An Englishman in Morpork

Chapitre 2 : Quand on arrive en ville

3172 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 04/02/2023 14:23

Merci à Ornithorynque pour la précision au chapitre précédent : l'extrait du guide touristique se trouve dans le roman Sourcellerie de Terry Pratchett. En ce qui concerne le titre de ce chapitre, il est bien évidemment emprunté à Starmania. J'ai choisi, contrairement à mes habitudes, à ne mettre aucune note de bas de page dans ce chapitre, parce qu'il faudrait donner trop d'explications pour expliquer le fandom du Disque-Monde. Je préfère vous le laisser découvrir à travers les yeux de Giles... Et il y a une petite citation d'Audiard que vous reconnaîtrez peut-être.



Chapitre 1 : Quand on arrive en ville



Il n’eut ni le temps ni la présence d’esprit de l’arrêter, alors qu’il avait su avant même qu’elle n’achève sa phrase ce qui risquait de se produire. Le mot « latin » avait allumé dans son esprit l’alarme que sa formation d’observateur lui avait implantée comme un réflexe bien huilé dans les tréfonds de son cortex cérébral ; mais la crainte de passer pour un professeur complètement fou aux yeux de l’une des rares élèves qui semblaient apprécier non seulement la bibliothèque mais également sa présence au sein de cette dernière l’avaient rendu muet. Grave erreur, car sitôt les derniers mots prononcés, un tourbillon jaune-pourpre verdâtre à demi fluorescent jaillit du livre que tenait Willow Rosenberg et enveloppa la jeune fille qui poussa un petit cri effrayé.

Rupert Giles ne réfléchit pas : il tendit la main et agrippa la couverture défraîchie du volume dans un effort désespéré pour le refermer. Il connaissait les dangers inhérents à certains ouvrages, et les risques que l’on courait à prononcer à voix haute certaines formules de magie noire. Provenant d’un guide touristique, le péril semblait limité, mais il ne faut pas se fier aux apparences : il est de nombreux cas où la couverture d’un livre ne laisse en rien présumer du contenu.

Le livre refusa catégoriquement de se fermer. On eût dit qu’il employait au contraire toute sa volonté à rester ouvert – car le bibliothécaire savait que bien des livres étaient pourvus d’une volonté propre. Peu importait ce que pensait le commun des mortels à ce sujet. La couverture résistait, le tourbillon où flottaient des volutes de cette étrange couleur s’élargissait, et Giles n’eut d’autre choix que de saisir le bras de la jeune fille pour ne pas la laisser faire face seule à… à ce qui se trouverait de l’autre côté non du miroir, mais du papier.

Le tourbillon les enveloppa. Les lumières de la bibliothèque du lycée de Sunnydale s’estompèrent. Giles se surprit à penser qu’il allait peut-être mourir avant même d’avoir commencé sa mission d’observateur et qu’il serait cité au Conseil comme l’exemple de ce qu’il ne fallait absolument pas faire. Puis il ne sentit plus rien. Le noir total, pas un son, pas un souffle. Comme si le temps et l’espace eussent été abolis. Il résista à la tentation de fermer les yeux, ce qui aurait été totalement inutile.

Tout à coup, sans crier gare, les sensations lui revinrent. Tout d’abord le sol sous ses pieds, un sol inégal, des pavés peut-être, au lieu du linoléum uni de la bibliothèque ; puis le froid, un froid vif, mordant, qu’accompagnait une fragrance épaisse et désagréable ; et enfin, une lumière diffuse, qui provenait d’une demi-lune éclatante, située juste au-dessus de sa tête, entre les toits.

Ils n’étaient plus au lycée, mais dans une petite ruelle obscure et malodorante.

Giles lâcha le bras de la jeune Willow et lui arracha presque le livre des mains pour l’examiner. Il était curieusement intitulé Bienvenus à Ankh-Morporke, citée aux milles surprises.

L’observateur n’avait aucun souvenir d’avoir jamais vu ce volume dans les rayonnages de sa bibliothèque. Certes, seulement deux mois s’étaient écoulés depuis son premier jour au lycée, mais il avait eu largement le temps d’effectuer un inventaire complet. Un ouvrage au titre aussi peu fiable aurait probablement attiré son attention, d’autant plus qu’un guide touristique n’avait rien à faire au milieu de livres de cours. Bien sûr, les recueils de sortilèges ou les codex du XIVème siècle traitant d’obscures prophéties n’y étaient pas non plus à leur place, mais ils pourraient, quant à eux, avoir leur utilité une fois que la Tueuse serait arrivé à Sunnydale…

– Monsieur Giles, où sommes-nous ?

