When in Rome
Chapitre 63 Esprit frappeur
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Sunnydale, Californie, 20 mai 2003 - Jour 1
Alors qu'elle venait de demander où ils étaient précisément, la voix claqua sèchement à ses oreilles et la fit encore sursauter.
— Non, pas par-là, c'est éboulé. Prends l'autre trou.
Cette voix suintait l'impatience agacée. Elle n'avait pas l'habitude de se laisser parler comme ça, et depuis plusieurs années maintenant. Augmentant sa mauvaise humeur, ses paumes glissaient sur le sol inégal et elle manqua de se fendre le menton. Pourquoi avait-elle quitté le campus qui se trouvait en périphérie ?
— Quel autre trou ? s'énerva-t-elle. Je n'y vois rien !
Elle devinait bien le genre de type qu'il était. A dix contre un, un de ces mecs trop sûr de lui, qui devait probablement se croire très intelligent et s'attendre à être obéi sans discussion. Un mince sourire étira ses lèvres fines ourlées d'une fine pellicule de transpiration. Dès qu'elle aurait un truc dans l'estomac, il allait comprendre qu'il était super mal tombé avec elle. Elle se cogna l'occiput en essayant d'avancer et se racla l'épaule sur un morceau de métal tordu.
— C'est trop étroit, je ne passerai jamais !
— Arrête de te plaindre. Ton derrière n'est pas si gros, je te dis que ça passe. Et de l'autre côté, il y a un espace plus grand où tu pourras te relever. Fais-vite.
— Écoute, toi. Ça fait je ne sais combien de temps que je me traîne à quatre pattes. Je suis fatiguée, blessée, et je crève de faim.
— Bah, justement. Je t'emmène prendre un truc à bouffer et après, on passe me chercher, je ne suis plus très loin.
— Il y a un distributeur sur le chemin de je-ne-sais-où ?
— Ouais, si on veut.
— Comment ça « si on veut » ?… Aïe ! siffla-t-elle. Je me suis encore coupée aux doigts.
Elle s'arrêta, s'assit de côté et suça spontanément la plaie. Puis, calée contre un bloc pierreux, elle cracha le sang et finit par appuyer sa main gauche à son épaule pour essayer d'arrêter le saignement.
De fait, peu de choses parvenaient encore à l'effrayer mais ici, il faisait si absolument noir. Comment savoir si elle n'allait pas tomber dans une crevasse plus profonde ? Dans l'état de choc où elle se trouvait, même il lui était impossible d'allumer le moindre petit lumignon plus d'une minute. Elle avait essayé. Elle avait tout essayé depuis qu'elle avait quitté la planque de Rack.
— Bouge ! Au cas où t'aurais pas pigé dans ta petite tête, c'est encore instable…
Elle l'ignora et ôta sa chaussette à tâtons pour se faire un bandage de fortune tout en réfléchissant. Comment pouvait-il voir dans le noir ? Et surtout, comment communiquait-il ? Par télépathie ? Elle essaya de penser « gros con machiste » mais il ne répondit rien. Perplexe, elle se remit en route.
— C'est bien. Bonne fille.
CQFD. Dès qu'elle mettrait la main dessus, elle lui ferait regretter.
Elle rampa lentement et finit par déboucher comme promis dans un espace plus grand… où il y avait encore un peu d'électricité ! Un néon faiblard pendait misérablement et il lui permit de reconnaître avec surprise les tables rondes à épais plateau cerclé de la salle de l'Expresso Pump... L'abattement qui l'étreignait reflua un peu. Elle avait donc crapahuté plus ou moins directement entre le Bronze et le café, ce qui la plaçait relativement près de l'endroit le plus intéressant de la ville…
— Hé ? Il y a quelqu'un ? fit une voix timide en l'interrompant dans ses cogitations.
— Euh… oui. Où êtes-vous ?
— A côté du comptoir. Je ne peux pas bouger, c'est mes jambes…
— Ok, je vous rejoins. Il y a un distributeur dans le coin ?
