Snakes Of Despair
Chapter eighteen,
Orihime ouvrit la porte du frigo et en sortit le plat d’haricots rouges qu’elle avait laissé tremper la veille. Elle les plaça dans la casserole remplie d’eau et les fit chauffer. Parallèlement, elle s’empara du paquet de sucre neuf et l’ouvrit. Elle était rapidement allée acheter de quoi préparer son plat préféré : la pâte de haricot rouge, qu’elle associait aujourd’hui à du beurre de cacahuète. D’une certaine façon, cela la réconfortait. La pâte d’haricot rouge avait toujours été l’ingrédient préféré d’Orihime. Et elle l’était d’autant plus aujourd’hui, car elle regorgeait de souvenirs. Des souvenirs de Tatsuki. Orihime se souvenait en avoir préparée, la première fois que sa meilleure amie était venue dormir chez elle. Elle se souvenait aussi que celle-ci avait vomi, après s’être forcée à ingurgiter la totalité de l’assiette. La rouquine s’était sentie terriblement coupable sur le coup, mais aujourd’hui, il s’agissait d’un agréable souvenir. Elle se rappelait également de toutes ces fois où Tatsuki l’avait observée en train de les préparer, s’indignant, s’offusquant, exprimant son dégoût de toutes les façons possibles.
Un sourire sur les lèvres, Orihime se mit à ressasser ces scènes si précieuses à ses yeux. Tout en remuant les haricots dans la casserole, elle se mit à imiter son amie.
« Encore en train de mélanger ton affreuse pâte rouge avec je-ne-sais quel ingrédient ? Tes mélanges toxiques auront raison de toi, Orihime ! »
La voix de la concernée se brisa sur ces derniers mots. Rapidement, presque sans même s’en rendre compte, elle se mit à pleurer. Elle s’efforça de continuer, comme s’il s’agissait d’un moyen de faire revivre sa meilleure amie.
« Tu verras, un jour, tu... Tu t’étoufferas... Et tu penseras à moi. »
Et alors, elle s’effondra. Elle laissa la cuillère de bois glisser dans la casserole et, fébrile, se cramponna pour ne pas tomber au sol. Ses jambes vrillèrent violemment et ses genoux allèrent cogner le meuble tandis qu’elle s’écroulait sur le plan de travail. Orihime était dévastée, dévastée par la réalité. Tous ces films qu’elle avait vus, tous ces livres qu’elle avait lus, ils mentaient tous. La mort est bien plus terrible qu’elle n’y est représentée. Qu’on s’y prépare ou non, qu’on philosophe ou non, le résultat est le même. La solitude est la même. Personne ne peut se remettre de la mort d’un être cher. Personne ne peut oublier, « tourner la page », comme ils disent. Personne n’essuie ses larmes en se disant « il n’aimerait pas me voir ainsi ». Personne ne vient à bout de cette douleur. Elle reste bien là, pour vous rappeler à chaque instant cette perte dont vous faites les frais. Et tout ce que vous pouvez faire, c’est apprendre à vivre avec.
Les larmes ruisselaient déjà sur le visage d’Orihime lorsqu’elle entendit sonner à la porte. A la première sonnerie, elle ne réagit pas, pensant à une hallucination de son esprit. Mais lorsque le bruit retentit une seconde fois, elle sursauta et se figea. Elle n’avait pas rêvé. Elle jeta un coup d’œil rapide à l’horloge, qui affichait midi passé, avant de se relever à la hâte. Elle n’attendait personne. Elle essuya ses larmes du revers de la main, s’arrangea les cheveux du mieux qu’elle put et arbora le sourire le moins atroce qu’elle était capable de reproduire.
Mais sa tentative échoua lamentablement dès l’instant où elle ouvrit le battant, derrière lequel se tenait une Rangiku toute vêtue de noir. La blonde vénitienne, qui ne souriait pas, la dévisagea sans la moindre surprise avant de s’inviter dans l’appartement. Une fois la porte fermée, elle se tourna vers Orihime et lui demanda :
Tu vas bien ?
