La remarque de trop
Lucie fut témoin du véritable sourire qui illumina le visage du capitaine. Il ne l'avait pas vu encore et déposa un baiser sur le crâne de l'enfant. Julie le regardait en silence. La scène fascinait complètement la commandante. Ils agissaient comme si le monde autour d'eux n'existait pas, comme s'il n'y que Fred pour Julie et que Julie pour Fred.
Mais fatalement ce dernier leva les yeux et le charme fut rompu. Il salua Lucie en se redressant. Julie était agrippée si bien que Caïn n'eut aucun mal à se transférer sur son fauteuil avec ce bébé singe scotché à lui. Ils n'en étaient pas à leur coup d'essai. Caïn demanda à Lucie si elle voulait quelque chose avant de filer sans arrêter jusqu'à la cuisine.
La commandante l'entendit déplacer plusieurs objets, le robinet s'ouvrit, se referma, le micro-onde tourna un moment. Lorsque Caïn revint il avait un bol de café sur les genoux et la petite accrochée dans le dos. Il le posa devant Lucie avant de lui apporter le sucre et le lait. Il était étrange de le voir si à son aise dans cet appartement.
Caïn sortit d'on ne sait où un sachet de viennoiseries et se coinça un croissant entre les dents avant d'aider Julie avec son biberon. Lui avait apparemment appris à manger sans les mains. Lucie avait depuis longtemps su qu'elle devait nuancer le capitaine mais elle ne lui avait jamais connu ce côté anticipant et prévenant, attentif au moindre signe. Elle n'avait pas l'impression d'avoir bougé que déjà il rapprochait le pain qui avait été posé un peu trop loin.
Juste après le petit-déjeuner ils retournèrent à l'hôpital, comme la veille s'était bien passée le docteur autorisa que l'on répète l'expérience. C'est ainsi que, peu à peu, Lucie réintégra sa maison. L'infirmier leur rendait visite deux fois par jour, puis plus qu'une seule. Tout fut plus facile lorsque Lucie put déplacée seule son fauteuil.
Une fois cette mobilité-là retrouvée elle commença les séances de rééducation. Comme elle avait beaucoup de mal à quitter Julie des yeux Caïn l'accompagnait au centre. Pendant que Lucie luttait pour rester debout, le capitaine jouait les trotteurs pour aider Julie à apprendre à marcher. Elle faisait des progrès chaque jour. Caïn se montrait fier de tous ses exploits et une rééducatrice avec qui Julie s'était liée d'amitié venait aussi l'applaudir. Ces gens voyaient défiler tant de corps brisée qu'il n'avait pas la même gêne que Lucie à voir Caïn apprendre à l'enfant à marcher.
La seule chose que Lucie faisait seule était ses cours d'orthophonie. Là aussi elle avait des progrès à faire. Elle parvenait à former des sons, des syllabes simples mais pas encore de mots. La plupart du temps elle restait muette avec les autres car elle détestait cette voix toute déraillée. Il n'y avait que pour sa fille qu'elle fredonnait des chansons. Si Caïn les entendait, il n'en disait rien.
Lucie s'en agaçait. Caïn était parfait. Il jouait les pères et les nounous exemplaires, remplissait à merveille son rôle d'aide et d'interprète, agissait toujours selon les besoins de ces dames en veillant à ne pas être intrusif … Il n'y avait qu'en présence de Samy que Lucie retrouvait chez lui un peu du mordant qui faisait sa marque de fabrique.
Samy correspondait très bien à l'étiquette d' « ange gardien » que Caïn lui avait collé à la peau lors de leur première rencontre. Il veillait sur Fred en lui-même plus que sur le bébé. Malgré tout ce temps passé exclusivement avec lui il ne nourrissait pas de faux espoir quant à ses chances avec le capitaine mais s'en accommodait parfaitement. Lucie l'admirait, le comprenait peut-être.
Si à l'hôpital Julie n'en avait au que pour sa mère ce n'était pas la même musique une fois à la maison. L'enfant était toujours dans les roues du capitaine. Ce dernier s'était adapté. Il paraissait avoir développé un 6ème sens rien que pour cela et savait toujours où Julie se trouvait. L'enfant grimpait aux fauteuils roulants comme personne.
Caïn n'avait posé aucune question. Ni sur son départ. Ni sur l'accident. Ni sur le bébé. Il était flic pourtant, et l'un des meilleurs. Il pouvait certes avoir, consciemment ou non, fermé les yeux sur sa ressemblance physique avec Julie mais il devait bien s'être rendu compte que les dates correspondaient. Et pendant qu'elle était dans le coma il répétait souvent qu'il allait retrouvé son homme. Il n'y avait personne. Il devait se douter.
S'il avait posé la question, commandante n'était pas sûre qu'elle y aurait répondu mais son visage et tout son corps auraient parlé pour elle. Caïn n'avait jamais été du genre à supporter ne pas savoir mais là il ne demandait pas. Il lui aurait suffi de quelques mots pour être fixé. Peut-être savait-il déjà ? Peut-être ne voulait-il pas savoir ? En tout cas il ne laissait rien paraître.
Ce n'était pas la même chose pour Samy. Ce dernier soupçonnait clairement le capitaine d'être le père de Julie et le cachait assez mal. Cela confortait Lucie dans l'idée que Caïn savait forcément.
Du côté de Julie les choses étaient beaucoup plus claires. Fred et Lucie faisaient, à eux deux, tout son monde. Samuel, lui devait être une sorte de nounours géant pour lequel elle avait beaucoup d'affection. Julie réclamait souvent de lui qu'il la fasse sauter sur ses genoux en fredonnant les petits bateaux.
Les paroles de la comptine figèrent Lucie la première fois mais Samy comme Julie l'adoraient et Caïn ne les calculait qu'avec un sourire en coin. Cela faisait partit de ces moments où Lucie mesurait l'étendue de cette vie qui s'était faire sans elle.