Changer de point de vue
Borel n’a pas pensé que tout se passerait si parfaitement. Sa première intuition s’est avérée correcte. Il a donc fait convoquer les époux Fizza sur le champ. Ces derniers sont arrivés presque rapidement. Legrand est une telle boule de nerf que Borel a pris la décision de mener son interrogatoire tout seul.
- Madame Fizza il y a une semaine vous êtes entrée à l’hôpital à cause d’une fausse couche. Les médecins n’ont pas su en identifier la cause.
- C’est pour rappeler ça à ma femme que vous nous avez fait venir ?
- Vous, monsieur Fizza il y a un peu plus d’une semaine vous avez été voir Toussaint à la boutique. On vous y voit tendu. Vous restez tout un moment. Je dirais même que vous faites affaire mais il n’y en a aucune trace dans les registres bancaires. Et magie, il y a 3 jours alors que vous n’y êtes pas allé, Toussaint a enregistré un paiement important en liquide qui ne correspond à rien de ce qu’il fait dans la journée.
- Qu’est-ce que vous insinuez là ?
- Je ne voulais pas y croire mais c’est vrai ! C’est toi ! C’est toi que j’aurais dû tuer, pas lui ! Comment as-tu pu ? C’était notre bébé !
Monsieur Fizza est resté muet face aux accusations de sa femme. Cette dernière crie et fond en larmes avant de demander à ce qu’on l’emmène pour être loin de son mari. Le lieutenant Borel lui passe les menottes à contrecœur et la fait sortir, quand il revient le mari est parti.
- Legrand ? Est-ce que tu peux aller prendre la déposition de madame Fizza ?
Le lieutenant s’exécute presque machinalement ce qui laisse la possibilité à Borel d’appeler la boutique. Avant même qu’il ait décroché, le cœur de Borel bat la chamade à la fois sous le coup de la peur et sous l’émotion d’avoir fini l’enquête.
- Monsieur Aimé Malecco est-ce qu’on pourrait se voir maintenant ?
- Comme vous voudrez, en revanche il faut que quelqu’un vienne me chercher.
Borel consent et envoie un policier là-bas. Il profite du temps que cela lui accorde pour préparer au mieux les choses. Plus encore que simplement nerveux, il est nerveux parce qu’il sait que sa nervosité pourrait lui porter défaut. Heureusement pour lui alors qu’on amène Aimé Malecco, Aimé Legrand a terminé de prendre les aveux de madame Fizza.
- Nous avons trouvé le meurtrier de votre neveu. Madame Fizza a avoué.
Bien que ce ne soit que pour une seconde, les policiers ne marquent pas la mine déconfite de Malecco.
- Vous ne pouvez pas lui faire ça. Elle a déjà perdu son enfant.
- Alors vous saviez ?, demande Borel.
- C’est vous qui avez fait cette mise en scène, accuse Legrand.
- L’esprit de Toussaint ne devrait pas revenir. Son âme était devenue noire.
- Et accessoirement vous croyiez que le temps que cela avait nécessité innocenterait madame Fizza.
- Si ça se trouve c’est vous aussi qui avez scotché la serrure, s’enquit Borel.
- Toussaint était devenu un monstre.
- En agissant ainsi vous avez entravé la justice et vous vous êtes montré complice d’un meurtre.
- Je veux bien prendre toute la responsabilité sur moi. Laissez madame Fizza tranquille. Je vous en prie.
Borel est ému par cet homme. Il ne peut pas le blâmer pour ce qu’il a fait. Cela l’a plongé dans le mutisme. Legrand est si à cran qu’il lui déballe ses droits, ce qu’il risque et qu’il l’emmène en cabane sans aucun remord.
- Bravo Borel. Belle affaire.
- Vous pouvez vous féliciter aussi.
- Pour fêter ça est-ce que je peux vous inviter pour un verre à la maison ?
- Pourquoi pas.
- Par contre est-ce qu’on peut faire voiture commune. J’ai peur de ne pas être en état de conduire.
Borel salue sa prévenance et ils quittent le SRPJ. Pour détendre son collègue, il décide de longer la côte. Le jour décline doucement. Legrand parait encore très soucieux. Il scrute les passants et se tourne vivement pour chaque personne en fauteuil ou chaque voiture jaune.
- C’est pas la Saab du capitaine ça ?, demande-t-il soudain.
Effectivement la décapotable est garée près de la plage. Borel ralentit. Il n’y a personne à l’intérieur mais de là où ils sont ils ont une vue imprenable sur le sable jusqu’à la mer. La lumière semi-rasante met en exergue trois silhouettes, celles de 2 personnes dans l’eau très proches l’un de l’autre et celle d’un fauteuil roulant abandonné sur le sable.
.o0O0o.
Un peu plus tôt.
Caïn arrête la voiture sur le front de mer. Lucie le regarde descendre avec étonnement puis fixe avec perplexité pendant que Fred monte le fauteuil. Elle voudrait lui demander ce qu’il fait ou pourquoi il l’a emmené dans le moins adapté à une chaise roulante mais c’est alors qu’elle se rend compte qu’elle s’en fiche. Depuis que Fred est dans son corps, et surtout depuis qu’elle-même est dans le sien, elle lui fait une confiance totale. Et puis elle en a marre de lutter. Dans ce corps tout est un obstacle, les portes, les trottoirs, les autres gens.