— Non mais je crois qu'il y a des muffins sur ma droite. Ils sont tombés par terre. J'ai tellement faim, pouvez-vous m'aider ?
La jeune femme rousse s'avança prudemment, mais très motivée à l'idée d'ingérer du sucre. Un adolescent tendait la main vers elle, murmurant une supplique quasi inaudible entre ses lèvres blêmes. Il était pâle, moite d'une sueur glacée et n'en avait probablement plus pour longtemps. Quand elle fut près de lui, il lui prit l'épaule blessée comme pour s'appuyer dessus et tenter de se redresser.
— Allez, à trois, l'encouragea-t-elle. Un, deux…
Le jeune homme morpha.
— …trois, gronda-t-il avant de lui planter ses crocs dans la chair.
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Rome, 2 juillet 2046
Serrant contre elle les pans de sa petite veste sombre pour se protéger d'une brise vespérale, elle marchait à pas rapides et légers qu'il n'avait aucun mal à suivre, avec ses longues jambes souples. Il avait fallu attendre que la nuit fût complète, ce qui était toujours un peu problématique aux alentours du solstice d'été. Bien concentrée, elle s'était arrêtée devant la première barrière invisible. Il avait fait de même.
— Finalement suivre Willow chez Rack m'a servi à quelque chose*… C'est là, je la sens, avait-elle chuchoté en tendant la main dans l'air avant s'arrêter et se tourner vers lui brièvement. Je crois qu'il vaut mieux que tu me donnes la main.
— J'aime pas donner la main, ça fait fiotte, dit-il pour une toute autre raison que celle qu'il avançait.
En réalité, il appréhendait un peu l'idée de leurs paumes jointes et leurs doigts entremêlés, parce que la dernière fois, c'était dans des circonstances plus horizontales fort agréables et qui commençaient à lui manquer… Paupières plissées, elle le considéra avec une impatience contenue.
— Mais y a personne qui va voir ! Attrape mon bras, si tu préfères. Allez viens ! C'est pas fini, il y en a une autre derrière et puis après, la porte. Et pour que le gardien nous laisse passer, va falloir trouver une bonne excuse. Mais c'est toi le champion du baratin, pas vrai ?
Il failli rétorquer un truc mais s'abstint. Parce qu'il ne l'avait jamais entendue s'adresser à lui comme s'il était un égal, et plus comme l'ado surnuméraire sans pouvoirs dont tout le monde se foutait richement. Etait-ce là ce qui l'avait poussée plus tard à se croire sans valeur ? Ce qui avait nourri les abus dont elle avait été victime ?
Elle tira sur sa manche et ils traversèrent la barrière simplement accompagnés d'un léger bruit de frôlement de tissu. Cela fait, elle inspira profondément deux ou trois fois.
— T'as peur ? questionna-t-il en ressentant quelques vibrations piquantes venant d'elle.
— Pas trop. Attends, il y a pas quelqu'un là-bas sur la droite ? J'ai cru voir une ombre…
— Si, j'entends un cœur qui bat.
— Zut. Qu'est-ce qu'on fait ? On traverse quand même ?
— Essayons. Tu pourrais dire que t'as oublié ton sac avec tes médicaments dedans et que je t'accompagnais parce que c'est dangereux à cette heure.
— Ah ? Elle a des médicaments, Vieille-Dawn ?
— C'est une Tueuse qui rentre de patrouille... dit-il en ignorant la question. Je pense qu'elle m'a senti arriver.
— Tu veux pas me dire si elle est malade ?
Il l'incita à franchir la seconde « barrière anti-moustiques » comme l'appelaient moqueusement les filles. La sensation était en effet plus désagréable pour lui, cette fois, comme s'il avait eu le thorax plongé dans une cuve d'azote liquide. Il y porta la main avec un sifflement aspiré entre les dents. Elle lui jeta un regard inquiet, peut-être enfin consciente de ce qu'elle avait exigé de lui sans se soucier des risques… Il fit un geste vague pour signifier qu'il allait bien. Malgré l'obscurité, il lut le doute dans son expression et finalement du regret.
Elle s'en faisait pour lui.
