À la recherche du bonheur
Encore une fois Aimé est sorti très tard du SRPJ. Depuis qu’il sait que Caïn a trouvé la trace de Lucie, il redouble d’effort lui-même pour arriver à ce résultat. Mais depuis des mois qu’il cherche, il a épuisé toutes ses pistes. Il est contraint de se restreindre à de vieilles informations et à de la surveillance, pour ainsi dire, il tourne en rond. Et plus il se voit emprunter encore et encore les mêmes chemins, plus il enrage. À quel moment est-ce que le capitaine a trouvé la faille qui l’a mené jusqu’à Lucie ?
Le lieutenant se demande parfois même pourquoi il s’inflige tout cela. Au départ, il a été mu par une réelle inquiétude, mais plus le temps passe, plus ses recherches servent à rythmer ses journées. Il aurait voulu retrouver Lucie pour que tout cela s’arrête, pour qu’il ait accompli son objectif et qu’il puisse passer à autre chose, enfin. Mais il ne la trouve pas et ses journées se ressemblent toutes.
Malgré son tumulte intérieur, les rues sont silencieuses, uniquement éclairées par les lampadaires urbains qui diffusent une lumière jaune pâle. Il n’entend que ses pas jusqu’au moment où il perçoit un autre son, quelque chose qu’il n’aurait peut-être pas entendu s’il y avait eu plus d’animations dans la rue. Aimé se dirige vers le bruit.
Il découvre alors un homme face à une femme et à un enfant. Ils semblent tous les deux terrifiés et ils ont de quoi. L’homme braque sur eux une arme. En une seconde, l’esprit de Legrand redevient clair. Il dégaine son pistolet et son badge et signifie sa présence par un raclement de gorge. L’homme se retourne, il a les yeux mouillés de larmes.
- T’es qui toi ?
- Lieutenant Aimé Legrand, police judiciaire. Posez cette arme au sol tout de suite.
- Un condé ?
En apprenant ça, l’homme prend la fuite, laissant derrière lui la femme et l’enfant recroquevillés sur eux-même. Ils tremblent de tous leurs membres. Legrand les approche doucement.
- Venez, je vais vous raccompagner chez vous.
La femme éclate en sanglots alors que la jeune fille qui l’accompagne, probablement sa fille, se redresse pour lui faire face. Elle doit avoir 12 ou 13 ans.
- On n’a plus de chez nous parce que le monsieur là, c’est mon père. Si on rentre, il va nous tuer.
- Et si je vous proposais de venir chez moi ?
- Vous feriez ça ? C’est vrai ?
- Venez, je n’habite plus très loin d’ici.
La fille relève sa mère et suit Legrand. Il va mener l’enquête mais ne se soucie pas du tout de savoir s’il peut les emmener chez lui. Cela n’a aucune importance. De toute façon, elles ont besoin d’un foyer, au moins pour la nuit. Il les fait entrer dans son appartement en premier.
- Je sais que ce n’est pas du luxe mais au moins on a un toit au dessus de la tête.
Disons que pour quelqu’un vivant seul, c’est parfaitement adapté, mais qu’une fois à trois dans l’espace de vie, on se sent rapidement à l’étroit. Ses invitées ne semblent pas s’en formaliser. La mère s’est assise, ramassée sur elle-même, dans le canapé, alors que sa fille explore chaque pièce de la maison. Une fois qu’elle a terminé, elle revient dans le salon.
- Moi c’est Sadia et elle c’est ma mère. Elle s’appelle Marina. Et toi comment tu t’appelles ?
- Aimé.
- C’est vrai ce que tu as dit à papa ? Que tu es policier ?
- Oui c’est vrai. Je travaille au service régional de police judiciaire.
- Alors tu peux nous aider ?
- Je crois que le mieux pour l’instant, c’est que vous dormiez et on reparlera de ça à tête plus reposée demain. Venez je vous montre la chambre et la salle de bain.
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Quand Caïn se réveille le lendemain, il est pris d’une peur subite d’avoir tout inventé. Bien qu’il soit pressé, il ne se précipite pas. Il sait que si son fauteuil lui échappe dans un moment comme ça, il pourrait casser quelque chose. Il tient à ses meubles ainsi qu’à son calme, si précaire, alors il prend son temps. Une fois dans la cuisine, il commence à préparer le petit déjeuner.