La concernée sursauta de surprise. Rangiku arborait une robe droite et noire, avait attaché ses cheveux en un chignon et affichait une mine indéchiffrable, mélange d’inquiétude et de tristesse. Qu’était-il en train de se passer ? Qu’avait-elle raté ?
Euh, oui, balbutia Orihime. Et toi ?
Voyant ses yeux emplis d’incompréhension posés sur elle, Rangiku eut un petit sourire.
Elle demanda :
Je peux m’asseoir ?
La rouquine, les yeux grands ouverts, acquiesça rapidement et lui désigna le fauteuil de la main. Rangiku prit place et croisa les jambes, tapota le bas de sa robe noire, avant d’annoncer :
Je sais que ça peut être surprenant et un peu brusque, mais j’aimerais t’accompagner sur les tombes de ton frère et de ta meilleure amie. On en a discuté avec Tia et c’était important pour nous de savoir ce qui s’était passé. Mais Tia n’a pas pu venir, elle a vomi toute la nuit et la journée, j’ai dû l’assommer à moitié pour l’empêcher de sortir de son lit.
Orihime en resta muette. Sa bouche s’ouvrit de stupéfaction, avant se refermer. Elle resta immobile.
Ne le vois pas comme une intrusion dans ta vie privée – quoi que. Nous voulons simplement... Comment dirais-je ? Savoir. Comprendre. Être là, avec toi.
Puis, amusée par son air ahuri, Rangiku eut un rire léger avant de rajouter, feignant la gêne :
J’aurais peut-être dû demander avant...
Quelques secondes après, Orihime se reprit. Elle déglutit, baissa les yeux et fit un pas en arrière.
Briser ses liens pour ne pas souffrir.
Les sourcils légèrement froncés, elle commença :
Je ne... suis pas sûre que ce soit une bonne idée.
Rangiku demeura immobile et impassible, son regard accroché à celui d’Orihime qui tentait toutefois de le fuir.
Tu devrais rentrer chez toi, Rangiku.
A ces mots, le visage de la concernée se fit instantanément plus dur. Elle s’avança rapidement vers elle et lui attrapa les épaules. Puis, elle riva ses yeux bleu-gris à ceux d’Orihime, plus foncés.
Je ne sais pas ce qui t’arrive. Tu es comme ça depuis hier. Mais arrête ça. Immédiatement.
Orihime détourna le regard, peinée. Elle se sentait incapable de repousser Rangiku.
Combien de fois vais-je devoir te le répéter ? Arrête d’essayer de nous écarter. Arrête d’essayer de nous fuir ! C’en devient insultant, à la fin ! S’énerva-t-elle. Sommes-nous amis, oui ou non ?
Justement ! S’écria la rouquine, en détresse. J’en ai marre de perdre ceux que j’aime ! Je ne veux plus souffrir ! Alors, si être seule est le prix à payer pour ne plus-
Mais elle s’arrêta quand une main vint s’écraser sur sa joue, lui laissant un souvenir brûlé sur la peau. La blonde vénitienne se tenait devant elle, les yeux brillants de colère. Quelques secondes s’écoulèrent en silence.
Je ne m’excuserais pas, commença Rangiku, tu le mérites. Sous prétexte que tu as peur de perdre tes amis, tu es prête à tous les rejeter, c’est ça ? Je comprends le principe, mais je ne te laisserais pas devenir aussi lâche, Orihime. La vie est faite ainsi. Toute chose meurt à la fin. Je ne suis pas en train de minimiser ta douleur, je ne me permettrais jamais de le faire. Mais si tu es prête à continuer ainsi, à quoi bon vivre, alors ? Peux-tu m’expliquer quel sens auras ta vie, si tu refuses tout lien, toute implication dans celle-ci ?
