Vice-versa
- Pourquoi tu ne m'as jamais parlé d'elle ?
- Elle est rentrée au SRPJ juste après que tu m’aie mis à la porte. On ne se parlait plus, je n'allais pas t'appeler simplement pour t'annoncer la venue d'un nouveau lieutenant.
- Et après ?, reprit Gaëlle. Quand je t'ai posé des questions sur tes journées, tu ne l'as jamais mentionné alors que tu travailles avec elle tout le temps.
- J'ai pensé que c'était trop tard, que si je t'en parlais après tant de temps tu trouverais ça louche. Regarde ta réaction maintenant.
- Ton histoire n'est pas claire Fred, qu'est-ce que tu me caches ?
Caïn se leva. Il n'avait pas pensé que cette explication avec sa femme serait si dure. Ben était parti passer la nuit chez un ami. Heureusement. Gaëlle ne lui laissait pas une seconde de répit, d'ailleurs quand il tarda à répondre à sa question, elle attaqua de nouveau.
- Fred … est-ce que tu couches avec elle ?
- Quoi ! Non, bien sûr que non. C'est juste … ma lieutenante. C'est …
- Alors c'est quoi le truc que tu refuses de me dire ? Je te connais Fred.
- Il n'y a rien, je t'assure.
- Est-ce que tu es amoureux ?
- Si je le suis, ce n'est que de toi.
- Pas de ça avec moi Fred. Il est loin le temps où il te suffisait de me susurrer des mots doux pour que je passe l'éponge. J'en ai marre.
- Gaëlle, je …
- Non. Je ne veux rien entendre de tes excuses et de tes explications. Ça ne me concerne plus. Vas-t'en.
- On peut en discuter au moins.
- C'est tout vu. Sors de cette maison.
Comme prise d'une résolution soudaine, elle le poussa vers la sortie.
- Gaëlle s'il te plaît. Je n'ai nulle part où dormir ce soir.
- Vas dormir chez Lucie Delambre !
Elle lui claqua violemment la porte au nez. Si seulement elle savait. Mais aussi installé qu'il l'était chez sa lieutenante, il ne pouvait pas y aller le week-end. C'était là une des seules règles explicites qu'ils s'étaient fixées. En désespoir de cause, Caïn prit donc le chemin de chez Jacques.
Il devait avoir une tête d'enterrement pour que son ami le laisse entrer sans une remarque ou question. Caïn s'effondra sur le canapé. Jacques lui apporta un whisky qu'il but d'une traite.
- Elle me quitte.
- C'est pas la première fois.
- Oui mais là ça sonnait … plus définitif. Elle est persuadée que j'ai une liaison …
- Ce ne serait pas la première fois non plus.
- … avec Delambre.
- Ah ? Et est-ce que c'est vrai ?
- Jacques, j'ai besoin de soutient là.
- Oui bien sûr, mais je me disais … comme ces derniers temps vous avez l'air de vous être rapproché …
Caïn se leva et prit le chemin de la porte. Le commandant le retint par le bras.
- C'est bon Fred. Je déconne. On change de sujet, ça te va ? Parlons de Ben.
Le capitaine recommença à sourire.
oOo
Le lendemain il reçut un message de Gaëlle. Elle détaillait ses propos de la veille. Caïn avait vu juste, cette fois-ci, elle lui demandait de venir chercher ses affaires. Alors c'est comme ça que leur histoire allait finir ? Sur une liaison qui, pour une fois, n'en était pas une.
Il lui restait un espoir cependant. À aucun moment elle n'évoquait de procédure de divorce. Caïn pourrait lui laisser du temps avant de retenter sa chance. Quelques mois pourraient apaiser son courroux.
Restait donc une question à régler, celle de Delambre. Elle avait pris pitié de lui et lui avait permis de rester mais si sa situation se pérennisait, elle serait sûrement beaucoup moins avenante. Il lui en parlerait au petit déjeuner.
- Delambre je voulais vous dire que Gaëlle m'avait mis à la porte.
- Ce n'était pas déjà le cas ?
- Si mais là, c'est plus définitif.
- Elle demande le divorce ?
