Une Saison En Enfer

Chapitre 2 : II Saison - Mauvais Sang

6197 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 08/12/2022 08:27

«L’ennui n’est plus mon amour. Les rages, les débauches, la folie, dont je sais tous les élans et les désastres, — tout mon fardeau est déposé.»

Une Saison en Enfer – Mauvais Sang



France


- Quelques saison avant -

- Dans un petit village des Ardennes -



Charles Baudelaire ne s’était jamais interrogé sur son avenir. Au fond, il pensait que cela ne servirait à rien. Sa famille tenait un petit atelier depuis des générations, il savait qu’un jour cette activité serait celle de lui ou de l’un de ses nombreux frères. Il était inutile d’imaginer, même espérer quelque chose de différent. Ce n’était pas une résignation, mais une réalité des faits impossible à changer, surtout dans un petit monde de province comme celui dans lequel il s’était trouvé à vivre. Au fond, il avait un meilleur sort que les autres.


Paul Verlaine avait toujours été quelque peu différent d’eux tous. Charles le connaissait depuis toujours, il n’y avait aucun pensée dans son esprit qu’il ne pouvait pas être lié au plus jeune de la famille Verlaine. Paul était son meilleur ami. Il y avait eu une saison de leurs vies où ils étaient inséparables. Personne ne se serait jamais imaginé comment deux enfants apparemment si différents pourraient s’entendre si bien. Paul était aveuglant comme seul un rayon de soleil pouvait l’être, il était aussi extraverti que Charles était silencieux. Pourtant, ils gravitaient l’un autour de l’autre comme la terre auprès de sa propre étoile.


Paul, contrairement à lui, avait toujours voulu partir de cette petite réalité de province, comme si cette vie lui avait toujours été serrée. Charles n’avait pas su le comprendre, mais au fond, ce n’étaient que deux enfants qui s’amusaient à fantasmer sur leur avenir.


Verlaine avait toujours eu une petite apparence, c’est pourquoi il était souvent pris pour cible par ses pairs, en particulier les traits délicats du visage, qui pendant longtemps l’avaient amené à être pris pour une petite fille, même par les adultes.


À l’âge de cinq ans, il avait été surnommé Pauline à cause de ses longs cheveux désormais jusqu’aux épaules, qu’il refusait obstinément de couper. Il a toujours été têtu.


«Ils me plaisent.» C’était la seule et simple explication qu’il avait donnée à quiconque demandait quelque chose à ce sujet. À la fin, Charles l’avait convaincu de les garder attachés dans une queue basse. De cette façon, il pourrait garder la longueur qu’il préfère et répondre à chaque commentaire ou plaisanterie.


«Mais leur comportement ne te dérange pas?» Il n’avait pas pu se retenir face à l’énième épisode d’intimidation perpétré contre son ami. Il avait toujours détesté les injustices, surtout envers les plus faibles. Charles avait en quelque sorte développé un instinct de protection à son égard, étant un peu plus grand. Paul lui avait souri comme d’habitude avant de déclarer solennellement;


«Pas du tout. Un jour je partirai de cet endroit. Ils resteront ici pour le reste de leurs vies et finiront par être oubliés»


Charles était bouche bée. C’est pour ça qu’il aimait Paul, qu’il était différent d’eux. Il l’avait toujours été. Le petit Verlaine rêvait d’un avenir brillant et était déterminé à l’obtenir de toutes ses forces.


Charles n’aurait jamais oublié le jour où la Capacité de son ami s’était manifestée pour la première fois, ni à quel point il avait été terrifié de courir en larmes vers sa mère. Il se rappelait aussi comment Paul était resté immobile, sur la place du village, incrédule comme le reste des personnes présentes pour ce qui est arrivé.


À ce moment-là, ils ont tous deux compris que les choses ne pourraient jamais redevenir comme avant. Une semaine plus tard, les gendarmes se présentèrent à la porte des Verlaine pour arrêter le plus jeune fils, accusé d’être un danger pour la sécurité publique. Paul les suivit sans broncher.


Charles ne l’a pas accepté. Il ne pouvait pas. Il connaissait son ami et savait qu’il n’était pas une menace. Cette nuit-là, où Paul Verlaine a quitté son pays natal, Charles Baudelaire a pleuré toutes ses larmes.


Quelques mois plus tard, il reçut la nouvelle de sa disparition. Lors du transfert d’une prison à l’autre, la voiture dans laquelle voyageait avait été impliquée dans un accident. Le garçon de huit ans était mort sur le coup.