L'étape suivante consistait à pouvoir entrer et sortir de l'antichambre de la bâtisse. Si elle continuait à sentir la groupie émoustillée comme plus tôt dans la soirée, le gardien mural n'y sentirait que du feu… Pour lui-même, en tant que vampire « non admis dans l'enceinte de l'école », il pressentait des chicaneries.
Alors qu'ils étaient encore à deux mètres d'elle, la porte principale s'ouvrit laissant passer un clone super suspicieux de monsieur Kitoreillette : monsieur Radiodépaule.
— Non dovreti essere qui, attaqua-t-il le premier d'une voix affreusement forte qui la glaça sur place.
— Bonjour monsieur, je suis Joan Summers… Je suis déjà venue aujourd'hui. Est-ce que vous parlez anglais ?
— Vous ne devriez pas être là, répéta-t-il froidement.
— C'est-à-dire que je dois absolument…
— Dégagez ! Vous n'êtes pas sur la liste…
— Hey, tu sais à qui tu parles au moins, petite tête ? intervint Spike.
— Ouais. A quelqu'un qui n'est pas sur la liste que j'ai apprise par cœur. Si à trois vous êtes encore là, je lâche les banshees. Un…
Désarçonnée probablement parce qu'elle n'imaginait pas forcément à quoi ressemblait une banshee – une horreur dont le cri était à peine moins fort que celui de la Joy en plein caprice – elle se tourna vers lui à la recherche d'une quelconque aide… qui vint d'ailleurs.
Derrière eux, une petite silhouette en pantalon et blouson s'avançait les mains sur les hanches en faisant crisser ostensiblement les petits cailloux sur le revêtement de la courette. Elle les héla en tonitruant presque aussi fort que le garde.
— Ah bah, vous êtes là, vous ! Pas trop tôt ! Quand je vous dis, entrainement à dix heures et quart maxi, c'est pas une demi-heure après ! C'est bon Vito, ils sont avec moi.
— Même le machin blond, là ?
— Ouais, je le connais depuis que je suis petite. Sauf que le machin blond, il vient pas parce qu'il faut qu'il parte en mission tout de suite. Joan et moi, on va bien réussir à faire l'entrainement sans lui, dit-elle avec une petite grimace moqueuse. Sinon Spike, ça te dérangerait pas trop de consulter les messages que t'envoie Pietro ?
— J'ai plus mon téléphone, je l'ai donné à la petite.
— A Joy ? C'est vrai que t'as peur de rien. Mon gars, elle va te l'anéantir en dix minutes chrono quand : un, elle le fera tomber dans la cuvette des chiottes ; deux, tomber par terre en tentant de le sortir de là grimpée sur le panier à linge et trois, fondre en le mettant consciencieusement à sécher au four. Alors que je lui ai expressément dit qu'elle ne devait surtout pas y toucher… Cette môme me fera mourir de peur. Pourquoi elle n'écoute rien en se marrant quand je lui dis que c'est dangereux, mmhh ?
Spike sourit, bien conscient que cette accumulation de détails personnels était faite pour embarrasser le portier tout en établissant clairement qu'il faisait partie de son cercle de confiance…
— Nan, pas à elle. A l'autre petite… Thisbé.
Maya fit la moue comme si c'était la pire mauvaise excuse qu'elle ait entendu de sa vie. Elle se rapprocha de lui pour le prendre à l'écart en laissant Dawn en compagnie du vigile qui la regardait de travers.
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Battant la semelle, Dawn considéra le vampire et la jeune femme qui se parlaient à voix basse. Spike avait l'air ennuyé, mais écoutait sans râler. Au final, il acquiesça et la Tueuse-Maya lui refit traverser les deux barrières. Une fois à l'extérieur du périmètre de sécurité, le vampire narquois se retourna avec un sourire supérieur et un doigt d'honneur à l'attention du garde, avant d'appuyer sur son petit truc qui allait le remonter dans son vaisseau spatial.