- Pas encore mais je devrais aller chercher mes affaires dans la semaine. Alors je me disais que je devrais commencer à chercher ailleurs pour …
- Je ne vous mettrais pas à la porte pour ça. Ce que je veux dire c'est qu'on ne se croise qu'ici pour le petit-déjeuner et qu'avec vous au moins l'étage de cette maison sert à quelque chose. J'ai même une pièce-débarras dans laquelle vous pourrez entasser vos cartons en attendant.
- Vous n'êtes pas en train de me proposer d'emménager ?
- En tout bien, tout honneur capitaine ! Cet étage s'était comme une traduction, au sein de ma maison, de mon handicap. Un espace que je ne pouvais plus utiliser sans pouvoir me résoudre à l'abandonner tout à fait. Avec vous en haut, je vois revivre une partie de ma maison. Quand j'ai senti cette odeur nouvelle dans la chambre, j'étais à la fois affolée que quelqu'un soit rentré chez moi mais exaltée de voir que son histoire continuait malgré tout. C'est un peu comme quand j'enquête avec vous, parfois j'en oublierais mon fauteuil.
- Je crois que je vais rester encore un peu alors.
Il fit même plus que cela. Pour éviter de penser à son mariage qui prenait l'eau, il se lança dans un grand nettoyage de « son » étage. Il dépoussiéra, balaya, aspira, serpilla, astiqua. Une fois qu'il eut tout fini, il aida Delambre à faire le plus important rangement qu'elle ait fait depuis son accident.
Caïn crut comprendre qu'elle ne laissait habituellement personne l'assister dans cette tâche et qu'elle se trouvait donc très limitée. En faisant avec elle le tri, il repoussait sa propre échéance à faire de même chez lui. Il en apprit aussi beaucoup sur sa lieutenante. De sa passion interrompue pour la peinture à ses vieux albums photos.
Alors qu'à l'époque elle avait tenu à les garder, Delambre demanda à Caïn d'emmener tous ses vieux meubles inadaptés dans les recycleries. Ils jetèrent aussi tant de choses qu'une fois leur travail terminé, le stock avait diminué de moitié.
- Comme ça vous aurez la place de mettre vos affaires.
C'est vrai que maintenant il n'avait plus aucune raison de procrastiner. Il découvrit en arrivant sur place que Gaëlle avait déjà mis en carton une bonne partie de ses affaires. Toute sa penderie était ainsi entassée dans une grosse caisse.
La chambre qu'il occupait chez Delambre avait été vidé de tout de qui ne servait pas à sa fonction. Caïn put donc sans problème faire tenir ses vêtements dans le placard. Il déposa quelques cartons avec les autres dans la pièce-débarras et proposa ses livres à la lieutenante qui les mêla aux siens dans la bibliothèque du salon.
En plus d'acheter le petit-déjeuner, le capitaine contribuait aussi aux courses une fois par semaine, comme une rétribution. Même en étant si bien installé, il rentrait toujours par la fenêtre. Delambre ne lui avait d'ailleurs jamais proposé de clé. Il arrivait le soir, tard pour ne pas avoir à dîner. Cette drôle d'association fonctionnait. Le capitaine avait depuis longtemps arrêté de se demander de quoi cela avait l'air depuis l'extérieur.
oOo
- Delambre.
- Où là, vous avez quelque chose à me dire vous.
- J'ai demandé à Moretti de vous monter en grade.
- Comment ça ?
- Je voudrais que vous soyez capitaine.
- Vous ne voulez plus travaillez avec moi, c'est ça ? Et vous manigancez ce petit stratagème. Je croyais qu'on était franc l'un vers l'autre.
- Justement je le suis. Si je veux que vous deveniez capitaine, ce n'est pas pour arrêter notre collaboration mais pour la sublimer. Je pense que c'est en étant égaux qu'on est le plus efficace.
- Nous ne le sommes pas déjà ?
- Si mais j'avais besoin que ce soit effectif, écrit noir sur blanc.
- Et le commandant a accepté cette explication ?
- Oui.
- Vous voulez dire que …
- C'est ça, capitaine Delambre.