La voix paniquée de Willow l’arracha à ses pensées tourbillonnant au gré des volutes de la couleur inconnue qui les avait entraînés… où, en effet ? La question méritait d’être posée.

– Vous êtes aux Ombres, répondit obligeamment quelqu’un. Malheureusement pour vous.

Giles fit de son mieux pour ne pas sursauter et se plaça immédiatement entre la jeune fille et leur interlocuteur invisible, ou plutôt dissimulé dans l’obscurité d’une porte cochère. Où qu’ils fussent tombés, cet individu ne leur voulait pas de bien. Il est malheureusement rare qu’un livre magique qui vous embarque par surprise dans un tourbillon de magie vous emmène dans des endroits agréables.

– N’ayez crainte, nobles voyageurs, renchérit une deuxième voix, un peu plus nasillarde que la première et située sur leur gauche. Nous n’en voulons qu’à votre bourse et non à votre vie.

Deux silhouettes se détachèrent du mur et s’avancèrent vers les nouveaux venus. Un bref regard en arrière confirma à Rupert que la rue dans laquelle ils avaient été transportés était en réalité une impasse. Un autre coup d’œil aux deux lascars lui apprit qu’ils étaient armés de couteaux dont les lames brillaient aux reflets de la lune. Willow porta ses deux mains à sa bouche pour étouffer un cri.

C’est alors qu’une troisième voix, gouailleuse et goguenarde, retentit derrière les deux assaillants tandis que le profil d’un homme se découpait à la sortie de l’impasse.

– Eh ben alors, les gars ? J’ai pas souvenir que vous appartenez à la Guilde des Voleurs, mais on peut toujours vérifier ça avec M. Boggis. Bien sûr, si vous avez payé votre cotisation, j’dis plus rien et je vous laisse à vos petites affaires.

A la grande surprise de l’observateur, les deux bandits se retournèrent vers le nouveau venu et baissèrent la tête, l’air contrit.

– M’sieur Vimaire, c’est pas…

– Me dites pas que vous avez refait le coup du guide touristique ensorcelé ? Parce que, cotisation à jour ou pas, là, j’peux rien pour vous. Vous connaissez la règle. Voleur et mage, ça va pas bien ensemble. Et, au cas où vous seriez pas au courant, pendant la convalescence du Patricien, c’est moi qui mène la barque, ici.

Les deux hommes rangèrent leur couteau avec une rapidité surprenante et s’aplatirent littéralement contre la paroi pour éviter de toucher le nouveau venu qui, poings sur les hanches, ne fit même pas mine de bouger. Ils le contournèrent avec mille précautions, en rasant les murs, sans qu’il rompe l’immobilité dans laquelle il semblait s’être statufié ; après quoi, libres de se mettre à courir, les voleurs s’enfuirent sans demander leur reste.

Abasourdi, Giles eut cependant la présence d’esprit de se tourner vers leur sauveur.

– Monsieur, je ne sais comment vous remercier…

– Touristes, c’est ça ? le coupa l’homme avec une brusquerie quasi militaire. De l’Empire agatéen, peut-être ? Je dis ça à cause des machins que vous avez sur les yeux. Je suis le commissaire divisionnaire Samuel Vimaire.

L’observateur porta machinalement la main à son visage, enleva ses lunettes, se pinça l’arête du nez et les remit en place sans les nettoyer.

– Non, nous venons de Sunnydale, en Californie, répondit-il.

Son esprit avait beau fonctionner à plein régime, il ne parvint pas à trouver une réponse plus intelligente, qui puisse donner le change à la fois à l’homme qui se tenait en face de lui et à la jeune fille dont il s’estimait responsable. Comment dissimuler, au premier comme à la seconde, que Willow et lui-même avait été transportés magiquement dans un monde parallèle ? Car c’était, à 99 chances, ou plutôt risques, contre un, ce qui s’était produit. Giles n’était pas stupide. Il n’existait, sur Terre, aucune ville nommée Ankh-Morpork, dirigée par un Patricien, et dans laquelle coexistaient des mages et une Guilde des voleurs. Pas plus, d’ailleurs, qu’il n’existait qu’un Empire agatéen.

L’observateur qu’il était avait déjà lu nombre de documents anciens et récents sur les portails dimensionnels, mais il lui semblait que ces derniers avaient tendance à vous expédier en enfer plutôt que dans des villes où officiaient des commissaires divisionnaires. Ce n’était du moins pas l’idée que se faisait Rupert des royaumes infernaux.

