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Chapitre 1 : Cicatrice

4436 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 03/03/2021 14:12

 

 

 

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Chapitre 1

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Un… Deux… Trois… Quatre…

La chaleur était étouffante, viscérale. Elle s’infiltrait sournoisement par tous les pores de sa peau, transformant le corps de la fillette en une véritable fournaise. Sa pauvre carcasse s’asséchait, l’eau lui manquait. Son instinct la suppliait de s’enfuir au plus vite, mais elle ne pouvait pas bouger. Sa mère le lui avait interdit. Elle devait lui obéir.

Sept... huit, neuf…

Accroupie dans l’armoire où l’avait cachée sa parente, elle se contentait de faire la seule chose qu’elle était dans la possibilité de faire : compter. Alors elle les comptait, presque démente, comme pour s’accrocher à un semblant de lucidité. Malgré ces efforts, sa conscience vacillait devant l’atrocité du spectacle que lui laissait à peine percevoir la faible ouverture du vantail. Son cœur s’était presque pétrifié, elle ne le sentait plus battre en elle.

Onze, douze… Treize… Quatorze…

Allait-il s’arrêter ? Cette vision la rongeait de l’intérieur. À chaque coup de couteau qu’assénait cet être abjecte, la petite sentait la blessure de son cœur s’approfondir, s’acharnant sur la plaie déjà béante. L’entaille s’élargissait dangereusement et commençait à attaquer les tréfonds de son âme agitée. Ce meurtre lui était intolérable, insupportable, mais ses yeux, exorbités, ne pouvaient se détacher du corps de la victime…

Vingt… Vingt et un…

Ce corps qui, à chaque nouvelle lacération, était secoué par la brutalité de cette lame mortelle. La main de l’assassin était assoiffée, lourde et vengeresse, dépourvue de toute pitié. La mort avait déjà ravi la pauvre femme, mais l’absence de souffle ne semblait pas lui suffire. Il lui en fallait plus, toujours plus de sang, toujours plus de blessures, toujours plus d’horreur…

Vingt-neuf, trente… Trente et un… Trente-deux.

Il rit. S'arrêta. Une chaleur infernale se fit sentir et des flammes bleutées s'empressèrent de lécher le cadavre. Elles rampaient paresseusement, répandant leur aura démoniaque sur le sol, prête à engloutir cette fraîche pitance. La fillette n’avait pas bougé. Son corps ne le lui autorisait pas.

«Surtout, qu'importe ce qui arrive, ne sors pas de là, d'accord Sakura ? Tu as bien compris ?»

Oui, elle le lui avait expressément interdit. Ces dernières paroles tournaient en boucle dans sa tête, elle se les répétait continuellement, tel un mantra, comme pour supporter le poids du regret qui la dévorait. Son inaction était impardonnable, elle ne pourrait jamais laver ce péché.

L'homme finit par se lever, paré à quitter la scène de son crime odieux. Mais, au dernier moment, alors que son pied avait déjà franchi le seuil de la porte, il se retourna. Son œil, encore animé par la lueur de la folie, s’attarda sur l'armoire en chêne blanchi, visiblement intéressé. Sakura plissa les yeux et tenta de discerner le visage du monstre sous le sang qui le couvrait ; il était si sombre. Elle n’aurait su dire si, sous ce grand manteau de velours noir, aux motifs bleu nuit mystérieux, se cachait un humain ou une créature tout droit sortie des Enfers. L'individu avança et les battements de son cœur commencèrent à s'accélérer. Sa respiration aussi. Chacun de ces pas semblaient sonner le glas de son funeste destin.

Soudain, en un mouvement brusque et ferme, il ouvrit les deux battants, un large sourire aux lèvres. La fillette était découverte, à la merci du tueur sanguinaire. Elle hurla. Un hurlement déchirant à en faire tressaillir la faucheuse. Et, alors qu'elle se pensait sur le point de mourir, deux mains vinrent lui saisir les épaules. Elle fut secouée avec énergie sans trop en comprendre la raison. Elle leva son regard. Des tâches noirs parsemaient le visage de l’assassin et le défiguraient grossièrement. Il n’était plus qu’une vague silhouette, peu à peu aspirée par une spirale obscure. La chaleur la quitta. Une lumière aveuglante pénétra son esprit. Une lumière bien trop violente pour ses yeux contaminés par les ténèbres. Elle émergeait.