Dans ce chaos, Caïn lui apparait comme une bouée de sauvetage. Alors qu’elle est encore perdue dans ses pensées, celui-ci la fait sortir de la voiture et l’installe dans le fauteuil. Lucie peut profiter à loisir du paysage pendant que Fred la mène sur le ponton en bois qui descend sur la plage. Avec le rythme cadencé de ses roues sur les lattes et l’air iodé, Lucie sent s’envoler son stress et ses problèmes.
Et puis le chemin de bois s’arrête mais pas Fred. Sa chaise s’enfonce dans le sable mais le capitaine continue de l’emmener plus bas. Il ne se plaint pas alors que l’effort est manifeste. Lucie essaye de l’aider. Finalement il s’arrête à quelques mètres de l’eau et commence à se déshabiller.
- Qu’est-ce que tu fais ?
- Je vais pas aller me baigner avec mes fringues quand même. Tu ferais bien de t’y mettre aussi.
- Tu vas les enlever jusqu’où mes fringues ?
- Jusqu’au bout. Il n’y a personne sur la plage.
- Et moi alors ?
- Et bien toi ma commandante tu vas te mettre à nue aussi. Pas besoin d’être gênée c’est mon corps, ça va je le connais.
Lucie, légèrement pantoise, se laisse alors déshabiller par elle-même déjà presque à moitié nue. Une fois qu’ils sont tous les deux en tenue d’Adam et Ève, leurs vêtements rassemblés sur le siège du fauteuil, Fred charge Lucie sur son dos et les amène jusqu’à la mer.
C’est une sensation bien étrange que de voir le niveau de l’eau monter à ses chevilles, à ses genoux, à ses cuisses, sans rien sentir ni de l’eau, ni de la température.
- Je te préviens juste, le service trois pièces directement dans l’eau c’est pas ce qu’il y a de plus agréable.
Lucie allait demander des précision juste au moment où ça arrive. Elle prend une profonde inspiration. Fred arrête son avancée jusqu’à ce qu’elle lui fasse signe de continuer. L’eau n’est pas froide. Lucie a simplement été surprise. Et surprise elle l’est aussi quand ils arrivent assez loin pour que Fred la lâche. Dans l’eau, elle peut se déplacer comme bon lui semble. Elle est libre à nouveau.
- Et encore c’est rien. Attends de voir quand on sera au bord et que tu pourras marcher sur les mains.
- Tu fais ça souvent ?
- Disons que j’aime bien mais tout seul la logistique est un peu compliquée.
- Quand j’étais jeune, je faisais souvent des bains de minuit.
- Plutôt avec des copines ou plutôt avec des copains ?, demande Fred, farceur.
- Qui sait ?, répond-elle en s’enfuyant.
Fred va à sa poursuite. Il est évidement plus rapide qu’elle. Chaque fois qu’il la rattrape Lucie change de direction. Elle ne veut pas s’avouer vaincue mais le plus tenace des vœux ne fait pas le poids face à une paire de jambes fonctionnelle. Lucie s’arrête et doit même prendre appui sur Fred pour récupérer son souffle. Elle se réjouit de le voir au moins aussi essoufflé qu’elle.
- Si tu ne te coltinais pas ma tronche, je crois que je t’aurais embrassé.
Lucie ne sait pas bien comment réagir. Depuis qu’ils ont échangé leur corps, Fred se met à dire des choses comme il en a rarement dit et pourtant il les pense. Autre problème, elle n’arrive pas à lui dire d’arrêter. Depuis qu’elle est clouée dans ce fauteuil à sa place elle a vu le regard des gens. Il n’y a que Fred qui la regarde comme avant et même plus … Une fois les mains fermement ancrées dans le sable, Fred la rejoint à plat ventre dans l’eau, comme elle.
- Pas si facile de fuir quand on n’a pas de jambes, blague Lucie gênée.
- Tout est plus facile quand on a des jambes.
- C’est choses que tu dis …
- Tout est plus facile. D’ailleurs je peux te dire que si j’avais eu mes guibolles, j’aurais rendu la vie un peu plus difficile à Aimé.
- Comme quoi tout n’a pas toujours rapport aux jambes …
- Qu’est-ce que tu veux dire ?
- C’est pas parce que Aimé a des jambes et pas toi que je suis avec lui.
- Pourquoi alors ?
- Je sais pas ! Parce qu’avec lui c’est simple. On lui dit « je t’aime », il répond « moi aussi » et voilà.
- Pour ça il faudrait déjà en recevoir des « je t’aime ».
- Pardon ? Alors là c’est vache. Je ne te l’ai jamais dit peut-être ?
- Je m’en souviendrais.
- Et bien c’était tout comme ! Mais tu vois tu es trop borné pour t’en être rendu compte. Parce que toi en revanche de ton côté, rien du tout.
- Tu rigoles ? Je t’ai même dit que j’étais prêt à t’épouser !
- Juste avant de retourner glousser avec Sonia ! Fais-moi sortir je veux rentrer à la maison.