Elle n'avait toujours pas réussi à avaler celle-là. Un vaisseau spatial, avec des bestioles qui pilotaient ! La science-fiction, c'était pas tellement leur créneau… Bizarrement, quand ils étaient tous deux montés à bord pour voyager des plus discrètement de la maison à l'École, celles-ci étaient venues la voir et l'entourer en bourdonnant toutes antennes pliées. Encore un truc d'ici bien flippant.
La Tueuse revint vers la porte d'entrée à pas lents.
— Joan, on y va ! Mais pas plus de quarante minutes, parce que je suis claquée !
Après un salut informel au garde, Maya la pilota à l'intérieur et lui fit franchir l'atrium vers les portes métalliques de ce qui s'avéra être une sorte de gymnase, plein de ces mêmes trucs d'entraînement qu'elle avait vus dans la salle arrière de la boutique de magie, quand celle-ci était encore debout.
— Mais… on va vraiment s'entraîner ? s'étonna-t-elle en voyant Maya qui retirait son blouson et ses chaussures pour commencer à s'échauffer.
— Ouaip. Une créature est après Tara, on sait pas encore quoi... ça pourrait être un golem, sauf qu'on ne voit pas encore très bien qui pourrait se sentir menacé par Tara et envoyer un tas de boue à ses trousses pour l'étouffer. Willow veut la cacher ici car c'est bourré de protections magiques assez costaudes. Mais toi, si tu te trouves prise dans un feu croisé, il faut que tu saches te défendre un peu, ou résister si on essaie de t'enlever… Montre-moi ce que tu sais faire.
— Eh bien, c'est-à-dire depuis que j'ai déménagé et que je me suis trouvée seule…
— Echauffe-toi avant. Et comment ça « seule » ?
Dawn hésita à enlever sa petite veste et regarda ses chaussures avec appréhension.
— Enlève-les, les tatamis, c'est pas fait pour rien… Étirements, corde à sauter, pompes, ce que tu veux…
— De toute façon, je pense pas que ça soit utile, répondit Dawn en fronçant les sourcils face à son ton autoritaire.
— Mais bien sûr que si !
Dawn se buta et croisa les bras. Maya lui rappelait malencontreusement Buffy, dans le côté « mes ordres ne sont pas sujets à discussion ». Les Tueuses s'attendaient à être obéies. Les Tueuses ressemblaient maintenant à des membres de l'Initiative, si on voulait son avis. Avec leur petits treillis, elles étaient à ça de se donner des grades…
Plus elle restait et plus elle avait la nostalgie de l'époque où il n'y avait que les Scoobies. La petite assoce de quartier de Sunnydale qui taillait des pieux le dimanche, et pas la multinationale paramilitaire Slayers Inc.
— Mais je repars dans deux ou trois jours tout au plus, maximum une semaine. Pas assez longtemps pour être exposée à quoi que ce soit ! Willow a dit qu'elle faisait des recherches. Dès qu'elle revient avec sa fille, elle me réexpédie vite fait bien fait à San Francisco. La zone la moins démonique au monde. J'y suis justement parce qu'il n'y a pas de démons. Ils ne sont pas débiles, les démons… enfin pas tous. Ils ne vont pas là où toute la ville pourrait s'effondrer d'un coup. En ce qui me concerne, je m'en fous. Les effondrements, t'en as vu un, tu les as tous vus.
Maya ouvrit la bouche mais se ravisa, elle alla au mur sortir de leur râtelier deux bâtons d'un mètre cinquante.
— Mais puisqu'on est là… dit-elle en lui en lançant un.
Dawn le rattrapa d'une main sans le faire tomber et fit quelques moulinets avec, avant de se placer en défense, ce qui amena un sourire sur la bouche de sa fille. Miss Summers tenta le tout pour le tout.
— Est-ce que j'ai mentionné que j'ai été formée par la dernière des vraies grandes Tueuses ? commença-t-elle avec un regard déterminé, un nouveau moulinet exécuté les genoux fléchis et un déplacement latéral. Et qu'elle m'a transmis tout le savoir ancestral et les techniques secrètes, accumulés depuis des générations et des générations ?