Les lèvres asséchées, elle finit par se réveiller, en prenant une grande et lourde inspiration. Ses yeux affolés croisèrent ceux de son frère, qui la dévisageait avec inquiétude. Sans réfléchir, elle se jeta dans ses bras, le serrant de toutes ses forces.

« Toya ! »

Terrifiée, elle enfonça inconsciemment ses ongles dans le t-shirt de son frère, tentant de s'y accrocher autant qu'elle le pouvait. Des tremblements agitaient l'ensemble de son corps et son visage, trempé de larmes, cherchait désespérément à s'enfoncer dans le creux que lui offraient ces bras salvateurs. Elle comprit alors qu'elle se trouvait dans sa chambre, en sécurité, et ses épaules se relâchèrent doucement.

« Sakura... Tout va bien maintenant. »

Son frère l'étreignit dans ses bras un peu plus fort. La douleur de son cœur s’allégea. Ils restèrent ainsi quelques instants où seuls les faibles reniflements de la jeune fille se faisaient entendre dans la pièce.

La quiétude semblait la gagner jusqu'au moment où, subitement, elle commença à se raidir. Toya, sentant cette crispation sous son corps, s'écarta pour observer le visage de sa petite sœur, mais cette dernière baissa instantanément le regard. Il fronça les sourcils puis s'apaisa, il savait très bien à quoi elle pensait. Elle n'avait jamais aimé montrer ses faiblesses et il imaginait bien à quel point elle devait regretter de s'être jetée ainsi dans ses bras, en quête de réconfort. Bien qu’il soit perpétuellement en train de chercher le moyen de taquiner sa cadette, Toya pouvait se montrer particulièrement attentif à son égard. Du haut de son mètre quatre-vingt six, le jeune homme à la chevelure brune et aux prunelles chocolat avait un penchant naturel à la protection. Il était dévoué à sa famille, et en particulier à Sakura qui, malgré son caractère bien trempé plutôt difficile à supporter au quotidien, cachait une fragilité maladive.

Pour ne pas risquer de la brusquer davantage, il finit par se lever comme si de rien était et se dirigea vers la porte où il s'arrêta, tournant légèrement la tête.

« Si tu ne veux pas être en retard, je te conseille de te dépêcher, petit monstre. » lança-t-il avec un rictus moqueur.

Sakura leva des yeux furibonds vers son frère, le poing menaçant.

« Qui est-ce que tu traites de monstre ? Sors tout de suite de ma chambre ! »

Toya, amusé et satisfait par les yeux enflammés de sa sœur, lui lança une dernière grimace puérile avant de sortir. La porte se referma sous le coup du coussin que Sakura venait de balancer furieusement.

« Tu n'es qu'un chieur ! » éructa-t-elle.

Pour toute réponse, elle n'entendit que le résonnement des rires de son frère depuis les escaliers. Un son qui se voulait provocateur, pour le simple plaisir de faire fulminer un peu plus la demoiselle.

Une fois seule, la furie se laissa retomber lourdement sur son lit, plaçant une main encore tremblante sur ses paupières fermées. Elle pouvait sentir une lourdeur peser dangereusement sur sa poitrine, alourdissant sa respiration de façon significative. Au fond, elle savait très bien pourquoi son idiot de frangin avait agi ainsi. Bien qu’il soit un maître dans l’art d’agacer son petit peuple, elle savait qu’il était l’un des rares à la comprendre, elle et les faiblesses qu’elle tentait vainement de dissimuler, comme la lâche qu’elle était. Un soupir s’échappa de ses lèvres. Ça n’en finissait plus ces derniers temps…

Toya s’arrêta quelques instants au pied des escaliers, livide. Il avait fait tomber le masque du grand frère railleur. Quand il se sentit plus calme, il entra dans la cuisine familiale, croisant son père qui s’affairait à préparer le petit-déjeuner. Fujioka Kinomoto était un homme bien bâti, au regard tendre et à l’expression chaleureuse. Professeur d’Histoire à l’Université de Tomoeda, son aura de pédagogue se faisait sentir par la douceur de son autorité. Il transpirait la bienveillance et, de ses quarante cinq ans, il gardait un œil avisé et sage en toutes circonstances. Mais, son tempérament habituellement positif ne pouvait que se troubler quand sa famille proche se retrouvait touchée. Il se tourna vers son fils, inquiet.