Mais au fond, qu’en savait-il ? Tout son savoir demeurait essentiellement livresque. Oh, il avait bien affronté un vampire, une fois, lors de son rituel d’initiation, dans des circonstances que Quentin Travers avait qualifiées de « contrôlées » ; il avait bien pratiqué la magie, avec un succès rien moins que mitigé qui avait définitivement clos ce chapitre de son existence ; mais l’essentiel de ses connaissances, il les tenait de la lecture frénétique de centaines d’ouvrages et non de son expérience personnelle. Aujourd’hui, le côté éminemment théorique de sa formation d’observateur le frappait avec autant de clarté que de cruauté. A sa connaissance, aucun membre du Conseil ne s’était jamais retrouvé coincé dans une dimension parallèle après avoir malencontreusement ouvert un guide touristique.

Mais ce n’est pas toi qui l’as ouvert, fit alors remarquer une partie de sa conscience à la fonction relativement floue, mais qui, en l’occurrence, n’avait pas tort. La personne qui avait ouvert le livre et prononcé la formule magique était une lycéenne sans aucune notion de sorcellerie, et non pas Rupert Giles, dont la première leçon qu’il avait reçue en tant qu’observateur avait été la suivante : ne jamais lire de latin devant un livre ouvert. Qui sait, ce genre d’expérience déplaisante était peut-être arrivée en réalité à des dizaines de membres du Conseil avant lui. Peut-être n’étaient-ils tout simplement plus là pour en parler. Ou peut-être…

Ou peut-être n’avaient-ils pas foncé tête baissée dans le danger et s’étaient-ils contenté de laisser la lycéenne, ou tout autre pauvre innocent(e), se débrouiller seul(e).

Ce genre de pensées, qui venait parfois à Giles sans qu’il demande rien à son inconscient, était malvenu. Douter de ses pairs et de ses supérieurs était malvenu. Ce qui aurait été toutefois bienvenu, ç’aurait été une réponse suffisamment intelligente pour faire croire 1) au dénommé Vimaire qu’il avait en face de lui deux pacifiques et inoffensifs citoyens, et 2) à Willow que la situation était parfaitement sous contrôle. Mais si la jeune fille demeurait étrangement calme compte tenu des circonstances, le commissaire, en face de lui, le fixait d’un œil scrutateur.

– Connais pas, finit par dire ce dernier sans quitter son interlocuteur des yeux. En attendant de voir comment vous allez rentrer chez vous, vous ne pouvez pas rester là avec la jeune demoiselle. La ville n’est pas…

L’homme s’interrompit, comme s’il cherchait un terme adéquat pour décrire ce que n’était pas la ville, puis il renonça. Rupert, pour sa part, commençait à se demander si « Ankh-Morporke » avait même une existence réelle.

– Bref, reprit le dénommé Vimaire, avec ce qui s’est passé hier, le Patricien empoisonné et tout ça, je serais plus tranquille de vous savoir à l’abri. Vous connaissez quelqu’un à Ankh-Morpork ? Le quartier n’est pas recommandé pour… (Il hésita un instant.) … pour des visiteurs comme vous.

Giles avait la quasi-certitude que dans l’esprit de son interlocuteur, « visiteurs » était synonymes d’« inconscients », ou plus probablement d’« abrutis ».

– Non, malheureusement, nous ne connaissons personne ici, répondit-il avec un rapide coup d’œil vers Willow.

Il s’astreignait à rester calme, essentiellement pour que la jeune fille, de son côté, ne panique pas. Constatant non sans étonnement que de la buée s’échappait de sa bouche lorsqu’il parlait, il s’aperçut qu’il faisait très froid. Et que Willow n’était vêtue que d’un chemisier bleu pâle et d’une salopette en jean. Sans réfléchir, dans un réflexe un peu vieux jeu (ce qu’il était certainement), il ôta sa propre veste et la posa sur les épaules de la jeune fille avec une légère pression des doigts qu’il espérait rassurante.

– Tout va bien se passer. Nous allons comprendre ce qui nous est arrivé et rentrer chez nous.

Willow resserra contre elle les pans de la veste et adressa au bibliothécaire un sourire un peu tremblant. Compte tenu du fait que cinq minutes auparavant, elle se trouvait au lycée de Sunnydale, en train de chercher un roman de Jane Austen, Giles trouvait son attitude plutôt courageuse. Il se serait attendu à des pleurs – et se sentait soulagé de ne pas avoir à gérer une crise de panique en plus de sa propre angoisse.