À cette époque, Charles a simplement fini par accepter cette vérité. Il n’avait que neuf ans, il était encore trop jeune pour douter du prochain ou des paroles des adultes. En grandissant, il aurait appris à ne pas faire la même erreur.


Tout le monde ment, certains seulement mieux que d’autres.



***


Paris


- Dix ans après -



Au moment de la retraite de son père, le modeste atelier de la famille Baudelaire fut hérité de son frère aîné Claude, ce qui laissa le jeune homme libre de poursuivre sa vocation. Après ce qui est arrivé au petit Paul, Charles s’était juré que ce serait lui qui réaliserait les rêves de son ami. C’est pourquoi il décide de s’installer d’abord à Lyon puis directement à Paris. La première chose à laquelle il pensait en arrivant dans la ville, c’est que Paul aurait adoré la visiter. Enfant, il disait toujours que c’était la cité parfaite.


Avec cette pensée pour l’esprit, lors d’une de ses promenades le long des Champs-Élisées, il finit par se heurter à un jeune homme qui marchait dans la direction opposée. Ils ont ruiné les deux à terre.


«Pardon Monsieur» mais il lui suffisait de lever les yeux pour croiser deux iris dorés qu’il n’aurait jamais pu oublier.


«Paul?»


Il ne pouvait pas y croire. Ce n’était pas possible. Pourtant, l’adolescent qui était devant ses yeux ne pouvait être que son ami d’enfance. À ce moment, une légère rafale de vent les emporta en agitant les longs cheveux de l’inconnu. Ils étaient coiffés dans une queue basse. Il n’avait aucun doute, il aurait reconnu cette chevelure parmi mille.

Le garçon le regarda avec inquiétude pendant quelques secondes avant de chuchoter, incrédule, avec un fil de voix:


«Charles» Avant qu’il ne puisse en dire plus, il s’est levé brusquement, l’a attrapé par le bras et l’a tiré à côté de lui. Il vérifia rapidement avec la tête que personne ne les observait.


Le jeune Baudelaire était sûr d’avoir arrêté de respirer et il restait immobile comme s’il venait de voir un fantôme. C’est alors que le maure parla de nouveau, anticipant toutes ses questions possibles;


«Tais-toi. Pas ici. Viens»


Paul le traîna sur plusieurs mètres tout en le tenant fermement par la manche de sa chemise. Charles se retrouva à le suivre sans sourciller, incapable de penser à quoi que ce soit qui ait un sens ou une logique. Il avait l’impression d’être dans un rêve ou dans l’un de ses nombreux fantasmes.


Pourquoi son ami d’enfance, qu’il croyait mort il y a dix ans, était-il à Paris? S’il était en vie, pourquoi n’était-il pas rentré? D’autres questions suivaient, sur lesquelles il préférait ne pas s’attarder. Paul a toujours été si grand? Quand ils étaient petits, Charles régnait sur lui alors que maintenant il semblait être le contraire. Il ne lui avait posé qu’un regard, mais il n’avait pas pu s’empêcher de remarquer à quel point le visage de son ami avait changé au cours de ces années-là, ses traits étaient devenus moins délicats et pourtant il avait gardé quelques traits enfantins; comme l’expression de surprise qu’il avait prise dès qu’il l’avait reconnu. C’était les yeux de Paul qui l’avaient trahi, avant même les cheveux. Charles n’avait jamais vu quelqu’un avec un iris de cette couleur. À première vue, ils pouvaient sembler ambrés mais la teinte changeait en fonction de la façon dont ils étaient frappés par la lumière.


Ils ne s’arrêtèrent que quelques blocs plus tard. C’est à ce moment-là que le maure lâcha prise. Il regarda rapidement autour de lui pour s’assurer qu’il n’y avait personne d’autre, reprenant son souffle.


«Charles qu’est-ce que tu fous à Paris?» Il y avait un ton accusateur dans ces mots, de sorte que le garçon mis en cause a mis quelques secondes avant de pouvoir formuler une réponse, encore trop occupé à régulariser sa respiration.


«Moi? C’est toi qui es mort!» Il ne voulait pas mais finit par élever hystériquement le ton de la voix, de sorte que le maure fut obligé de lever les deux mains pour lui couvrir la bouche.


«Tu es resté un idiot» Il a jailli de son nez, le rendant rouge et nerveux. En dix ans, Paul Verlaine n’avait pas perdu son air de supériorité qui le caractérisait depuis toujours.