« Encore un cauchemar ? s’enquit-il, en prenant une bouteille de jus d’orange du réfrigérateur.

– Oui, mais elle ne veut toujours pas en parler. »

Les deux se jaugèrent en silence. Aucun d’eux ne savait quelle était la meilleure attitude à adapter lorsque Sakura était dans cet état. Les crises étaient de plus en plus fréquentes, mais elle refusait toute aide, se contentant de refouler son traumatisme, loin dans un coin embrumé de son esprit.

« Tu crois qu’on devrait la ramener au Docteur Mashida ? s’interrogea le plus jeune, en prenant place sur un des tabourets qui longeaient le plan de travail.

– Tu imagines vraiment qu’elle acceptera ? rétorqua le père, anormalement amer.

– Non… admit-il. Mais elle en a vraiment besoin.

– Le Docteur Mashida est certainement très bon dans son domaine, je n’en ai jamais douté, mais on sait tous les deux que ses méthodes ne peuvent pas fonctionner sur Sakura… Elle est trop... réticente à la thérapie. »

Toya observa son aîné longuement, avant de se décider à prendre une tasse de café. Il aurait aimé être dans la capacité d’aider sa sœur, mais lui-même était incapable de saisir la mesure des atrocités qu’elle avait vécues. Cela faisait déjà douze ans… Plongé dans ses pensées, il remuait le liquide brun dans sa tasse sans même le boire. Douze ans. Douze ans depuis cette nuit-là. Le jeune homme sentit une main large et chaude s’appuyer sur son dos.

« Tu n’as pas à t’en vouloir, Toya… On n’aurait rien pu faire. »

Il leva un regard éteint vers son paternel. Il en avait bien conscience, même s’il avait été là pour les défendre, jamais il n’aurait été dans la capacité de les sauver, que ce soit Sakura ou sa pauvre mère. Après tout, il n’était qu’un humain, lui… Ses yeux dévièrent jusqu’à une photo de la défunte. Celle-ci restait toujours à la même place depuis des années, bien en évidence sur l’appui de la fenêtre qui donnait vue sur toute l’étendue du jardin, parfaitement entretenu. Le petit cadre qui l’accompagnait était sobre, noir, la couleur d’un deuil persistant dans le temps. Il y a des blessures qui ne cicatrisent jamais…

Avec la même mélancolie, Sakura se levait à grand-peine. Elle s’étira péniblement, et grimaça lorsqu’une douleur, qu’elle ne connaissait que trop bien, se réveilla, juste en dessous de sa poitrine. Sans perdre plus de temps, la jeune fille prit de quoi s’habiller avant de se diriger vers la salle de bain qui faisait face à sa chambre. Elle prit la précaution de s’enfermer avant de faire face au miroir. Elle s’observa quelques instants, constatant avec regret les petites cernes ainsi que la pâleur qui marquaient son visage. Sakura était une jolie fille, avec des courbes harmonieuses et un petit minois qui faisait souvent bel effet. Son regard émeraude, naturellement pétillant, était terni par la fatigue et ses cheveux de miel, qui encadraient parfaitement son visage, n’adoucissaient son teint blafard qu’avec peine. Elle détestait cette vision que lui offrait son reflet. Ce traître affichait sans pudeur toute sa vulnérabilité, pulvérisant sans ménagement son masque impassible qu’elle travaillait depuis des années.