Maya se mit à rire. Elle se fendit pour donner un petit coup sur les mollets de la vantarde, ce qui la fit reculer, trébucher et tomber platement sur les fesses.
— Formée à quoi ? La tchatche ?
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— Mais non, t'es pas nulle ! la réconforta Maya.
Alors qu'elle s'asseyait en se frottant les poignets, la lèvre pincée de déception et le dos rond, Dawn repoussa ses cheveux derrière son épaule. Elle ne daigna pas répondre. Ses muscles inexistants mous comme du fromage blanc s'en chargeaient pour elle.
— Ce qui est important, poursuivit sa coach improvisée, c'est que t'as des bonnes idées et… Et tu cours vite !
— Ouais super ! C'est pile ce qu'il faut quand on ne sait pas se battre !
— Mais tu m'as enseigné ce genre de choses et je suis devenue une bien meilleure Tueuse en comprenant que je ne devais pas toujours me reposer sur la force brute.
Dawn haussa une épaule boudeuse, elle ne semblait pas croire une minute à ce discours. Maya savait bien qu'elle ne devait rien dire à propos de ses pouvoirs dormants de Clé. Car si elle était vraiment une Dawn venue du passé, cette découverte viendrait plus tard, en temps et en heure.
Assez pragmatiquement, elle regrettait qu'ils dussent se passer du talent de sa mère. Vu ce qui se passait à Rio, il y avait très peu de chances que Willow arrive prochainement pour débrouiller ce mystère spatiotemporel. Quelque chose se préparait, un peu plus gros que d'ordinaire, ce qui n'était pas si courant. Avec la démultiplication des Tueuses, beaucoup de problèmes étaient étouffés dans l'œuf avant que ça n'ait tout le loisir de devenir plus grave. Mais parti comme c'était parti, elle se demandait s'il était prématuré de penser qu'elle pourrait vivre sa toute première « apocalypse » ?
En effet, à quelques heures d'écart de la première, la sorcière venait d'essuyer une nouvelle attaque évoquant une tactique proche de la guérilla. Le cumul de ces épisodes de plus en plus rapprochés, ne laissait pas beaucoup de temps pour se poser. L'impatience, la peur et le désir de contrôle n'étaient pas les meilleurs amis de Willow. Malgré des bains saisonniers réguliers à la source blanche de la wicca, ces escarmouches croissantes depuis deux semaines la poussaient vers une pente qu'elle savait dangereuse. Parce qu'elle adorait sa fille Tara au-delà de toute raison. Le résultat, c'était qu'elle gaspillait donc une partie de ses forces à lutter contre elle-même. Maya en savait assez pour comprendre que ce harcèlement pourrait finir à la longue par faire ressurgir la Willow obscure. Mais quel était le but de cet ennemi inconnu en faisant cela ? Se trouver une alliée ? C'était un mauvais calcul. Dark Willow faisait cavalier seul.
Etant la Tueuse la plus gradée en poste à Rome, et avec l'accord de Pietro, Maya avait décidé d'envoyer Spike convoyer Alexandra. Parce que qu'elle veuille le reconnaître ou non, Willow avait objectivement besoin de renfort. Aussi était-ce la mort dans l'âme qu'on avait dû rappeler Faith, déjà sur place. Elle devrait assurer l'intérim auprès de Tara d'ici à ce que les Rosenberg soient toutes réunies. En comptant Kennedy, le contingent brésilien aurait de quoi être pris au sérieux.
— On va rentrer maintenant ? proposa-t-elle à sa mère qui avait les yeux dans le vague.
« Joan » se remit debout en se frottant les cuisses avant d'aller rechercher ses chaussures d'une démarche maladroite.
— Ouais, j'ai mon compte d'humiliation… Où est allé Spike ?
— Où je lui ai dit d'aller. Je suis son boss dans l'organisation. S'il veut en être, il doit faire ce qu'on lui demande, c'est le jeu.
Dawn avait l'air dubitative.
— Mais c'est quand même dingue qu'il t'obéisse comme ça. A mon époque, il ne valait mieux pas lui manquer de respect ni essayer de l'obliger à quoi que ce soit.