Il suffit que Camille apparaisse à la porte pour qu’il soit rassuré. Tout est vrai. Il n’a rien rêvé de cette histoire de dingue. Il le voit à la tête de sa fille. Aujourd’hui il sera chargé de garder Eva pendant que Nassim, Lucie et Camille partent faire un tour au large. Caïn s’exécute sans demander son reste.
Voir Lucie avec un ventre rond a annihilé toutes ses résistances, ses réticences. Il ne vit que pour une seule et unique chose : se faire pardonner de Lucie et pouvoir profiter d’une place au soleil à ses côtés. Il est prêt à tout. Garder Eva est bien la moindre des tâches. Il est très heureux de passer son samedi avec sa petite-fille comme un papy normal. Et avec personne dans la maison, il n’a pas peur qu’on le surprenne rampant par terre.
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Ouvrant les yeux dans son canapé, Aimé a besoin d’une seconde pour se souvenir pourquoi il dort là et non pas dans son lit. Sadia. Marina. Leur père et mari. L’enquête qu’il devait mener. C’est cette conviction qui le tire de dessous les couettes. Il a du travail même si c’est samedi. Il faut éclaircir les choses au plus vite pour que ces femmes puissent rentrer chez elles.
C’est Marina qui arrive en première dans le salon. Elle se déplace à pas de loup, le dos voûté et le regard fuyant. Quand Legrand lui propose quelque chose à manger, elle sursaute. Il s’excuse. Elle s’excuse en retour. Ils peuvent commencer à manger. Legrand aurait voulu tout de suite lui poser tout un tas de questions mais la voir si peu à l’aise le bride. Il l’interrogera plus tard.
- Mon mari s’appelle Yves. D’habitude il est très calme. Il n’avait même jamais levé la main sur nous avant hier. Mais depuis quelques jours, il était … bizarre.
- Comment ça ?
- Il rentrait plus tard, agité. Il avait du mal à se lever le matin. Mon mari n’a jamais eu du mal à se lever le matin. Il critiquait ou s’extasiait devant tout et n’importe quoi. Il passait deux à trois fois plus de temps dans la salle de bain.
- Est-ce qu’il vous avait parlé d’un rendez-vous ? D’un changement d’habitude ?
- Non rien.
Ils s’arrêtent de parler pour regarder Sadia entrer dans la pièce. Elle a une mine bien plus sombre que la veille. Elle salue mornement Aimé et embrasse sa mère. Elle cherche de quoi prendre son petit-déjeuner comme si elle est chez elle. Aimé va s’habiller pour les laisser seules.
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Caïn est allongé avec Eva. Il essaye tant bien que mal de faire tenir debout une pile de blocs de constructions que sa petite-fille vient régulièrement détruire. Il a tenté au début de comparer ça à la tour de Babel mais, contrairement à l’histoire, lui ne parvient jamais assez haut alors il se réoriente pour inventer, de manière plus classique et bien plus efficace, une histoire de dinosaure qui vient détruire sa maison. Eva rit aux éclats.
Après avoir rasé l’équivalent d’une capitale, elle commence à fermer les yeux. Sans montrer plus de résistance, elle s’installe contre Fred et s’endort tout à fait. Ne s’en occupant pas le moins du monde, Caïn continue de lui parler doucement, tantôt lui racontant des histoires, tantôt lui confiant ses états d’âme, le tout en mettant en place toute une ville de petite maison. Finalement le sommeil le gagne aussi.
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- Vous êtes sûr qu’il est là-bas ?
- Je n’en sais rien, répond Marina. Vous m’avez demandé mon adresse, je vous ai répondu.
- Bon et bien je vais aller voir. Je vous laisse un double des clés et mon numéro de téléphone.