Hésitante, sa main releva son haut pour dévoiler une large brûlure en forme de flamme, tout juste placée dans le creux de sa cage thoracique, près du diaphragme. Elle inspira fortement, avant de bloquer sa respiration et toucher la source de sa souffrance. À peine eut-elle touché la peau à vif qu’elle retira sa main précipitamment, lâchant malgré elle une plainte étouffée sous l’élancement. Et merde… Elle en était maintenant persuadée, ça allait recommencer. Le cycle imperturbable qu’elle subissait depuis maintenant douze ans allait à nouveau l’animer de son sinistre refrain. Les cauchemars, et maintenant sa cicatrice… Puis, en toute logique, suivraient les sauts d’humeur fréquents, les crises d’angoisse et les hallucinations qu’elle redoutait tant, à la fois pour son incapacité à les contrôler, mais aussi pour leur totale imprévisibilité. Lorsque cette phase arriverait à son apogée, elle ne serait même plus capable de sortir de chez elle. Les ombres de son passé la hanteraient jusqu’à la rendre complètement folle à lier... À chaque fois qu’elle avait été victime de cette ritournelle, elle sentait qu’elle approchait une vérité douloureuse. Comme si ces silhouettes obscures qui revenaient toujours à elle avaient un secret à lui révéler, quelque chose qu’elle refusait constamment d’écouter. Ces spectres paraissaient de plus en plus réalistes et persistants à mesure qu’elle approchait du moment fatidique où elles tenteraient de lui faire subir à nouveau le traumatisme de ses cinq ans. Jamais elle n’avait franchi ce seuil. Au moment où le cauchemar éveillé commençait, elle se revoyait dans l’armoire, assistant à l’assassinat de sa pauvre mère, et, une fois que le meurtrier ouvrait l’armoire, elle hurlait, de toutes ses forces, s’affligeant une douleur incommensurable, dans le but de se forger une nouvelle barrière qui tiendrait faiblement jusqu’aux prochaines crises… Les cauchemars étaient déjà une chose, mais les hallucinations étaient encore pires, et cette dernière était comme le boss final d’un jeu où elle miserait sa lucidité contre un semblant de quiétude.

Bien sûr, elle avait déjà tenté de trouver des solutions contre ces terreurs cycliques. Elle avait rencontré un véritable florilège de psychologues, ou autres soi-disant spécialistes des troubles post-traumatiques en tous genres, mais aucun d’eux n’avait dépassé le stade de la simple constatation des symptômes. Au tout début, lorsqu’elle n’était encore qu’une enfant, elle avait suivi très docilement les conseils de son père, s’appliquant à saisir toutes les étapes des thérapies que lui imposaient ces charlatans. Mais, à force de voir l’argent familial dépensé de façon si vaine, elle avait renoncé à l’idée qu’un seul d’entre eux pourrait bien trouver le moyen d’apaiser son esprit. C’était certainement à ce moment que son caractère avait commencé à se durcir… Les derniers experts qui l’avaient reçue en avaient d’ailleurs payés les frais. Ses excès de colère en avaient marqués plus d’un, forçant même certains à mettre un terme aux consultations. Un seul avait tenu le coup : le Docteur Mashida. Un homme au sourire mielleux, proposant toujours ces sucettes à l’anis qu’elle jetait à la poubelle, une fois la séance terminée. Il avait cet air affable, mais purement professionnel, qui lui donnait l’impression d’une expression tirée et figée grâce à des fils savamment placés. Elle était parfois étonnée qu’il puisse tenir ses lèvres dans cette position, visiblement inconfortable, pendant deux longues heures sans jamais voir les extrémités de ce sourire niais tressaillir. Peut-être lui enviait-elle un peu ce masque si parfait qu’elle aurait aimé détenir dans ce type de périodes… Même s’il était aussi inutile que les autres, il avait l’avantage de ne rien coûter, car il était un collègue de son père. Il n’exerçait même plus en tant que psychologue, et donnait des cours à la même université que ce dernier. Sakura était donc sa seule patiente, et certainement le cas le plus difficile qu’il avait rencontré depuis le début de sa carrière. Un cas d’école, qu’il devait certainement utiliser pour illustrer ses cours monotones… Elle l’imaginait bien, debout devant son bureau impeccable, étalant sa pseudo-science devant un amphithéâtre complet d’étudiants. Il la présenterait comme un patient X, et dévoilerait le contenu de ses pensées disséquées avec la froideur d’un thanatopracteur s’étant habitué à la vision des morts. Cette idée l’agaçait fortement, au point qu’elle se sentait obligée de maîtriser ses confessions face à lui, ce qui, évidemment, rendait les séances d’autant plus obsolètes.