— Je pourrais dire que c'est parce que je suis une Tueuse impressionnante et qu'il me respecte à ce titre…
— Mais c'est pas la vraie raison ? s'étonna Dawn.
— Pas complètement… répondit Maya en éteignant les lumières. Mais… Qu'est-ce que tu fais là hors du dortoir, toi ?
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La question s'adressait en réalité à Thisbé qui se tenait derrière la porte qu'elle venait d'ouvrir. Elle était habillée de pied en cap, comme prête à fuir, avec la lèvre floue et les yeux apeurés.
— Où est Cheveux Jaunes ? J'ai besoin de son monstre tout de suite !
— Il n'est pas là, il a quitté la ville pour quelques jours. Que veux-tu dire par « son monstre » ? s'étonna Dawn en s'approchant car elle la voyait trembler.
— Il doit revenir ! s'agita-t-elle. Il faut lui dire qu'il y a un très méchant homme qui arrive ! Il me regarde dans mes rêves et il veut me tuer. Il veut tuer la jeune dame aussi. Vite !
— Calme-toi un peu, intervint Maya. Quelle jeune dame ? Et quel méchant homme ? A quoi il ressemble ?
— Je ne sais pas trop si c'est un homme. Il est grand, rouge et est très abimé de sa peau, tenta d'expliquer la petite en tapotant ses joues.
La Tueuse fronça les sourcils en cherchant à comprendre sa logique.
— Ok, un croquemitaine avec une méchante vérole. Mais on n'a besoin de personne pour se défendre, tu sais.
— Si ! Parce que même s'il me fait très peur, le monstre de Spike peut aller dans mes rêves lui aussi.
— Tu fais des mauvais rêves sur Spike ? Quel genre ?
— Son monstre, il veut me grignoter là dans le cou pour que je devienne sa monstresse et faire « la chose » avec moi.
— Hein ? Qu'est-ce que tu dis ? s'écria Dawn horrifiée. Spike te… harcèle pour que tu couches avec lui ?
— Non, non ! C'est juste son monstre. Spike, c'est pas du tout pareil. Il me fait sentir que je l'embête quand je suis là. Je pense qu'il aurait en fait préféré ne jamais me rencontrer.
— Petite, tu te trompes. Il n'y a pas Spike d'un côté et le vampire de l'autre. Il n'y a que lui tout seul mais il a une figure de rechange. Ce que tu dis m'étonne beaucoup. Spike a fait un long chemin pour arrêter d'être un vampire cruel, ce n'est plus son comportement normal. Mais quand même, écoute-moi bien. Si jamais il essaie de te toucher ou te tenir d'une façon qui ne te plait pas, tu t'enfuis et tu viens me voir tout de suite. Et d'ailleurs, même s'il te touche d'une façon qui te plait, tu viens me voir pareil. Il ne doit pas faire ça, c'est… très mal.
Thisbé pinça les lèvres et acquiesça en regardant tristement au sol.
— Ce que je voulais expliquer, reprit -elle, c'est que je sais que le monstre de Spike ne laissera personne d'autre me prendre ma vie. Si le monstre de Spike vient l'écrabouiller tout de suite, le bonhomme rouge ne pourra ni me faire du mal, ni sortir du monde des rêves pour venir dans le nôtre. Et tout sera fini !
Maya soupira avec une grimace perplexe.