– Oh, ce qui vous est arrivé, je peux vous le dire en deux mots, intervint Vimaire, légèrement renfrogné. Les deux gars que vous avez vus tout à l’heure ont fait mumuse avec la magie, voilà ce qui vous est arrivé. C’est le genre de trucs qu’ils ont déjà fait : en l’occurrence, ensorceler un livre pour qu’il conduise ceux qui le lisent derrière le Tambour Rafistolé – leur quartier général. C’est une auberge, précisa-t-il avec un petit hochement de tête. Ensuite, ils font les poches des nouveaux venus. Ce qui, voyez-vous, constitue deux infractions à la règle de la Guilde : d’un, ils utilisent la magie, ce qui est évidemment strictement interdit, et de deux, ils n’ont même pas payé leur cotisation, ce qui fait qu’ils ne devraient pas avoir le droit de voler quoi que ce soit à qui que ce soit. Je croyais pourtant avoir mis la main sur toutes ces saletés, conclut l’homme en prenant d’autorité le guide touristique des mains de Willow.

Giles jeta de nouveau un regard inquiet vers cette dernière, redoutant que l’emploi répété du mot « magie » ne déclenche chez elle une réaction imprévisible. Il fut surpris de constater que la jeune fille ne semblait pas spécialement angoissée – et même, peut-être, plus détendue que la lycéenne qu’il connaissait, sans cesse stressée par les devoirs et les examens. Comme si elle s’était retrouvée, en même temps que dans les rues d’Ankh-Morpork, dans un état second.

– Peut-être, hasarda l’observateur, pourriez-vous nous indiquer l’adresse d’un mage réputé qui pourrait nous aider à… à rentrer chez nous ?

La seule solution qu’avait trouvée l’esprit de Giles, mis à rude épreuve autant qu’à contribution, avait été de demander de l’aide à ceux qui, dans cet univers, devaient maîtriser la téléportation. Il ne restait plus qu’à espérer que les « mages » acceptent de se pencher sur leur problème – et soient compétents en la matière. Beaucoup d’inconnues, certes, mais avaient-ils vraiment le choix ?

Willow ne broncha pas davantage à la mention des mages qu’à celle de la magie. En face d’eux, Vimaire secoua la tête avec une petite grimace.

– En temps normal, je vous aurais indiqué le chemin le plus court vers l’Université de l’Invisible, mais en ce moment, au Palais, c’est la folie. Je m’en voudrais de vous envoyer en pleine émeute… Non, le plus simple, ce serait que vous veniez avec moi au Guet des Orfèvres, et là-bas, je vous trouverai un garde ou deux pour vous escorter. Ça vous convient ?

– L’Université de l’Invisible ? répéta le bibliothécaire, que la mention d’un établissement officiel rassura (assez stupidement, se dit-il aussitôt ; il était bien placé pour savoir que la plupart des universitaires ne sont pas plus intelligents que le commun des mortels, et même parfois beaucoup plus stupides : dix intellectuels assis vont moins loin qu'une brute qui marche). Elle est dirigée par des mages, c’est bien ça ?

Le commissaire divisionnaire fixa de nouveau son interlocuteur pendant un bref instant, comme s’il cherchait à fouiller son cerveau.

– Oui, c’est bien ça. Non que j’aime beaucoup les mages, remarquez, mais la magie, c’est leur domaine. Le problème, c’est qu’ils dorment à cette heure-là. Enfin, l’archichancelier Ridculle est un lève-tôt, alors, avec un peu de chance, si votre affaire l’intéresse…

Le ton de Vimaire semblait indiquer que cette chance était minime, et suggérer qu’il tenait en piètre estime les mages en général et l’archichancelier Ridculle en particulier. Giles s’abstint de tout commentaire, mais il s’interrogea, non sans une certaine inquiétude, sur le niveau de compétences de ces universitaires. Sentant de nouveau peser sur lui le regard appuyé de son interlocuteur, il décida de ne pas étaler l’étendue de son ignorance afin de ne pas éveiller davantage les soupçons. Changer de sujet, interroger l’homme sur des événements récents qui lui importaient, lui semblait une bonne diversion.

– Je vous remercie, monsieur le commissaire divisionnaire. J’imagine que vous avez d’autres préoccupations en ce moment. Vous avez parlé d’une émeute ?

Le visage relativement inexpressif de Vimaire s’anima brusquement.

– Ah oui, une sacrée émeute ! Si vous n’êtes pas d’Ankh-Morpork, vous ne pouvez pas savoir ce qui s’est passé ces derniers jour. Suivez-moi, vous et la petite, je vous expliquerai en marchant. Il ne fait pas chaud, et vous n’êtes pas vraiment équipés pour notre climat…

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