Il prit une autre profonde respiration avant de continuer à parler;


«Quand j’enlèverai mes mains, promets-moi que tu ne crieras pas et que tu resteras silencieux jusqu’à la fin de mon explication» Charles hocha solennellement.


«Bien. Je ne peux rien vous expliquer en détail, mais je ne m’appelle plus Paul. Il suffit de le savoir.»


Baudelaire était sans voix. Tu t'attendais vraiment à une réponse suffisante après dix ans?


C’était à son tour de l’attraper par le bras, en le tirant plus près qu’ils ne l’étaient déjà.


«On te croyait mort. Au moins ta famille, tu ne penses pas qu’au moins tes parents ont le droit de connaître la vérité?» Il ne savait pas pourquoi, mais cette façon de faire l’énervait. Ce qu’il avait en face de lui ne ressemblait pas du tout au Paul Verlaine dont il se souvenait. Son meilleur ami. Son seul ami. A sa place se trouvait un étranger.


«Charles pour ton bien, croyez-moi, tu ne doit rien savoir d’autre. Faites comme si tu ne m’avais jamais rencontré. C’est la meilleure solution pour tout le monde» il a été choqué.


«Tu ne peux pas me demander ça»


«Ce n'est pas une question, c'est un ordre. Paul Verlaine est mort il y a dix ans et les morts ne peuvent pas revenir à la vie» Ça ne pouvait pas être vrai, Charles ne pouvait pas croire ces mots, mais surtout qu’ils venaient de la bouche de Paul.


«T'es qui toi?» C’est la seule chose qu’il demanda, en essayant de retenir le flot d’émotions qui s’agitaient dans son âme;


«Je m’appelle Arthur Rimbaud et je suis un Poète Maudit»


Ce n’est qu’à ce moment-là que Baudelaire a lâché prise, s’éloignant de ce qui n’était plus qu’un étranger. Paul n’a pas manqué l’expression blessée de son visage. Il aurait voulu tout expliquer, dire la vérité à Charles, mais il savait qu’il ne pouvait pas le faire ou il l’aurait mis en danger. C’était plus facile de se faire détester.


Mais l’autre le surprit, comme il le faisait quand ils étaient enfants;


«Je n’ai pas la moindre idée de ce que cela signifie, mais je suis quand même content que tu sois vivant» répondit-il avec le plus sincère des sourires, avant de continuer «Et tu es à Paris. Ça a toujours été ton rêve, je m’en souviens bien»


Arthur était prêt à pleurer. Charles était resté le même garçon qu’il avait laissé dix ans plus tôt dans ce village perdu dans les Ardennes. Du temps s’était écoulé et, bien sûr, il avait changé, et pourtant la façon dont il s’adressait à lui incroyablement était restée la même. Il fut un temps où ce jeune homme avait été son meilleur ami, peut-être que leur rencontre avait été l’œuvre du destin. Il prit une profonde respiration pour calmer ses nerfs avant de murmurer d’une voix;


«Demain. Café les deux Magots. Retrouvons-nous là»


Il a couru avant d’avoir une réponse. Baudelaire passa le reste de la journée à se demander si cette rencontre n’était qu’un rêve. Savoir que Paul était vivant l’avait rempli d’une joie irrépressible. Passé le sentiment momentané d’égarement et d’étonnement, il était venu à la conclusion qu’il devait forcément y avoir une raison derrière le comportement de l’ami, ainsi que le secret que le maure avait démontré. Avant de lui parler, Paul avait pris soin de l’éloigner de la foule, en choisissant une ruelle peu éclairée et où ils pourraient être seuls, loin des regards indiscrets. Il devait y avoir une explication derrière la fausse mort de Verlaine, et il était impatient de l’entendre.


Café les deux Magots se trouvait dans le quartier historique de Saint-German les Prés, en plein centre culturel de la capitale française. Il était connu pour être fréquenté par de jeunes intellectuels. Charles n’y avait jamais été, mais il le connaissait par sa célébrité. Paul n’avait pas précisé l’heure de leur rendez-vous et, après avoir terminé ses cours à l’université, il s’y était rendu tout de suite, occupant une des tables disposées à l’extérieur. Il attendit quelques heures avant de voir la silhouette de son ami au loin. Ce jour-là, Paul avait défait ses cheveux, qui étaient devenus de plus en plus longs et avaient opté pour un look informel. Il avait l’air d’un type normal de dix-sept ans pendant un après-midi de détente. Cette image était très différente de celle de l'enfant qu'il se rappelait. Sans dire un mot, Verlaine s’assit à la table à côté du sien, prétendant ne pas le connaître. Charles a été déçu et surpris par un tel comportement.