Elle marqua un temps d’arrêt, reprenant sa contenance.
En vérité, je me fiche de ta réponse. Peu importe que tu m’en veuilles. Je tiens à toi, et je suis égoïste. Alors je ne te regarderais pas mourir sous mes yeux.
Orihime n’avait pas senti les larmes reprendre leur cours. Elle gardait les yeux rivés dans le vide, anéantie par les paroles de son amie. Rangiku venait de prononcer tout haut ce qu’une petite voix, à l’intérieur d’Orihime, lui avait toujours soufflé. Mais la rouquine l’avait ignorée et maintenant, la barrière qu’elle s’était érigée s’effritait.
Si ça peut t’aider à aller mieux, je t’en fais une promesse, Orihime. Tu ne me perdras pas.
Comment pourrais-tu le savoir ? Tu ne peux pas en être sûre.
Je ne le sais pas, répondit doucement Rangiku. Tout peut arriver, tu as raison. Mais je ne te laisserais pas seule. Je ferais tout pour que cela n’arrive pas. Tu ne me perdras pas.
Orihime la regarda. Les yeux de son amie brillaient de sincérité mais encore plus du désir de l’aider. D’une certaine façon, elle croyait en la promesse de Rangiku. Mais la vie, la mort, n’avait rien à cirer de pareils serments. Quelques instants plus tard, la rousse se frottait le visage. De toute façon, elle n’avait plus réellement le choix. Elle était bien trop liée à ses amis. Rangiku s’approcha d’elle.
Alors, on y va ?
On y va, souffla-t-elle, en lui offrant un léger sourire.
Mais laisse-moi tout d’abord te refaire une beauté.
Lorsqu’elles quittèrent le cimetière, plus d’une heure après, les deux jeunes femmes se prirent dans les bras. Orihime avait les yeux explosés de par les larmes qu’elle avait versées, et Rangiku avait été témoin de la douleur qui l’accablait. C’était en contant l’histoire inventée de la chute de Tatsuki dans les escaliers que la rouquine avait craqué pour la énième fois. Elle portait sur ses épaules le secret d’un meurtre atroce, le meurtre de sa meilleure amie, sa sœur de cœur. Et personne ne devait apprendre ce qu’elle savait. Elle ne voulait pas causer la mort de quelqu’un d’autre.
Mais alors qu’elles s’apprêtaient à retourner à la gare, Orihime s’arrêta. Elle se tourna vers Rangiku et demanda d’une voix lointaine :
« Tu... Tu m’accompagnerais rendre visite aux parents de Tatsuki ? »
Et une dizaine de minutes après, elles se tenaient sur le devant de la maison des Arisawa. Orihime avait la gorge serrée, les lèvres sèches, les mains moites. Elle était devant la maison de sa meilleure amie, devant cette façade, si familière, qui lui rappelait tant de souvenirs. Elle se revoyait dévaler les marches en traînant Tatsuki avec elle ou encore les enjamber à toute vitesse, lorsqu’elles rentraient après l’heure demandée. Le cœur d’Orihime lui était plus douloureux que jamais, une terrible souffrance lui tiraillait la tête, elle se sentait sur le point de s’évanouir. La culpabilité la rongeait alors qu’elle s’avançait vers la porte ; la culpabilité manqua de lui faire faire demi-tour alors qu’elle se tenait sur le perron. Mais encore une fois, Rangiku sut l’épauler et l’en empêcha.
