilde ?"

J’acquiesce. 


Il hoche la tête, taille à nouveau son crayon – que fait-il donc pour user la mine aussi vite ? – souffle à nouveau dessus et se penche à nouveau sur sa feuille, et me fait signe de reprendre mon récit. 


***

Je montai donc dans ma voiture. Un véhicule superbe, si vous voulez mon avis, flamboyant avec sa carrosserie rouge brillant, tel un destrier qui mène son cavalier à la bataille. Elle était petite, maniable, et pouvait se faufiler partout. C’était la voiture parfaite.

Bref, je balançai mon matériel dans le coffre, m’installai au volant et dérapai avec délice sur les graviers devant l’immeuble aux briques rouges, pour prendre la direction des quartiers résidentiels au nord de la ville. C’est là que je rejoignis la villa du Professeur. 

En plus d'être notre mentor à tous, il était médium, franchement calé dans son domaine, le paranormal, il l'avait étudié une bonne partie de sa vie. Quant à sa villa, il l’avait transformée en une espèce de clinique où tout le monde pouvait venir pour se faire soigner sans distinction : vivants et esprits. Et sa clinique était devenue un terrain neutre entre les deux mondes.  

Comment en était-il venu à fonder ce genre d’établissement ? Et bien, au départ, il était médecin et c’est grâce à son métier qu’il a réussi à développer la capacité particulière à parler aux morts. Il en a croisé tellement sur les champs de bataille d’Amérique Latine, que je veux bien croire qu'à force d’écouter les mourants, il a fini par les entendre au-delà de leur dernier souffle. 

Puis il avait étendu ses connaissances à toutes les entités paranormales connues. C'était lui qui nous avait initiés, qui nous avait aidés à développer nos talents. Donc si moi, je ne trouvais pas à quoi j’avais à faire, lui saurait certainement. 


Et puis, il faut dire aussi qu’il avait recueilli une jeune apprentie qui me faisait revenir plus facilement au bercail. C’est que, elle était fort jolie vous comprenez ? 

C'était une de mes anciennes clientes : elle avait voulu communiquer avec son fiancé, mort dans un tragique accident, pensait-elle. Assassiné en vérité. Elle souhaitait qu’on l’aide à trouver la paix. Il souhaitait se venger. On avait réussi, il était parti apaisé, elle était restée au sanctuaire qu'est la clinique du Professeur et avait rejoint notre petite famille, devenant l'apprentie du Prof. Fallait aussi préciser qu'elle avait un certain don pour la divination, ce qui pouvait être fort utile.


Il était déjà tard quand j'arrivai à la Clinique du Professeur et je la trouvai justement en plein travail, sur la table basse du salon, penchée sur la planche de Oui-Ja. Elle portait un t-shirt magnifiquement décolleté, qui me laissait entrevoir un accès direct au paradis. Une merveille faite femme, j’vous l’ai déjà dit, mais là, comme ça, dans cette position, concentrée, avec les cheveux qui pendaient de chaque côté de son visage, je n’avais pas pu résister. 

Je laissai tomber tout mon matériel à l’entrée de la pièce, dans un fatras pas possible et je m’élançai vers elle. Elle releva la tête vers moi et je plongeai vers cette créature de rêves, la bouche en cœur et les yeux hypnotisés par sa beauté. Et là, contre toute attente, croyez le bien - elles sont toutes folles de moi - mais là… Alors que son doux visage se rapprochait du mien, alors que ses lèvres, destination finale des miennes, s’entrouvraient légèrement en attente de mon baiser, je perdis connaissance pour une raison inconnue. 


Quand je me réveillai allongé sur le sol, Kazue n’était plus dans la pièce, j’étais tristement seul. Et à côté de moi se trouvait sa planche de Oui-Ja, brisée en deux. Kazue avait dû être dévastée et probablement terriblement frustrée pour en arriver à casser sa table de Oui-Ja préférée. Et elle avait dû la faire tomber en sortant précipitamment chercher de l’aide, paniquée à l’idée que l’homme de sa vie - c'est-à-dire moi - soit proche de la mort.  

Quant à mon évanouissement soudain, je n’avais qu’une seule explication : la force de mon désir pour elle avait probablement canalisé toute mon énergie vitale.

Et alors que j'étais toujours étalé au sol, gémissant, ma tête pulsant une douleur sourde, une image se greffa petit à petit derrière mes paupières fermées. Une image d'un regard en noir et blanc, mais pourtant si expressif et rempli d'émotions. Un regard plein de colère et de tristesse. Un regard plein de surprise et d'interrogation. Qui était-elle et, surtout : qu'était-elle au juste ? Je devais savoir ...

 

Je repris donc peu à peu mes esprits et, reprenant mon sac au passage, je repartis en quête du Professeur. Je poussai la porte de son bureau et m'installai pour l'y attendre. 

J'en profitai pour sortir mes instruments et, comme par hasard, l'aiguille de mon appareil s'affola. Ici, les traces résiduelles que les fantômes laissaient dans leur sillage étaient puissantes et innombrables. Je soupirai :

- "Conclusion : Ce n'est pas toi qui dérailles, mon vieux. Ni moi qui suis dingue. Je l'ai vue et bien vue ... Donc ... Elle ne laisse rien derrière elle ... Alors ? Qu'est-ce qu'on peut dire sur la demoiselle ? Elle agit comme un fantôme, je la vois comme tous les autres fantômes, elle ressemble presque à un fantôme, mais elle n'est pas un fantôme puisqu'elle est en noir et blanc et qu'elle ne laisse pas de trace derrière elle. Donc ... Elle est quoi ?" Dis-je à haute voix.


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