La remarque de trop
Après le fauteuil, Lucie passa aux béquilles. Ce changement l'épuisait. Cela n'était pas un soucis. La commandante marchait lentement, sur de courtes distances mais seule. Caïn veillait aux grains, il restait toujours à proximité de Lucie sans jamais être collant.
La mobilité n'était pas le seul progrès de l'accidentée. Lucie parvenait à s'exprimer de nouveau par des mots simples. Caïn n'en savait puisque lorsqu'elle était chez elle, elle restait muette. Peut-être le capitaine s'en doutait-il mais si tel était le cas, encore une fois, il n'en disait rien.
De plus en plus c'est elle qui s'occupait de Julie. Caïn gardait cependant toujours le monopole des fourneaux. Les repas avaient changé à mesure que Lucie avait pu marcher et avaler plus solide. Comme à son habitude le capitaine s'était adapté sans un mot.
Un week-end Caïn sortit même avec Samy pendant toute une après-midi après qu'il ait cru voir dans les yeux de Lucie le désir d'un peu de solitude. Ils se promenèrent longtemps au grand air avant de s'arrêter dans un bar où Caïn prit le temps d'appeler Borel. Ils échangèrent des banalités tout en évitant soigneusement le vrai sujet. Comme toujours.
Quand il raccrocha le capitaine se sentait plus serein, entendre la voix de Borel le calmait souvent sans qu'il sache pourquoi. Le lieutenant fut le sujet de la conversation qui l'occupa lui et Sam jusqu'au soir.
De son côté Lucie ne faisait rien mais se retrouver seule avec sa fille lui faisait un bien fou. Peut-être qu'avoir Caïn au loin aidait aussi à sa sérénité. Elle n'avait toujours pas osé penser autrement qu'au jour le jour. En partie puisque jusqu'à maintenant elle n'aurait pas pu se débrouiller sans lui.
Son autonomie grandissante rendait ces questions bientôt imminentes. Leur rapprochement ne poussait pas vraiment Lucie à les examiner plus en détail. Heureusement cette après-midi Fred avait encore été très prévenant et s'était éclipsé sans que Lucie n'est rien demandé mais alors qu'elle en avait vraiment besoin. Parfois elle en venait même à se demander s'il n'était pas devenu télépathe durant son coma.
Il ne rentra que le soir. Lui et Samy arboraient des sourires immenses. Ils avaient fait des courses et filèrent aux fourneaux adressant un garde à vous léger à Lucie en la dépassant. Caïn n'eut même pas à chercher Julie car elle lui avait grimpé dans le dos avant même qu'il atteigne la cuisine. Elle avait toujours l'air si heureuse lorsque Fred était à la maison.
- Hey petit singe, fais attention. Un jour tu vas finir par te coincer les doigt quelque part.
- Baba !
- Tu ferais mieux d'aller embêter tonton Sam. Il est d'humeur très joueuse ce soir. Et puis ça me laissera les mains libres pour cuisiner. C'est soupe de pistou ce soir.
- Stou ?
Samy comprit mieux que l'enfant et le prit pour l'emmener dans le salon. Ce voisin était certes très présent mais il était doux comme un agneau. Il lui avait fallu un peu de temps pour être à l'aise avec Lucie mais maintenant il lui faisait volontiers la conversation lorsqu'il la trouvait d'humeur. Sa proximité avec Caïn n'avait pas facilité ses débuts car il ne savait pas bien que quel pied danser. Les choses s'étaient arrangées depuis.
Ce soir-là Samy resta manger. Le surlendemain Caïn s'absenta encore pendant plusieurs heures. C'est un rythme qu'il prit d'autant plus rapidement qu'il voyait que cela faisait du bien à Lucie. D'abord un jour à la maison, un jour l'après-midi dehors, avant d'alterner absence le matin et l'après-midi ne passant plus qu'une mi-journée dans l’appartement où il avait passé tant de temps.
Seule Julie ne semblait pas se satisfaire de ce nouvel emploi du temps. La commandante ne disait rien de cela à Caïn qui ne voyait de cela que les fêtes que l'enfant lui faisait lorsqu'il rentrait le soir ou le midi. Lucie était assez inquiète de cet attachement mais n'en laissait rien paraître. Si elle donnait du temps au temps sa fille ne lui laisserait plus le choix quant à la façon d'agir envers Caïn.
La première fois qu'elle parvint à se lever la nuit pour Julie fut comme une victoire personnelle. Sauf qu'après cela elle prit une habitude assez étrange et qui elle-même la mettait un peu mal à l'aise lorsqu'elle y repensait le matin. Parfois elle se levait en pleine nuit pour le regarder dormir. Qu'il ait l'air paisible ou soucieux, tout semblait plus simple s'il avait les yeux fermés.
Il lui arrivait de parler dans son sommeil et contrairement à ce que la commandante pensait elle et sa fille n'étaient que le deuxième sujet de ces psalmodies nocturnes. La plupart du temps c'était Borel qui était mentionné. Là encore Lucie avait un aperçu de l'histoire qu'elle avait quitté en même temps que Marseille.
Nassim était le grand laissé pour compte de leurs facéties. Malgré cela lorsque Lucie avait repris contact avec lui il avait agit de façon aimable et naturelle comme si elle ne sortait pas d'un silence radio de 8 mois. Elle lui avait parlé par phrases courtes et complétées avec des textos. Borel avait posé beaucoup de questions mais s'était contenté de peu de réponses.
Il était presque certain qu'il n'avait pas été mis au courant pour son coma. Le destin s'acharnait pour le garder toujours un peu à l'écart. Pour lui cela ferait bientôt deux ans qu'il n'avait plus vu sa commandante. Alors qu'elle avait repoussé ce moment si longtemps, imaginer Borel, seul à Marseille la précipita à prendre une décision.
Une choix réfléchi ne serait jamais le bon alors elle prépara dans cet élan un long message à Borel qui expliquait tout depuis sa fuite, sa grossesse, Julie, le retour de Caïn, le coma, Sam … Tout. Elle s'y confiait comme dans un journal intime et l'envoya avant de pouvoir réfléchir.
Le soir, lorsque Caïn rentra elle suivit la même poussée. La petite dormait ce qui lui laissa le champ libre. Lucie occupa le milieu du couloir, visage grave. D'une main elle tenait sa cane, de l'autre un sac à dos contenant les maigres affaires du capitaine. Elle le lui lança et prit son ton le plus sérieux.
- Vas-t'en.