Paul prit une boisson chaude et s’en alla après quelques minutes sans l’avoir regardé. Charles était déjà en colère quand un garçon s’est approché de lui et lui a remis un message écrit sur une serviette. C’était juste une adresse.


Il se lassait de cette chasse au trésor. Il ne comprenait pas pourquoi tant de secrets.


Il rejoignit Paul au domicile indiqué. C’était un appartement anonyme.


«Je le regrette, mais la prudence de ces temps n’est jamais trop grande» furent les paroles qui l’accueillirent à son arrivée.


«Le monde se prépare à une guerre et il y a des espions ennemis partout, surtout dans les villes. Ils ne t'ont pas suivi, si?»


Charles ne savait pas par où commencer, toute cette situation lui semblait encore trop absurde pour être vraie; comme d’ailleurs le comportement du garçon devant lui qui fermait toutes les fenêtres enveloppant ainsi l’environnement dans l’obscurité totale.


«Que se passe-t-il, Paul?» Le maure le regarda avec un air vexé;


«Je t’ai dit que mon nom était Arthur»


«Alors, que se passe-t-il, Arthur?»


«Je fais partie du Poètes Maudits»


«Tu me l’as déjà dit hier, mais je n’ai aucune idée de ce que cela signifie»


«C’est vrai, un simple campagnard ne peut pas connaître une organisation gouvernementale»


«C’était une insulte?» Arthur le fixa une fraction de seconde,


«Non. Excuse-moi, je ne voulais pas t’offenser Charlie» à ce moment-là, le cœur de Baudelaire a perdu un battement, il n’entendait plus ce surnom depuis dix ans. Ça lui avait manqué.


«Tant de choses ont changé. Je ne suis plus l’enfant qui a quitté notre village»


«Tu veux me dire ce qui t’est arrivé ou je dois essayer de deviner? Je me souviens clairement des gendarmes qui t’emmenaient et de la nouvelle de ta mort»


«J’ai été confronté à un choix. Je possède une Capacité Spéciale. Toi te souviens des faisceaux de lumière qui avaient jailli de mes mains? Ils étaient la première manifestation de mon pouvoir Illuminations


Charles retenait son souffle; il recevait enfin une explication des événements de ce jour-là. Il était sûr de ne pas l’avoir imaginé, ces faisceaux rouges étaient réels. Il avait obtenu confirmation.


«J’ai décidé de mettre mes compétences au service de notre nation»


«Travaillez-vous pour le gouvernement?» se hasarda-t-il. Arthur sourit;


«Je suis un espion oui, un agent secret. Pour cette raison j’ai dû abandonner mon nom, mon passé» il a fait une pause juste pour pouvoir le regarder dans les yeux «et toi aussi. Un bon espion n’a pas de sentiments, pas de liens, pas de faiblesses»


«Pourquoi as-tu fais ça, Paul?»


«Pour vous protéger. Maintenant je sais contrôler ce pouvoir mais il n’a pas toujours été ainsi. Les premiers temps, j’étais vraiment effrayé, j’ai même blessé quelques-uns de mes instructeurs pendant l’entraînement» avoua-t-il en se grattant nerveusement le cou.


«Mais arriver à simuler sa propre mort»


«Ce n’était pas ma décision, mais c’était la seule façon»


«Tu t’es toujours senti supérieur à nous, ça a dû être un soulagement pour toi quand tu as découvert que tu l’étais vraiment»


«Charles»


«Tu as réalisé ton rêve. Tu es dans la capitale et je parie que ces vêtements sont de marque, ils ont l’air cher, c’est de la soie, n’est-ce pas?» Il cria en montrant sa chemise.


«Charles»


«Bon pour toi, je suis content, vraiment»


«J’ai tué des gens» après cette déclaration dans la salle revint le silence.


«Le travail d’un espion ne consiste pas seulement à recueillir des informations, il est bien plus complexe. Dans mon domaine, je suis l’un des meilleurs. J’ai terminé ma formation avec des années d’avance. J’ai du talent, même sans ma Capacité»


Charles était sans voix, il ne restait plus rien du garçon rêveur dont il se souvenait, devant lui à ce moment-là se trouvait une personne complètement différente. Paul s’était transformé en étranger. Il ne pouvait pas y croire.


