Inconnue au bataillon

Une fois arrivée au SRPJ, Caïn n'avait plus levé le nez du carnet. Il le lisait en prenant parfois une ou deux notes. Il lui arrivait de s'arrêter, de réfléchir 5, 10 minutes puis d'écrire un mot ou de reprendre directement la lecture. Lucie gardait un œil sur lui et appela l'hôpital. Alice était toujours dans le coma mais ils allaient essayer de la laisser en respiration autonome durant l'après-midi. La commandante exigea qu'un agent ou une infirmière soit toujours présent dans la chambre. Il devenait plus impératif que jamais qu'elle se réveille et qu'ils puissent l'interroger.

Borel et Legrand revinrent à 15 heure et ils se réunirent tous dans le bureau de Lucie. C'est d'ailleurs elle qui semblait la plus soucieuse de ce que les résultats allaient avoir à apporter. Borel commença.

• Alice est une vraie procédurière. Au dos de chaque photo elle a écrit la date, le lieu et même l'heure où elle l'a prise. Je vais être en mesure de retracer le parcours de ses dernières journées.
• Avant ces deux semaines à Marseille on n'a rien . Elle est arrivée ici avec l'objectif de vous faire tomber. Elle avait un second cahier dans lequel elle notait enquête après enquête, jour après jour, toutes les infractions que vous avez pu commettre du vice de procédure à l'excès de vitesse en notifiant les articles du code pénal et du code de la route correspondant mais aussi les photos qu'elle a pu en faire.
• Au début elle essayait de prouver les éléments inscrits dans le carnet que vous avez mais quand elle s'est rendu compte qu'elle n'y arriverait pas, elle a changé de méthode.
• Elle a aussi changé de point de vue. Elle a commencé à s'intéresser à votre entourage 5 jours après être arrivée à Marseille et a d'ailleurs fait une fiche sur chacun de nous. Ses papiers sont si bien tenus que l'on voit le moment où sa conviction commence à vaciller. Par exemple, à la fin de la dernière enquête, lorsque, contre toutes les preuves, vous avez défendu la fille toxico pour accuser l'amant, que vous vous êtes acharné jusqu'à obtenir des aveux. Mais pas que. Votre relation avec la commandante Delambre semble aussi beaucoup la troubler.

Borel avait pris soin d'énoncer cela comme un autre fait banal mais le bureau était soudain devenu silencieux. Le lieutenant regardait ses deux supérieurs qui eux n'échangeaient pas un regard, enfin surtout Caïn qui semblait perdu dans ses pensées. Une fois encore c'est lui qui brisa le silence alors qu'il était le moins bien placé pour le faire.

• De mon côté j'ai une bonne et une mauvaise nouvelle. La bonne c'est qu'Alice n'avait qu'un seul informateur, si on trouve il la connaîtra forcément. La mauvaise nouvelle c'est que ces témoignages ne me permettront pas de savoir de qui il s'agit. Je pense que ces témoignages sont vieux, qu'ils ont été remanié avec le temps pour finalement être remis au propre dans ce carnet, non pas comme si Alice avait vu son informateur une fois mais plutôt comme si, au fil des années et des conversations, elle avait récupéré des bribes d'informations qu'elle avait retranscrit là-dedans puis remis en ordre dès qu'un élément nouveau s'ajoutait.
• À voir à quel point elle est maniaque je comprends mieux pourquoi on ne trouve rien sur son identité.
• Notre seule chance reste d'ADN. Elle en est où Stunia avec les tests ?, demanda Caïn.
• Elle a quelques problèmes techniques qui les ont retardé. D'ici quelques jours tout au plus elle me les transmettra.
• Bien. Borel vous avez trouvé à quoi servait cette petite clé qui était sur le trousseau ?
• Non, pas encore. Le gérant de l'hôtel dit que ça ne correspond à aucune des serrures qu'il a chez lui.
• Concentrez-vous sur ça. Legrand vous me prenez toutes les photos et vous me retracez chacun de ses mouvements depuis qu'elle a posé un pied ici.
• Bien capitaine.

Une fois l'ordre donné les deux lieutenants s'éclipsent. Sans rien dire Caïn s'en fut sur le canapé avec tous les documents manuscrits que Borel et Legrand avait rapporté de l'appartement. Il prit son temps pour s'installer confortablement et commença à lire tout ce qu'Alice avait pu écrire. Il apprit donc peu à peu tout ce qu'elle savait ou croyait savoir. Elle s'exprimait en phrases courtes, précises, sans jamais donner loisir à l'interprétation ou au doute. Sa calligraphie était nette, sans bavure, et aussi lisible qu'un texte dactylographié sinon plus. Au travers de cela Caïn avait l'impression d'apprendre à la connaître elle.

À un moment donné Lucie s'assit à coté de lui. Il n'en tint pas compte. Elle ne fit rien, enfin au début. Après quelques minutes elle saisit les fiches qui dépassaient du tas. Elles lui rappelèrent celles d'Anna Becker. Nom. Prénom. Âge et toute la suite. Même la profileuse n'était pas si tatillon pour qui la psychologie des gens primait. Chez Alice tout était au même niveau : état civil, profession … Les déductions qu'elle faisait sur le caractère des gens restaient au crayon de papier ou marquées d'un point d'interrogation. Borel et Legrand y étaient décrits assez fidèlement mais c'est à partir de Fred qu'elle commençait à divaguer complètement. Lucie ne put retenir un rire.

• Elle croit que tu es amoureux de moi.
• Je sais. Je l'ai lu aussi. Attends donc de lire la tienne. Pas étonnant que ton Aimé tirait une tête pas possible en revenant.

Caïn avait répondu de manière très détachée mais quand Lucie se mit à fouiller le reste des papiers pour finalement trouver la feuille qui lui correspondait il ne l'avait pas quitté du regard. Bien sûr il avait prétendu qu'il lisait toujours assidûment le document qu'il tenait. Il vit donc Lucie commencer par vérifier les informations la concernant puis descendre plus bas, dans la catégorie « sociabilités ».

Ce fut très subtile au début mais la commandante perdit un peu de couleur avant de rosir tout à fait. Sans qu'il en ait conscience Caïn avait arrêté de feindre l'indifférence et l'observait maintenant ouvertement. Lorsqu'il la vit écarquiller les yeux il sut tout de suite quel passage elle venait de lire. Égale à elle-même, Alice était très claire dans ses explications.

Quand Lucie leva les yeux de la page, elle croisa immédiatement le regard de Caïn qui, le sourire aux lèvres, n'avait nullement besoin de dire la remarque qu'il avait sur le bout de la langue pour qu'elle puisse l'entendre. Peu à peu leurs visages perdirent toute émotion et ils se fixèrent tout un moment sans rien dire, impassible l'un comme l'autre jusqu'à ce que Legrand rentre dans la pièce.

L'arrivée du lieutenant fut chez Fred, comme chez Lucie, le déclencheur d'une crise de fou rire irrépressible. Plusieurs fois ils essayèrent de parler sans jamais obtenir de résultat concluant tant ils se tenaient, mais cela ne les empêchait pas de se comprendre et de redoubler d'éclats. Leur rire sut communicatif car à travers la porte ouverte, les agents du SRPJ qui étaient présent souriaient. Tous sauf Aimé Legrand qui avait comme la désagréable impression d'être le dindon de la farce.