— Mais tes rêves, ce ne sont que des cauchemars… Les cauchemars ne sont pas la réalité. Ils représentent ce qui nous fait peur – ou parfois envie. Par exemple, là où tu habitais, Spike t'a sauvée d'autres méchants, n'est-ce pas ? Tu es reconnaissante pour ta vie, c'est normal. Mais il n'accepte pas ta gratitude, donc tu restes avec cette dette monumentale en toi et qui ne peut pas sortir. Et là ton subconscient te chuchote : est-ce que tout ne serait pas plus simple, s'il te voyait comme une femme qu'il désirerait faire sienne pour que tu puisses enfin lui donner quelque chose de précieux en échange ? Et hop, tu rêves que Spike te veut pour lui. Quant à son attitude, Spike ne veut pas vraiment être mesquin ou malpoli même s'il est capable de ça. Il agit comme ça parce qu'il se sent toujours comme un méchant au fond de lui. Il pense que faire le Bien, cela ne veut pas dire qu'on est bon, juste qu'on se sent coupable… Bon, tout ça pour dire que les rêves, ça veut pas forcément dire ce que ça a l'air de dire, et que ça ne doit pas t'inquiéter. Seuls ceux des Tueuses sont prémonit…
Un énorme choc sourd fit résonner les deux enceintes de protection magiques autour de l'École. Des vibrations ondulatoires consécutives fauchèrent toute la zone, se répandant partout, et traversant chacun des êtres vivants comme une houle qui leur hérissa tous les poils des bras. D'un bond, Maya fut près du mur de l'Atrium le plus proche pour aller déclencher l'alarme. Sous ses doigts, la paroi était plus chaude et commençait à rougir. Elle retira la main précipitamment.
— C'est trop tard ! Il vient, c'est lui ! glapit Thisbé.
— T'inquiète pas, tu crains rien. Les vilains monstres, c'est moi leur pire cauchemar.
Un second coup de gong fit craquer quelque chose, quelque part à l'extérieur. Soucieuse par rapport à l'éventuelle médiumnité ou prescience de Thisbé, Maya n'avait pourtant aucun temps à consacrer à ce mystère. Elle brisa du coude la vitre d'un boitier d'alarme, avant d'appuyer sur un gros bouton pour activer un mégaphone interne.
— Les dernière année ! Toutes à vos postes ! L'Ecole est attaquée ! Les cadettes et les novices, repliez-vous dans la bibliothèque !
Maya se retourna vers sa mère.
— Et vous deux, vous foncez dans le bureau de Pietro et vous vous enfermez !
— Le bureau du Directeur et la bibliothèque, rien ne change, marmonna Dawn.
Un nouveau coup de tonnerre ébranla les cloisons pourtant épaisses, des crépitements lumineux zébrèrent les plafonds hauts en faisant tanguer les lustres comme des balançoires. La réverbération du son était telle que les murs vibrèrent comme sous l'effet d'un tremblement de terre. L'air se faisait déplaisamment dense.
— EXÉCUTION ! cria Maya en les chassant d'un geste.
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Illico, Dawn prit la fillette par la main et galopa à toutes jambes en direction de l'escalier. Comme une fumée commençait à suinter des murs, l'aînée lui montra comment respirer dans son coude tandis qu'elles grimpaient les marches pour se ruer à l'étage.
Autour d'elles, une cavalcade de jeunes filles zigzaguait en tous sens. Elles avaient pour la plupart le visage fermé et concentré, et pour certaines, une lueur d'anticipation dans le regard comme si elles avaient hâte d'aller au combat. Dawn se poussa de côté pour les laisser passer, protégeant la petite qui s'accrochait à elle pour éviter la cohue.
Quand la voie lui sembla libre, elles poursuivirent leur ascension et Dawn ouvrit précipitamment la porte du bureau de Pietro, poussant Thisbé vers l'intérieur. Leur soulagement de gagner ce havre ne dura pas. Un souffle violent fit battre le vantail qui projeta la jeune femme au sol. Elle rampa et s'accrocha pour se remettre difficilement debout, rageant de constater qu'elle n'était pas de taille. Voyant que Dawn n'y arrivait pas, la gamine ajouta ses forces aux siennes, poussant sur le bois de son mieux. Il ne restait plus que quelques centimètres pour être à l'abri et Dawn pensa à un truc très énervant pour s'accorder un surcroit de force. Une pression plus tard, la porte claqua, émit un chuintement discret et bruit de cliquetis. Tout ce qui se trouvait à l'extérieur resta désormais à l'extérieur.
Et c'était heureux, car dans le hall principal et les couloirs, c'était le chaos ! Au milieu des cris de rage et de frustration. Les filles ne savaient pas contre quoi se battre car il n'y avait rien de tangible à frapper. Rien que de la vapeur et des pierres qui entraient en fusion en volant dans les airs.