«Tu es un assassin donc» ne réussit pas à éviter de manifester toute sa déception.


«Je n’aurais jamais voulu que tu le découvres ainsi. Ça aurait été mieux si on ne s'était pas rencontrés »


«Tu dis quoi, Paul?» Il ne s’était pas rendu compte qu’il l’avait attrapé de nouveau et qu’il serrait les mains minces de son ami entre les siennes; ils étaient aussi fins et effilés que celles d’un artiste, elles ne ressemblaient pas aux mains d’un meurtrier.


«Te savoir vivant a été la meilleure chose qui me soit jamais arrivée. Tu ne sais pas comme je suis heureux de savoir que tu vas bien»


«Je suis un assassin, tu l’as dit toi-même»


«Et je suis un étudiant fauché. Tu es mon meilleur ami Paul, tu l’as toujours été»


«Arthur» le poursuivit encore une fois. Dans la pénombre de la chambre, Charles lui sourit;


«Résigné, pour moi tu resteras toujours Paul»


***


Les mois qui ont suivi cette rencontre ont été étranges pour tous les deux. Charles avait commencé un travail en tant qu’apprenti dans une librairie et dès qu’il le pouvait, il ne manquait pas de rencontrer Paul. Mais l’espion était toujours engagé dans des missions plus ou moins complexes qui l’emmenaient souvent à l’étranger. Ce fut une chaude journée d’été que Baudelaire comprit enfin la nature du sentiment qui l’avait toujours lié à son ami d’enfance. Paul, en fait, Arthur, comme il n’arrêtait pas de lui dire de l’appeler, était appuyé à l’entrée de la librairie. Il attendait qu’il termine son travail. Il avait croisé les bras contre la poitrine et l’observait en silence. Il portait un pantalon noir et une chemise blanche qui, grâce à la lumière du soleil, apparaissait parfois transparente. Selon l’angle sous lequel il se trouvait, Charles pouvait apercevoir la peau pâle de son ami, briller comme si elle était faite de porcelaine. Sa gorge était sèche. Paul était une vision. Trop beau pour être vrai.


«Tu sais que tu pourrais m’aider. Je finirais sûrement plus tôt» avait-il murmuré en essayant de se donner un ton, en plaçant un autre tome dans l’étagère. Arthur avait haussé les épaules avec nonchalance


«Je préfère que non» le voici, le petit prince gâté dont il se souvenait. Un léger sourire cependant avait accompagné ces paroles. Il s’amusait à le provoquer.


«Si je finis plus tôt, nous en tirerons tous deux profit», lui fit-il remarquer. Ces lèvres fléchirent dans une note contrariée;


«Je n’ai pas vraiment envie d’aller au Café aujourd’hui» Charles le regarda étonné. C’était une nouveauté.


«Tu aimerais faire quoi?»


«Demain, je partirai pour Londres. Je dois m’occuper des représentants de la Tour de l’Horloge» admit-il en commençant à fixer la basse. C'était la même attitude que lorsqu'il était enfant et qu'il était préoccupé par quelque chose.


«Ce sont des gros pontes?» Il savait que Paul ne pouvait pas en dire trop sur son travail, mais il n’avait pas su contrôler sa curiosité, surtout après cette réaction.


«Nous disons oui. Si la mission réussit, je rejoindrai l’Élite des Transcendantaux»


«Et est-ce une bonne chose?» se sentait un idiot;


«Appelons ça une promotion»


«Alors pourquoi n'as-tu pas l'air heureux?»


«La mission me tiendra occupé pendant un certain temps»


«Paul» s’impatientait;


«J'ignore quand on se retrouvera. Je pourrais revenir dans un mois comme une année»


«Tu pourrais aussi ne pas revenir?» enquêta-t-il pour essayer de trouver des réponses sur le visage de son ami; ce n’est qu’à ce moment-là que Paul leva les yeux;


«Il y a cette possibilité»


«C’est la vie que j’ai choisie. La vie d’un espion. Pour mon pays, pour ma nation, j’ai jeté mon nom en adoptant un nom de code. J’ai choisi d’abandonner tout sentiment, d’exclure toute relation. Ma vie et ma mort ne seront jamais transmises aux générations suivantes. Dans mon avenir, une pierre tombale froide et grise m’attend»

Charles lui a donné une gifle. Il était en colère, comme il ne l’avait pas été depuis longtemps.


