Vice-versa
Caïn avait son plan tout préparé en tête. Il suivrait Delambre jusque chez elle avant de se poster aux alentours. De sa cachette, il pourrait poursuivre l'enquête et creuser le passé d'Azo aussi bien que tester la fiabilité de son alibi.
Delambre habitait une petite maison adaptée pour une femme vivant seule, mais relativement peu pratique en revanche pour quelqu'un en fauteuil roulant. La volée de marches menant au perron était recouverte d'une planche de bois et il ne vit jamais les lumières de l'étage allumée. Elle avait sûrement acheté cette maison alors qu'elle était encore valide.
Mise à part la porte du devant, l'habitation n'offrait aucune entrée. Delambre ferma cette seule issue avant d'aller se coucher. Depuis l'extérieur, Caïn avait réussi à avoir une idée de l'organisation du rez-de-chaussée.
On entrait presque directement dans un grand salon sur lequel la cuisine était partiellement ouverte. Puis un couloir desservait une chambre, un bureau et une salle de bain.
En faisant le tour de la maison, Caïn remarqua une fenêtre près de laquelle passait une gouttière. Si le tuyau d’évacuation des eaux de pluie n'était pas assez pour supporter son poids, le saut de mur sur lequel elle s'appuyait l'était.
Pour comprendre le danger, il fait être le danger. De plus le capitaine avait toujours eu un certain talent pour l'infiltration. De toute façon, il n'aurait jamais pu résister à un tel défi. Il grimpa comme un chat et parvint à ouvrir la baie aussi vite que s'il avait été à l'intérieur. En moins de 5 minutes, depuis la rue, tout était redevenu normal.
La lumière du dehors pénétrait à travers les carreaux. Il n'eut pas à attendre longtemps pour y voir aussi clair que possible. Ainsi Caïn découvrit une chambre occupée par un grand lit. La pièce était simple, plusieurs meubles y étaient entassés. Elle devait servir de chambre d'ami mais surtout de grenier. Tout était recouvert d'une fine couche de poussière, même les différentes toiles rangées entre deux étagères.
La porte s'ouvrit sans bruit. Au delà, les lampadaires extérieurs n'éclairaient plus grand chose. Caïn s'arrêta pour écouter. Tout était silencieux, seul se percevait le bruit étouffé d'une machine à laver ou d'un lave-vaisselle.
Même si ses yeux s'adaptaient au noir, Caïn sortit sa lampe torche dont il étouffa le faisceau avec ses doigts. Il avait affaire à un palier vaste. Un fauteuil roulant était posté en haut des escaliers. Une porte menait à une toute petite salle de bain et l'autre voyait s'entasser pêle-mêle des châssis de tableaux, des tabourets de bar et autres objets inadaptés à un fauteuil, en plus de vieilles affaires et archives que contenaient toujours les pièces-débarras.
Le capitaine savait qu'il était déjà bien trop engagé dans la maison, que si Delambre le trouvait là elle tirerait à vue, mais sa curiosité était plus grande. Il testa les premières marches avant de s'engager à descendre.
Cette fois-ci il pouvait se contenter de nouveau des rais de lumière de la rue. La pièce, il l'avait vu de l'extérieur et les formes sculptées dans les ombres seraient assez pour le guider.
Il n'aurait pas imaginé que la maison d'un paraplégique soit si … normale. Les meubles étaient, certes bien espacés les uns des autres, mais Caïn ne vit aucun aménagement particulier. Il trouva simplement à côté de la bibliothèque, une perche équipée d'une pince pour attraper les livres les plus hauts.
Une grosse chaîne hi-fi occupait une place de choix dans l'étagère murale alors que la télévision était juste posée sur un guéridon. Caïn navigua au plus près de la chambre au point d'entendre Delambre ronfler. Il n'eut cependant pas l'audace d'ouvrir la porte.
Après avoir vérifié que la porte d'entrée était effectivement fermée à clé et que personne ne rodait dehors, il remonta à l'étage et s'installa dans la chambre en laissant la porte entrebâillée. Cette nuit, personne ne vint et le capitaine finit par s'endormir dans le lit poussiéreux.
Le lendemain matin il ne fut réveillé que par le claquement de la porte d'entrée. Avant cela, il avait profité du bruit que faisait Delambre en se préparant, pour imaginer qu'il était de retour chez lui. Elle finit par partir et il se retrouva seul à la maison.
Il aurait pu descendre pour dérober son petit-déjeuner dans le réfrigérateur de la propriétaire mais si elle était observatrice, cela risquait d'éveiller ses soupçons. Alors, par le même chemin que la veille, il sortit de la maison, rejoignit sa moto qu'il avait garé un peu à l'écart et prit le chemin du SRPJ.
Évidement quand il arriva, Delambre était déjà là.
- Alors aucune visite nocturne ?
- Non. Et vous, vous avez avancé dans l'enquête ?