Il fait tout comme il a dit et se retrouve bientôt devant l’adresse indiquée. Il frappe plusieurs fois à la porte et personne ne répond mais quand il essaye d’ouvrir, la porte n’est pas fermée. Il entre à pas de velours, écoute, c’est en entendant un bruit sourd qu’il décide de s’approcher. Il sait qu’il aurait dû s’annoncer mais quelque chose l’en empêche. Legrand s’avance encore.
La porte du salon est entrouverte. Il aperçoit dans entrebâillement un homme assis sur une chaise et une femme qui lui fait face, mais qui s’apprête à s’asseoir sur son séant. Dans un premier réflexe, le lieutenant faillit faire demi-tour comme il est venu mais un détail perverti toute la scène. L’homme est en sang et en pleurs. Sans plus attendre, il sort son arme et pénètre dans la pièce.
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Caïn ne se réveille même pas lorsqu’ils entrèrent dans la pièce. Eva, toujours sur lui, sort du sommeil et c’est en voulant aller vers sa mère qu’elle réveille son grand-père. Il s’étire longuement au moment où il ouvre les yeux. Il se fige un instant, ne parvenant pas à croire les informations qu’ils lui transmettent. Lucie est là, accompagnée de Borel et de Camille bien sûr.
Avant qu’il ait pu la saluer Camille et Borel s’éclipsent en emportant Eva. Lucie reste là presque immobile. Fred doit faire un effort pour la regarder dans les yeux et ne pas laisser son regard dériver jusqu’à son ventre. Mais comme il est encore absolument allongé par terre, son angle de vue lui permet quand même d’apprécier ses rondeurs. Elle bouge enfin pour s’asseoir sur une chaise pendant que Caïn se redresse du mieux qu’il peut.
- Est-ce que Aimé sait ?
- Je lui ai dit que je t’avais trouvé.
- Je voulais dire … est-ce qu’il sait que je suis …
- Non.
Elle soupire en posant une main sur son ventre et Caïn ne sait pas dire si c’est du soulagement ou de la déception. Il lui trouve un air fatigué mais en se souvenant de Gaëlle à la même période, il se rappelle que c’est parfaitement normal. Elle est retombée bien vite dans ses pensées.
- C’est prévu pour quand ?
- Dans 2 semaines.
- Et comment tu te sens ?
- Grosse. Soupe au lait. Fatiguée.
Fred a dit cela en désignant la place à côté de lui dans cette montagne de couvertures et d’oreillers. Lucie lui a lancé un regard qui disait « Je sais ce que tu essayes de faire » mais l’offre doit paraître trop censée ou trop alléchante pour qu’elle puisse la refuser. C’est presque à contre-cœur qu’elle se lève pour aller s’allonger avec Fred, en prenant toutefois soin de ne pas le toucher. Elle s’endort presque aussitôt.
Quand Camille et Nassim reviennent, Lucie s’est réinstallée contre Fred. Ce dernier lui caresse doucement le ventre s’émerveillant de pouvoir sentir de ci, de là, les mouvements d’un bébé Lucie. Il ne prête même pas attention aux mines amusées de sa fille et de son commandant. Il profite simplement du mieux qu’il peut du moment présent.
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Dans le doute, Legrand a dû arrêter et la femme et l’homme. Ce dernier doit avant toute chose faire un séjour à l’infirmerie alors que le lieutenant commence par interroger la femme.
- Nom. Prénom. Âge. Et profession, s’il vous plaît.
- Isabelle Rouquier. 36 ans. Vendeuse de lingerie féminine.
- Que faisiez-vous chez Yves Lamboa ?
- Je crois que c’est assez évident. Ça n’explique pas pourquoi vous êtes entrés par effraction et nous avez arrêté.
- Vous êtes l’amante de monsieur Lamboa ?
- Non pas son amante ! Je suis son amour d’enfance, son amour de toujours. Regardez cette photo, nous n’avions que 14 ans à l’époque.
- Comment expliquez-vous qu’il soit marié avec une autre ?
- Ne me parlez pas de cette mascarade ! Yves et moi ne pouvions pas avoir d’enfants alors nous avons décidé qu’il se prêterait à ce mariage factice pour avoir un enfant.
- Pourquoi était-il sévèrement blessé et ligoté à une chaise quand je suis arrivé ?