«Que dit-tu? Mais toi entendes-tu quand tu parles? Abandonner tout sentiment. Toute relation? Alors qu’est-ce que je suis pour toi?»


Charles n’aurait jamais voulu avoir cette conversation. Il aurait voulu avouer ce qu’il ressentait pour Paul pendant un de leurs après-midi ensemble. Peut-être en se promenant le long de la Seine aux premières lueurs du coucher du soleil ou en sirotant du vin assis dans un local. Mais il avait fini par lui crier dessus. Le maure écorcha les yeux surpris;


«Tu es mon meilleur ami» avoua-t-il;


«Je ne suis que ça avec toi, Paul?»


Ils se fixèrent quelques minutes. Ils savaient qu’ils avaient atteint le point de non-retour. À partir de ce moment-là, les choses entre eux allaient inévitablement changer. Ils ne pouvaient pas revenir en arrière. Ce n’était pas possible.


«Je» commença avec une voix tremblante le jeune espion «je partirai demain pour Londres. Je voulais juste passer une dernière journée ensemble. La vérité est que je ne supportais pas l’idée de partir à nouveau. Je ne veux pas te laisser Charles.»


«Paul, je ne peux plus être ton ami. Tu le sais, n’est-ce pas?» le brun hocha la tête en se reflétant dans les yeux bleus du jeune homme devant lui. Il avait toujours aimé cette couleur, lui rappelait le ciel.


Maintenant, Charles le plaçait devant un choix. Qu’aurait-il fait? Aurait-il suivi le cœur ou la raison?


Ce jour-là, Arthur Rimbaud a choisi de suivre son cœur, la voie des sentiments. À l’époque, il n’avait que dix-sept ans, il n’avait aucun moyen de savoir ce que cela impliquerait. Comment un choix a fini par influencer plus d’un destin.



***



Paris


- Present -



Paul Verlaine prit une longue respiration en profitant pleinement de l’air du pays. Plusieurs années s’étaient écoulées depuis sa dernière visite en France et notamment à Paris. Cette ville lui rappelait trop de souvenirs, certains agréables, d’autres moins. La capitale française était une vision merveilleuse comparée à la grisaille de Londres. Son avion avait récemment atterri et déjà quelqu’un l’attendait sur la piste d’arrivée, se démenant pour essayer d’attirer son attention. C’était un homme d’âge moyen, trapu avec des lunettes à monture épaisse, heureusement, il avait pris soin de ne pas trop se faire remarquer.


L’homme s’approcha de lui avec émotion, offrant de prendre ses bagages;


«Monsieur Lelian est un honneur pour moi de vous accompagner. On m’a dit que vous n’avez pas visité notre capitale depuis de nombreuses années.» Le blond esquissa un sourire, et s’arrangea élégamment une mèche de cheveux rebelles derrière une oreille. Lorsqu’il voyageait, il utilisait souvent le pseudonyme de Pauvre Lelian, c’était un simple anagramme de son propre nom mais jusqu’à ce moment-là, personne ne l’avait jamais lié à lui. C’était Arthur qui lui avait appris. C’était l’abc d’un bon espion, se déplacer dans l’ombre. Ne divulguez jamais votre nom ou d’autres informations personnelles. Comme toujours, il avait fait siens ces enseignements. Il avait encore du mal à croire que son partenaire était mort.


Arthur Rimbaud, l’homme à qui il devait tout, le meilleur espion qu’il ait jamais eu la chance de rencontrer et avec qui il a travaillé. Vaincu par deux enfants et exécuté par une organisation japonaise. C’était absurde. Verlaine refusait simplement de le croire. Ce n’était pas possible.


«Monsieur, j’ai reçu des instructions précises pour vous accompagner à cette adresse» le chaperon s’est interposé, le ramenant au présent. Il était de nouveau distrait en pensant à son partenaire. Il devenait fou, il avait à résoudre cette situation le plus tôt possible. Le Roi des Assassins regarda vers le bas; l’homme, qui n’arrivait même pas derrière lui, ouvrait la porte d’une élégante limousine noire dans laquelle il l’invitait à s’asseoir.


Ce fut un voyage relativement court, qu’il passa à regarder le paysage à l’extérieur de la fenêtre.


Comme il l’avait prédit, le lieu choisi pour cette rencontre était un café de la capitale. Après avoir congédié son accompagnateur, il s’assit sur l’une des tables en plein air, observant les pigeons se battre pour se disputer l’attention des touristes ou un simple morceau de pain.