Caïn marcha jusqu'à son bureau. Là Jacques avait déposé sur le canapé un sachet contenant une demi-baguette et un croissant. Il s'installa dans le sofa et commença à manger.
- J'ai démonté l'alibi d'Azo et j'ai trouvé 3 caméras entre chez lui et la scène de crime. On ne sait jamais, il faudra les vérifier.
- Comme c'est un travail fastidieux et particulièrement long je suppose que c'est à moi de m'en charger ?
- Dis-donc, vos sens de flic se sont sacrément aiguisés.
Il la laissa là et partit de son côté. Même s'ils le voyaient passer sur les caméras, sa misogynie ne serait pas assez pour le faire inculper de meurtre. De plus ce gars-là n'avouerait jamais rien ou seulement une fois qu'il se saurait acculé. Caïn devait donc tout mettre en œuvre pour le pousser justement dans cette situation.
- Stunia, Stunia, Stunia, dites-moi qu'une fois encore vous serez mon fil d'Ariane.
- Vous, vous avez bien dormi.
- Il n'est pas de meilleur sommeil qu'allongé sous l'épée de Damoclès. Du nouveau ?
- Oui. Je suis partie du principe qu'il est impossible d'infliger cela à quelqu'un sans y laisser au moins un brin d'ADN.
- Et alors vous avez trouvé mon meurtrier ?
- La victime n'était pas du genre à se laisser faire. J'ai donc pu prélever tout ce qui se retrouvait sous ses ongles. J'ai trouvé deux ADN distincts. Je n'ai pas pu identifier le premier mais le second appartient à un certain Enzio Azo.
- Vous êtes parfaite Stunia.
- Je sais, capitaine.
Caïn ne voulut pas rentrer de suite. Delambre n'aurait sûrement pas fini son épluchage des vidéos. Il se concentra donc sur une autre mission. Trouver Azo et surveiller ses agissements. Il aurait besoin de connaître ses habitudes s'ils devaient l'attraper.
Delambre l'appela alors que le ciel commençait à rosir. Il ne décrocha pas mais prit tout de même la direction du commissariat. Elle avait intérêt à y être sinon il n'écouterait son rapport que le lendemain matin.
Rares étaient ceux qui traînaient encore au SRPJ à cette heure. Le capitaine crut d'abord que Delambre n'était pas parmi eux puis il vit de la lumière dans son bureau. Il s'approcha. Elle avait poussé sa chaise et s'était installée à sa place. Caïn allait lui bondir sur le poil pour cela, mais elle ne lui en laissa pas le temps.
- Azo est présent sur une des trois caméras. Cela n'est pas assez pour prouver qu'il se rendait vers la scène de crime mais cela confirme que son alibi ne tient pas. J'ai trouvé autre chose de très intéressant. Le portable de Romuald porte la trace d'un rendez-vous, la veille du meurtre avec un certain Thomas. Ils étaient amants. Je l'ai interrogé et j'ai effectué un prélèvement ADN. Stunia pourra me confirmer demain qu'il s'agit du deuxième ADN trouvé sous les ongles de la victime. De plus Romuald ne faisait pas confiance à Azo. Cette méfiance nous fournit une preuve en béton. Elle a enregistré un appel dans lequel Azo lui donnait rendez-vous à l'endroit où elle a été tuée. Elle a ensuite activé une application pirate qui enregistrait sa position mais aussi la présence, à proximité, du portable d'Azo.
- On le tient. Allez venez !
Quand ils arrivèrent devant chez Azo, Caïn définit leur plan. Il n'y avait que deux issues. Il barricaderait la porte à l'arrière et frapperait par devant. Il demanda à Delambre de rester dans la rue sans rien faire pour qu'elle entende autre chose que : « Ne me gênez pas ! ».
Tout se passa en un instant. Caïn s'approcha de l'entrée et tapa le battant selon le rythme qu'il avait observé chez d'autres plus tôt. Azo n'avait pas ouvert en entier que déjà il essayait de refermer en s'enfuyant. Caïn le prit immédiatement en chasse.
Même si son gabarit ne lui permettait pas de courir aussi vite que le capitaine, il avait l'avantage du terrain. Il n'avait cependant pas peur de le perdre car il avait l'avantage de savoir que l'issue arrière était condamnée.
Azo percuta violemment la porte sans parvenir à l'ouvrir. Caïn avait pensé que la surprise et le choc lui accorderaient une fenêtre de temps suffisante pour le maîtriser mais Azo fit volte-face et envoya son poing droit vers Caïn qui n'eut pas le temps d'éviter et se fit étaler d'un seul coup.
Il fut sonné et dut se résoudre à regarder, impuissant, leur suspect s'éloigner. Caïn se fit violence pour se relever. Azo était ralenti aussi mais allait bientôt franchir la porte. Quand il essaya de s'élancer, il vacilla dangereusement. Il jura bien fort. Leur suspect allait s'échapper et après ça ils n'auraient aucune chance de l'attraper de nouveau.