- Nos pratiques ne vous concernent pas. Et cela n’explique toujours pas pourquoi vous nous avez arrêté.
- Hier soir Yves Lamboa a tenté de tuer sa femme et sa fille.
- C’est bien ce que je vous disais !
- Madame Rouquier vous ne manquez certes, pas d’imagination, mais votre histoire ne tient pas debout. Je vous fais envoyer en cellule jusqu’à pouvoir interroger monsieur Lamboa.
Après qu’il lui ait annoncé cela, Isabelle Rouquier se mure dans un silence glacial. Elle est emmenée par un des agents présents ce samedi. Legrand va se rendre à l’hôpital quand il a un pré-sentiment. Il fait volte-face pour jeter un œil aux caméras sur son ordinateur. Quelle n’est pas sa surprise lorsqu’il voit qu’Isabelle Rouquier a neutralisé le garde et est en train de le dépouiller.
Legrand se précipite vers les cellules et appelle en renfort trois autres agents qui travaillent là. Ils rentrent en trombe dans la pièce, Isabelle n’a pas tout à fait réussi à prendre le pistolet qui lui échappe des mains quand elle veut les braquer. Elle tente bien de les attaquer avec une pince à cheveux mais ils la maîtrisent simplement et l’enferme pour de bon dans la cellule. Dès qu’elle est reprise, elle se tait de nouveau et les fixe avec un regard noir.
À l’hôpital, Yves dément complètement l’histoire d’Isabelle. Enfin presque, ils avaient bel et bien été en couple mais ne s’étaient jamais remis de leur infécondité. Elle a usé de chantage pour le refaire tomber dans la drogue qu’ils prenaient ensemble avant. Elle avait menacé tout le reste de sa famille s’il ne tuait pas sa femme et sa fille. Son père était mort comme cela il y a quelques semaines. Yves Lamboa avait même, pour prouver ses dires, des appels, des textos, des messages vocaux et des photos. Dans sa folie de le retrouver, Isabelle Rouquier avait laissé des traces partout. Affaire conclue.
Quand il va annoncer tout ça à Sadia et Marina. Elles lui demandent de les emmener tout de suite à ses côtés. Sadia paraît avoir tout oublié des évènements de la veille et parfaitement pardonnée son père. Pour Marina cela demande plus de temps. Il leur laisse à tous son numéro si jamais, ils avaient besoin de ses services.
Sur la route du retour au SRPJ, il se sent bien. Il a résolu une affaire, aidé une famille. Son travail de flic n’est finalement pas si vain. Il flotte au dessus des choses. Il est ramené à terre quand Thierry un gars de l’accueil le hèle.
- Aimé ? Est-ce que je peux te demander un service ?
- Tout ce que tu veux, vas-y.
- Quelqu’un m’a remis une enveloppe que je dois donner au capitaine absolument aujourd’hui. D’habitude il vient toujours mais on ne l’a pas vu aujourd’hui. Tu pourras aller lui porter ?
- Ouais bien sûr.
Legrand ne se voit pas dire non maintenant et Caïn ne peut pas lui gâcher une si bonne journée en quelques minutes seulement. L’enveloppe est scellée et complètement vierge. Legrand prend la direction du domicile du capitaine dont il a, bon gré, mal gré, appris à connaître l’adresse. En arrivant devant il remarque que la voiture de Borel est là aussi.
Il pousse la porte extérieure et entre dans le jardin. Il n’aurait pas cru Caïn capable d’avoir un si beau jardin. Dans la nuit tombante, il suit le petit sentier au milieu des plantations. Peut-être est-ce Camille qui s’occupe de tout ça ? En arrivant au cabanon, il sait qu’il s’est trompé de passage. Il regarde autour de lui.
Il voit du mouvement au travers d’une baie vitrée toute éclairée de l’intérieur et s’approche. Camille vient d’entrer dans la pièce. Elle doit s’adresser à Eva. Quand Legrand dépasse le buisson qui lui cache la vue, il comprend que ce n’est pas le cas.
Face à elle, allongés au sol, il y a Lucie. Lucie endormie. Lucie enceinte. Lucie dans les bras de Caïn.