«Bonjour mon ami» Un homme d’une trentaine d’années l’a salué en s’asseyant à la table à côté de celle du blond; il a fait allusion à un sourire de fausse cordialité mais étudiée;

«Le moment où toi et moi sommes devenus amis a dû m’échapper» fut la réponse monocorde de l’ancien espion.


«Nous avons un intérêt commun. Comment était ce dicton? L’ennemi de mon ennemi est mon ami?» Verlaine fit pour se lever;


«Je ne suis pas venu jusqu’ici pour perdre mon temps avec de tels jeux», se déchaîna-t-il.


«Vous avez raison. Désolé»


«Je t’avais dit d’être discret»


«Et je l’ai été»


«Un chaperon bavard et une limousine», lui fit remarquer en appuyant délibérément sur le dernier mot;


«Vous ressemblez vraiment beaucoup à Paul» se laissa fuir, avant de se corriger «c’est-à-dire Arthur. Vous avez la même façon, identique, de faire» le blond se mit à observer un point imprécis devant lui.


«C’est Arthur qui a choisi mon nom. Ce n’est que récemment que j’ai découvert que c’était le sien» avoua-t-il. L’homme sourit avec une note de nostalgie,


«Il continuait à me reprendre comme ce nom ne lui appartenait plus. Au contraire il a choisi de te le donner»


«Tu as été important pour Arthur» fut la seule réponse du blond imbu d’une légère pointe de mépris qui n’échappa pas au français;


«Je suis simplement un fantôme de son passé», avoua-t-il;


«Le meilleur prophète de l’avenir est le passé», lui fit-il remarquer, reprenant une citation qu’il avait lue dans un livre bien avant;


«J’étais mort pour lui. Il n’a jamais su la vérité.»


«Vérité?»


«Je suis aussi un possesseur de Capacité»


«C’est pour cela que tu es encore vivant» conclut Verlaine avec une voix plate, sans quitter les yeux de son verre de vin, désormais presque vide.


«La dernière fois que j’ai vu Arthur, c’était derrière les barreaux d’une prison. Ils nous avaient découverts. Ils savaient ce que nous étions et ce qui allait me toucher»


«Et qu’étiez-vous?» Verlaine savait que cette réponse ne lui plairait pas mais il avait quand même besoin de l’entendre à haute voix. Il avait tenu dans ses mains le carnet de son partenaire, l’avait lu, en arrachant quelques pages dans un mouvement de colère. Le nom de Charles Baudelaire apparaissait parmi ces confessions intimes, plus de fois qu’il ne l’avait jamais pensé. Or cet homme, qui pendant longtemps n’avait été qu’un nom écrit sur papier, était là devant ses yeux.


Une partie de Paul, la plus bestiale, aurait voulu le tuer uniquement parce qu’il existait, tandis que son côté plus rationnel et humain lui rappelait qu’il pouvait être un allié précieux. Avoir un espion parmi les Poètes Maudits pouvait jouer à son avantage. Il ne devait pas gâcher une telle occasion.


«Nous étions amants» Verlaine a très bien saisi le ton de défi sous-entendu - mais pas trop - dans ces mots. Ce bâtard le défiait ouvertement. Il a essayé de garder le contrôle. Il savait qu’il pouvait le tuer en quelques secondes, mais il ne pouvait pas se permettre de gâcher l’opportunité que Baudelaire lui offrait.


«Tu as dit que tu pouvais contacter Carroll» répondit-il tranquillement en cachant son trouble. Il savait qu’il était un excellent acteur.


«Je l’ai dit. Il est enfermé dans la prison de Meursault», alors Verlaine leva un sourcil sceptique;


«La prison de haute sécurité pour surdoués? Comment comptes-tu l’atteindre de grâce?» Baudelaire sourit;


«Avec ma Capacité évidente»



***



Paris


- encore quelques saisons avant -


Ils arrivèrent juste à temps à l’appartement de Charles, qu’Arthur poussa contre le mur et l’embrassa avec passion. Le maure se détacha seulement pour pouvoir le regarder dans les yeux, pour pouvoir se perdre dans ce bleu qu’il aimait tant. Il se disait idiot d’avoir attendu si longtemps. Combien de jours ils avaient gaspillé inutilement, marchant sur le fil du rasoir et jouant à ce petit théâtre d’amis d’enfance quand il était clair pour nous deux qu’ils ne pourraient plus l’être. Ils avaient préféré vivre dans une illusion plutôt que de regarder la réalité en face.