Puis, aussi soudainement que cela avait commencé, tout s'arrêta brusquement. Au son d'un dernier coup de gong sinistre, toutes les pièces redevinrent normales. Plus de rougeoiements ni de fumée, plus de lampes qui volent, l'électricité rétablie… Au milieu d'un silence de mort, seuls des gravats et meubles abimés ou renversés témoignaient du maelstrom qui venait d'avoir lieu en l'espace de quelques minutes. Figées dans des postures de défense, les jeunes Tueuses attendaient la prochaine salve. En vain.
Une troupe de cadettes sortit de la bibliothèque précédée par un Giles satisfait qui leur lança :
— J'espère que vous êtes maintenant convaincues qu'il peut y avoir des trucs utiles dans les livres ! On a stoppé l'attaque par un simple contre sort de deuxième année !
Mais un rire l'interrompit, véhiculé par la radio interne de l'Ecole qui le rendait omniprésent.
— Je ne faisais que m'échauffer, mon prochain spectacle risque d'être bien meilleur ! ricana encore la voix avec une autosatisfaction évidente.
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Dans le bureau de Pietro, Thisbé s'était approchée de la fenêtre par laquelle on voyait au fond du parc les bosquets brisés par la foudre et les flammes. Fascinée, elle voulut toucher la vitre.
— Eloigne-toi des fenêtres ! intima Dawn.
— Mais le méchant est là !
Penchant la tête pour regarder où pointait de doigt de la fillette, Dawn vit dans le ciel nocturne une grosse tête suspendue en l'air, faite d'épaisses volutes cendreuses rappelant un peu, à qui savait la voir, la marque des Mangemorts au match de Quidditch, mais sans le serpent.
Le crâne roulait d'énormes yeux qui semblaient réels et solides. Des yeux qu'elle avait déjà vus. Ils se tournaient vers les jeunes filles qui se serraient l'une contre l'autre. La grande tête afficha un rictus mauvais et fondit sur elles pour se tenir juste derrière le verre infrangible, donnant à la plus âgée le sentiment de se trouver dans une maison de poupée… De près, on voyait sur cette figure spectrale plus de détails fidèlement reproduits. Revêtus d'un masque de muscles et tendons, les os se dévoilaient çà et là.
— Ah, tiens, tiens, comme on se retrouve… Dire que je croyais que ton cas était réglé ! Mais peu importe, se réjouit-il en en collant une orbite aux carreaux. Très bientôt, sale petite menteuse, tu vas crever ! Et cette fois, compte sur moi pour finir correctement le boulot !
La porte de Pietro se déverrouilla inopinément et Maya entra sans rien dire. Le sourire béant des mâchoires s'accentua.
— Et toi aussi tu y passeras. Je vais détruire tout votre petit club d'amazones lesbos à la manque. Et remettre dans le droit chemin toutes celles qui refuseront de rester bien obéissantes à leur place, …
Pas du tout impressionnée, la Tueuse continuait à le laisser parler.
— Tu dis rien ? Aucune petite répartie cinglante ?
Elle haussa les épaules et puis lui tourna carrément le dos. Et Dawn voulut bien reconnaître que celle qui serait peut-être un jour sa fille, lui rappelait aussi Buffy dans le meilleur sens – en la faisant vibrer d'amour, d'admiration et de fierté, du cœur jusqu'aux aux tripes, lorsqu'elle manifestait la confiance non usurpée de celles qui avaient le vrai pouvoir et le savaient.
Vexé, le crâne fonça sur la fenêtre, concentrant en vain le peu d'énergie qui lui restait. Il y rebondit en n'y laissant pas la moindre marque ou brisure. Avec un grognement rageur, il disparut aussitôt. Maya soupira.
— Eh bah, mes aïeules, là je crois qu'on tient du gros gros connard de compète, hein ? Où est-ce que t'as bien pu rencontrer un abruti pareil, Maman ?
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Note de l'auteur
* Le sorcier qui a initié Willow à la magie noire.