Il fit quelques pas vaseux avant de parvenir à reprendre un rythme convenable. Peut-être avait-il encore une chance de le rattraper. S'il partait en courant il pourrait l'avoir à l'usure, s'il s'enfuyait avec sa voiture, Caïn le poursuivrait en moto.
Dans la rue quelqu'un grognait. Caïn ne voyait Azo nulle part. Il passa la haie en courant et tomba sur un spectacle bien surprenant. Delambre était par terre, son fauteuil renversé à quelques pas. Azo était un peu plus loin à genoux, les chevilles empêtrées dans une paire de menottes.
oOo
- Une fois sous les verrous, Azo a été ravi de décrire comment il avait tabassé Pesador. La juge ne lui fera aucun cadeau.
- Vous n'allez pas le dire n'est-ce pas ?
- De quoi ?
- Si je n'avais pas été là, Azo serait en cavale à l'heure qu'il est.
Caïn renifla avec dédain sans répondre. Ils traversèrent le hall de l'hôpital au pas. Avec ses côtes fêlées, Delambre n'allait pas bien vite. Caïn, lui, s'était fait remettre le nez en place, ce qui n'empêchait pas une ecchymose conséquente de se répandre sur son visage.
Elle avait raison sur ce coup-là, il était probable qu'elle lui ait sauvé la mise. Si ses os pouvaient être pris comme témoins, elle n'avait pas hésité à se jeter sur le passage du mastodonte avec force. Tout puissant qu'il était, Azo s'était finalement fait avoir par la teigneuse à roulettes.
- Qu'est-ce que vous faites capitaine ? Lâchez ce fauteuil ! Je n'ai pas besoin de votre aide.
- Je ne vous aide pas, je fais ma BA de la journée.
- Ne me prenez pas pour une buse. Vous prenez pitié de la pauvre handicapée blessée. Je croyais que vous étiez différent.
- Fermez-là, lieutenant. Je n'ai pas envie de vous entendre geindre.
- C'est la première fois que vous m'appelez « lieutenant », capitaine.
- Je ne vous savais pas si sensible.
Elle ne répondit rien. Caïn n'aurait pas su comment continuer la conversation alors il se tut aussi. Quand il l'avait vu la première fois, il n'aurait jamais pensé qu'il finirait par pousser son fauteuil dans la côte. Delambre avait tort de dire qu'il la prenait en pitié. Jamais il n'aurait fait ce genre de chose-là par pitié.
C'est peut-être justement car il commençait à l'estimer réellement, à respecter sa force qu'il ne supportait pas de la voir ainsi diminuée, roulant au rythme d'une véritable handicapée. Il approcha de la voiture de Lucie. Il aurait pu la laisser conduire. Il aurait peut-être même dû la laisser conduire pour que les choses restent les mêmes entre eux. Il n'aurait eu qu'à s'asseoir côté passager et faire quelques réflexions.
Au lieu de ça, il l'emmena jusqu'à la portière de droite. Il la laissa ouvrir mais en voyant qu'elle grimaçait déjà de s'avancer dans son fauteuil, il se pencha pour l'aider à se transférer sur le siège. Elle le laissa faire sans rien dire, signe que ses côtes devaient lui faire bien plus mal qu'elle ne le laissait paraître. Il se retrouva ensuite face au fauteuil.
- Il faut commencer par les roues.
Caïn s'exécuta. Il tâtonna un peu mais parvint à ses fins. Il n'avait jamais fait attention à la façon dont elle démontait son fauteuil avant.
Il s'installa ensuite côté conducteur. Nul besoin de jouer des pédales, tout était sur le volant. Il démarra la voiture, fit ronfler plusieurs fois le moteur avant de partir sur les chapeaux de roue.
- Comment est-ce que vous savez où j'habite ?
- Ce n'est pas une information confidentielle.
- Vous avez lu mon dossier ?
Malgré son énervement, elle accorda à Caïn de l'aider à descendre de la voiture.
- J'ai surtout apprécié le passage sur votre braquo …
Delambre remonta son allée avec des gestes rageurs qui semblaient la faire souffrir. Elle fulmina jusqu'à sa porte d'entrée avant de se retourner.
- Vous savez qu'elle est la différence fondamentale entre nous capitaine ?
- La hauteur au garrot ?
- Si c'est vous qui vous étiez retrouvé dans ce fauteuil vous vous seriez tiré une balle sans même chercher à vous battre.
- Vous dites ça comme si c'était une mauvaise chose. Au moins, je n'ai besoin de l'aide de personne pour aller pisser.
- Bonne nuit.
Elle claqua la porte derrière elle. Caïn resta un moment dans la rue. On n'entendait pas un chat. Il souriait légèrement.
- Bonne nuit lieutenant.