Lassée par ces réflexions stériles, son corps suivit sa mécanique journalière, suspendant, au moins pour quelques minutes, ce flot de pensées continu. Elle prit une douche rapide qui eut raison des dernières traces de son sommeil, puis s’habilla avec l’un de ses blues jeans préférés, à taille haute, et un t-shirt crème qu’elle coinçait sous son pantalon et sur lequel était inscrit, en lettres calligraphiques, les mots : The Stronger Sex. Elle se maquilla légèrement, optant pour une noisette de fond de teint, une aide précieuse pour lutter contre la pâleur qui ne l’avait pas entièrement quittée, et un coup de mascara rapide pour intensifier son regard. Il ne lui en fallait pas plus, elle n’avait jamais été très soucieuse de son apparence ; ce qui pouvait étonner lorsqu’on savait que sa mère avait été mannequin professionnel. Mais ayant grandi la majeure partie de sa vie dans un environnement masculin, elle n’avait pas réellement pu bénéficier d’une influence féminine pour se construire une image de ce qu’était l’art de la coquetterie. Bien heureusement, elle ne vivait pas cela comme une perte.

Une fois sa préparation terminée, elle s’observa une dernière fois dans la glace, affichant un sourire éclatant, dernière vérification avant de sortir une bonne fois pour toutes de la pièce. Rien ne devait transparaître, c’était impératif. Ce n’était qu’une façade, mais elle méritait toute son attention. Pas trop forcé, juste assez pour paraître insouciante et de bonne humeur. Satisfaite, elle quitta la salle de bain et descendit rejoindre sa famille qui était encore dans la cuisine. Elle apostropha son père, les lèvres étirées par l’expression lumineuse finement travaillée.

« Bonjour papa ! »

Celui-ci se retourna, rayonnant, la poêle à la main. L’odeur que dégageait la pièce était réellement alléchante.

« Bonjour Sakura, tu veux des pancakes ? Toya risque de tout manger si tu n’en prends pas maintenant.

– Bien sûr ! »

Toujours aussi joyeuse, elle s’attabla à la place qui lui avait été destinée. Ces petites attentions montraient à quel point Fujioka tenait à son rôle de papa poule, peut-être dans l’espoir de compenser l’absence de son épouse. Il prenait beaucoup de plaisir à s’occuper de ses enfants, les chérissant tous deux avec un même amour débordant. Après avoir servi les pancakes et donné le sirop de chocolat à la plus jeune, il se tourna vers le planning de la semaine, affiché sur un grand tableau blanc, avant de s’adresser à elle.

« Tu termines assez tôt pour un mercredi, tu n’as pas réunion ?

– Non, comme on a pas mal d’examens en ce moment, j’ai décidé de laisser le Conseil tranquille pour cette semaine. Mais je leur ai bien dit que c’était exceptionnel et qu’ils devraient mettre les bouchées doubles par la suite !

– Quelle autorité… Je les plains, devoir se faire diriger par une gamine tyrannique... » soupira Toya en jetant une œillade à sa sœur.

Sakura ne prit pas la peine de lui répondre, mais son regard enflammé en disait très long. Un regard qui aurait terrifié n’importe qui s’il ne s’agissait pas là de son idiot de frère, totalement dépourvu d’instinct de survie et trop fier pour la considérer comme une quelconque menace.

« C’est quoi ces yeux que tu me fais, petit monstre ? Tu crois peut-être me faire peur ? »

Son sourire était empreint de sarcasme, elle allait exploser. Sa main eut un léger tressaut. Si son père n’avait pas été là, elle n’aurait certainement pas pu s’empêcher de lui jeter son assiette de pancakes en pleine figure, simplement pour le faire redescendre du piédestal où il n’avait clairement pas sa place. Arrogant, provocateur, agaçant, le triptyque Toyasien par excellence ! Encore une fois, sa seule posture prouvait à quel point ce blanc-bec était imbu de sa personne. Il la regardait de haut, l’air nonchalant, avec ce petit sourire narquois imprimé sur les lèvres alors qu’il mangeait un nouveau morceau de ses pancakes. Il avait vraiment l’air de se régaler… Si seulement il pouvait s’étouffer avec, pensa l’adolescente hargneuse.

« Décidément, vous ne pouvez pas passer à côté de votre rituel matinal » constata le père, amusé par ces querelles fraternelles. « Toya, comme tu commences aussi à huit heures, tu veux partir avec moi ?

– Ça m’arrange, la roue de mon vélo est un peu voilée.

– Ah bon ? s’étonna Fujioka.