Le jeune espion aux longs cheveux de corbeau avait fait son choix. Il serait parti pour Londres à l’aube, mais cette nuit-là, pour quelques heures encore, il aurait pu enlever le masque qu’il portait depuis dix ans et redevenir simplement Paul Verlaine.


Charles continuait à l’appeler avec ce nom qu’il était sûr d’avoir abandonné. Chaque fois que l’ami s’adressait à lui, son cœur manquait d’un battement. Il ne pensait pas qu’il ressentirait une telle émotion. Renoncer aux sentiments et à tout type de lien lui avait semblé un petit prix à payer, quand il avait pris cette décision, mais ce n’était qu’un enfant.


Pour une nuit seulement, pour quelques heures Paul Verlaine serait revenu. Il allait fermer Arthur Rimbaud à l’extérieur de cet appartement et le retrouver le lendemain matin.


«J’ai toujours aimé tes cheveux», dit Charles en lui caressant doucement la longue chevelure et en plaçant une mèche rebelle derrière une oreille seulement pour pouvoir mieux le regarder sur son visage. Paul était devenu très beau. Les traits féminins qu’il avait dans son enfance avaient évolué harmonieusement, sa peau était pâle comme de la porcelaine, lisse, sans imperfections. Baudelaire ne se souvenait pas exactement quand il a commencé à vouloir l’ami de cette façon, seulement que c’était arrivé.


Paul avait toujours été un élément important de sa vie. Même quand il croyait qu’il était mort. Il s’était rendu dans la capitale en essayant de poursuivre le même rêve que son ami, il voulait qu’il soit fier de lui et, de cette façon, ils avaient fini par se retrouver. Dix ans, c’était beaucoup mais pas trop, ils pouvaient encore se construire un avenir ensemble.


Il y avait beaucoup de choses qu’il aurait voulu avouer à Paul, comme la nature de ses sentiments. Une partie de Charles savait qu’il ne pouvait pas le faire. Le maure avait un travail à faire, ils ne vivaient pas dans le monde des rêves, la réalité viendrait bientôt frapper à leur porte pour les arracher à cette dimension onirique dans laquelle ils s’étaient réfugiés. Son désir était dicté par le simple égoïsme, il ne voulait pas le quitter.


Il se comportait comme le gamin immature qu’il était, il le savait très bien et pourtant il ne pouvait pas s’empêcher de penser à cette possibilité. Si vous lui aviez demandé, Paul serait-il resté pour lui?


Un autre baiser eut le pouvoir d’effacer toute autre pensée.


Le soleil venait de se lever lorsqu’un léger mouvement des couvertures avertit Baudelaire que son compagnon s’était réveillé et essayait de chercher ses vêtements dispersés partout dans le petit appartement.


«Paul, ce n’est pas encore l’aube, tu peux rester quelques minutes», tenta-t-il. Il ne reçut en réponse qu’un regard qu’il ne put déchiffrer;


«Charles. Je ne regrette pas cette nuit. C’était la plus belle nuit de ma vie. Mais je ne peux pas rester, tu sais, j’ai un vol qui m’attend». Il a fini par attacher les derniers boutons de sa chemise.


Baudelaire le savait très bien, il s’est dit idiot juste pour l’avoir en quelque sorte espéré. Avant de quitter la chambre, le maure retourna vers lui;


«Attends-moi. Car je reviendrai vers toi. C’est la promesse la plus sincère que je puisse te faire»


Charles ouvrit et referma la bouche par surprise, avant de trouver la force d’articuler une pensée cohérente et de l’exprimer avec des mots.


«Vraiment? C’est toute l’histoire sur le fait qu’un espion ne doit pas éprouver des sentiments? L’absence de liens?» Paul sourit, avec le même air de défi et de supériorité dont il se souvenait depuis son enfance;


«Il suffit que personne ne nous découvre. Nous serons discrets. Nous ferons attention. Je ne pense pas que les Poètes Maudits aient le temps de contrôler mes fréquentations»


Charles sourit avant de le rejoindre pour l’embrasser une dernière fois.


Ce n’était pas un adieu mais juste un au revoir.


Rimbaud avait dix-sept ans, Charles un de plus et avait été son premier amour.


Le jeune espion avait cru que ce sentiment pouvait durer pour toujours, ainsi que son secret.


Lorsqu’Arthur Rimbaud revint de Londres trois mois plus tard, Charles Baudelaire avait été arrêté et attendait son procès.



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