Chapitre : Comment Candide rencontra un SDF et comment celui-ci fut malmené

Cela faisait quelques jours que Candide était arrivé en Guadeloupe. Il ne se lassait pas de voir ces paysages lumineux, d’entendre cette langue unique et pleine d’histoire qu’est le créole et d’observer les sourires qu’ont les gens lorsqu’ils discutent. Il marchait donc dans Basse-Terre en admirant ce qui l’entourait et en songeant à quel point il aimerait partager ces instants avec Mademoiselle Cunégonde.

Toujours rêveur, il fut soudain attiré par le son d’une guitare qui jouait un air mélancolique. Le guitariste était assis par terre, sa longue barbe grisonnante qui frôlait son torse était sans doute un signe de sagesse, son odeur était saisissante et se gravait dans vos narines et dans vos mémoires, ses pieds nus étaient posés sur le sol à côté d’une coupelle dans laquelle il y avait quelques pièces, peu de vêtements recouvraient son corps frêle sûrement pour savourer la sensation de l’horrible chaleur du soleil sur sa peau. Candide se sentait envoûté par la mélodie de l’homme: cette chanson lui donnait des frissons. Il observait les mains de l’artiste gratter, pincer et plaquer les cordes de son merveilleux instrument, comme il aurait touché le corps de son amante. Le sage, assis par terre, ayant vu le regard de Candide fit alors sortir une voix grave de ses lèvres gercées.

Son admirateur n’en fut que plus charmé et ravi, de découvrir ce nouveau sentiment. Candide remercia alors intérieurement la raison suffisante qui avait fait, que ce musicien se retrouvât assis dans cette rue alors qu’il s’y promenait, et il fut convaincu que les mots que cet homme disait, même s’il ne les comprenait pas, était sans aucun doute une ode à ce meilleur des mondes dans lequel ils avaient la chance de vivre. Candide offrit donc à l’homme son plus beau sourire et déposa dans sa coupelle des pièces qui étaient dans sa poche afin de le récompenser de son dur labeur et de sa fantastique mélodie.

Il chercha dans la foule, les regards ébahis d’autres gens, cependant personne ne semblait partager son enthousiasme. Ils passaient à coté sans même adresser un regard au musicien. Sauf trois jeunes qui se dirigeaient vers eux avec de grands sourires.

Ils imitèrent d’abord l’homme assis, en se courbant le dos et en faisant des grimaces pitoyables. Au fur et à mesure qu’ils s’approchaient, ils se bouchaient le nez en faisant mine de vomir. Lorsqu’ils furent tout à coté de leur frère humain, ils tentèrent de toucher sa guitare. Leur compatriote terrestre essaya tant bien que mal de protéger son instrument et son maigre salaire de ses agresseurs. Pour empêcher toute résistance le plus grand, qui était haut comme Candide, souleva l’artiste de terre. Il était à présent à dix centimètre du sol, n’essayant plus de se débattre, à côté du géant de muscles il ressemblait à une marionnette dont on aurait coupé les fils, fatiguée et usée par le temps, la vie et l’humanité. Son visage était tourné vers le pauvre Candide et le regard droit dans les yeux, il lui offrait le peu d’espoir et de courage qui lui restait, quand il comprit que le petit Candide, qui semblait s’être changé en statue, ne ferait rien, des larmes roulèrent sur ses joues et sur celles de son lâche admirateur. Pendant ce temps les barbares avaient torturé la guitare, qui gisait au sol près de la coupelle maintenant vide.

Le bourreau relâcha l’homme, puis disparut dans la foule avec les autres ne laissant derrière eux que de sombres et cruels éclats de rire. L’homme pauvre tenait le corps sans vie de son cher instrument, et le berçait comme il eu bercé son enfant pour l’endormir.

Candide se retourna à nouveau vers la foule les yeux encore remplis de larmes et remarqua qu’il était le seul à avoir prêté attention à cette scène infâme. Personne n’était ému ou en colère, ils n’avaient rien vu, ou avaient choisi que cela n’avait aucune importance pour eux. En effet le meilleur des mondes possible continue de tourner avec ,en son sein, deux hommes en larmes.