– Oui, j’ai chuté dans le parc à cause d’un chien, c’était hier en allant au lycée.

– Le karma te punit pour ne pas m’avoir attendue… grommela Sakura dans ses dents, rendant ses propos presque inaudibles.

– Et imposer ta compagnie à Yukito ? Je ne suis pas aussi cruel ! ironisa-t-il en levant un doigt accusateur.

– Yukito m’apprécie ! se défendit-elle, irritée.

– Si tu le dis… » souffla-t-il, faussement désabusé.

Sakura pesta contre son frère. Il aimait jouer avec la corde sensible. Yukito était le meilleur ami du fauteur de troubles. Contrairement à ce dernier, c’était un jeune homme adorable. Il était un peu plus petit que son frère et avait le visage doux, des cheveux clairs et la mine toujours enjouée. Sakura avait senti son cœur faillir dès qu’il avait franchi la porte de leur maison la première fois. Elle se sentait un peu idiote de s’être laissée aller à ce coup de foudre, comme une fillette naïve, mais elle ne pouvait simplement pas s’en empêcher. Le simple fait de le voir suffisait à la rendre heureuse ! Et alors qu'elle se laissait envahir par une nouvelle contemplation intérieure, Toya l'observa, blasé.

« Voilà qu'elle recommence... soupira-t-il en se levant pour débarrasser son assiette.

– Laisse la, ça fait partie des joies de la jeunesse » le contredit son père, toujours aussi souriant.

Se rendant compte qu'on parlait bien d'elle, Sakura eut un petit sursaut puis secoua sa tête pour effacer les rougeurs qui avaient échauffé ses joues. Jamais elle n'avait ressenti ce sentiment pour qui que ce soit d'autre. C'était une fascination sans borne, un amour de contes de fées ! Oui... C'est... Non. Elle se gifla intérieurement. Elle redevenait idiote.

« En tous cas, ce n'est pas ce matin que tu le croiseras, affirma son frère qui se préparait à partir.

– Et pourquoi ça ? demanda-t-elle, la mine boudeuse.

– Il est déjà à l'Université, il avait un dossier à travailler avec son groupe de TD.

– Ah... »

Toya jeta un petit regard en coin à sa sœur qui ne pouvait pas paraître plus déçue. Il marqua un temps de silence, comme s'il tentait de résister encore un peu puis, ne supportant plus sa petite moue, il lâcha sur un ton feignant l'indifférence.

« Mais je peux lui dire de passer à la maison ce soir...

– T’es sérieux ? » s'exclama-t-elle.

Devant l'enthousiasme si vigoureux et soudain de la jeune fille, Toya eut un léger mouvement de recul. Même s'il ne voulait pas l'avouer, ni même le montrer, il appréciait le fait qu'il pouvait si facilement lui faire plaisir...

« Oui... Mais tu m'en devras une en échange...

– Quoi donc ? » l'interrogea la plus jeune plus méfiante.

Avec un petit sourire malicieux, et alors qu'il venait de passer son sac sur son dos, il alla vers le fameux tableau et fit glisser son doigt du jeudi au dimanche.

« Les corvées de vaisselle... »

Sakura fronça les sourcils.

« C'est cher payé pour faire venir ton propre meilleur avec qui tu resteras enfermé à jouer aux jeux vidéos...

– Qui t'a dit qu'on allait jouer ? Peut-être bien qu'on pourrait regarder un film, et peut-être bien que je pourrais proposer à mon insupportable petite sœur de venir le regarder avec nous ? »

Une lueur passa dans le regard de la jeune amoureuse. Vive comme un éclair, elle se jeta sur son frère pour lui serrer la main.

« Marché conclu.

– T'es facile à satisfaire, railla-t-il avant de s'éloigner avec son père.

– Bonne journée Sakura, lui lança son père, fais attention aux clefs.

– Oui, papa, à ce soir !

– Oui, à ce soir, petit monstre ! » lui jeta son frère avant de refermer la porte.

Sakura fixa quelques instants la porte avant de rouler des yeux. Tellement prévisible... L'expression plus fade, elle commença à débarrasser la table, puis passa un coup rapide sur la vaisselle avant de la fourrer copieusement dans le lave-vaisselle. Il était temps pour elle de se préparer à partir elle aussi.


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