« Tu dois y arriver. »
Alors, la rouquine prit une grande respiration. Elle leva son poing en direction du battant pour toquer. Combien de fois avait-elle répété ce geste ? Combien de fois avait-elle été à cet endroit même, frappant joyeusement à la porte pour retrouver sa meilleure amie ? Et voilà qu’aujourd’hui elle était là, de nouveau. Mais cette fois-ci, elle savait qu’elle n’y trouverait pas Tatsuki. Pire encore, elle retrouverait ses parents dévastés, ses parents qu’elle avait abandonnés. Détruite par ce constat, Orihime s’apprêtait à retirer sa main. Mais, plus rapide, Rangiku posa sa paume sur la main de son amie et lui adressa un sourire d’encouragement lorsque celle-ci se retourna vers elle. La blonde vénitienne voyait la tristesse dans les yeux de son amie, mais aussi la gratitude qu’elle lui transmettait à travers son regard. Alors, Rangiku l’aida et, ensemble, elles toquèrent à la porte.
Quelques secondes seulement s’écoulèrent avant qu’on ne leur ouvre, quelques secondes qui parurent être une éternité pour Orihime. Son esprit s’emmêlait. Comment allaient-ils l’accueillir ? Qu’allait-elle pouvoir leur dire ? Accepterait-elle de les voir détruits par la mort de leur fille, dont elle était en partie responsable ? Supporterait-elle de ne pas pouvoir leur dire la vérité ? Et puis, avait-elle vraiment encore sa place dans cette maison ? Ne devrait-elle pas faire demi-tour ? Mais Orihime fut coupée dans ses pensées lorsque la poignée de la porte d’entrée se tourna. Très vite, le battant s’ouvrit, dévoilant une petite femme menue dont les longs cheveux noirs encadraient un visage pâle et fatigué. Orihime écarquilla ses yeux au même moment que la femme, et instantanément, elle se sentit défaillir. La jeune Inoue ne prit même pas le temps de dire bonjour. Le visage décomposé, elle manqua de s’effondrer :
Pardon, pardon..., commença-t-elle en portant sa main à sa bouche, en pleurs. Excusez-moi... Je... Je suis... Je suis désolée... Vraiment désolée ! Je vous demande pardon !
La mère de Tatsuki pleurait, elle aussi, et ce dès l’instant où elle avait reconnu les longs cheveux roux d’Orihime. Car oui, à part la couleur singulière de ses cheveux, la rouquine n’avait plus rien de la joyeuse fille qu’avait connue Madame Arisawa, et celle-ci en était frappée. Mais alors que la lycéenne ne cessait de s’excuser, la mère de Tatsuki fit un pas en dehors de sa maison et vint prendre la meilleure amie de sa défunte fille dans les bras.
Orihime... C’est toi, Orihime..., sanglota-t-elle sous le regard de Rangiku qui ne put retenir ses larmes.
La concernée ne répondit pas, partagée entre la surprise, une forme de soulagement, la tristesse, la désolation, et toute sorte d’émotion. Elle ne parvenait pas à arrêter de pleurer, les larmes coulaient à flot sur ses joues, malgré toutes celles qu’elle avait déjà versées. Quelques minutes après ces émouvantes retrouvailles, Madame Arisawa s’écarta d’Orihime et souffla, les yeux rouges :
Orihime... Je suis si contente ! Tu es là... Chéri ! S’écria-t-elle en direction de l’escalier dans la maison. Chéri, viens vite ! Orihime est là !!
Quoi ? Entendit-on s’exclamer plus haut. Tu... Orihime est venue ?
Et aussitôt, de gros pas résonnèrent, indiquant qu’on dévalait l’escalier.
Entre, entre, fit la mère de Tatsuki en entraînant Orihime dans la maison. Vous aussi, ma belle, venez ! Lança-t-elle à l’intention de Rangiku, d’une voix brisée.
Quelques secondes après, le père de Tatsuki apparaissait, les yeux écarquillés par la surprise. Lui qui n’avait pourtant jamais été très tactile avec qui que ce soit vint à son tour enlacer Orihime, retenant les larmes qui menaçaient de glisser de ses yeux. Il ne prononça pas un mot, mais ses yeux transmettaient tout ce qu’il avait besoin de dire. Orihime se sentait terriblement coupable. Avec ses joues creusées et ses yeux injectés de sang, la mère de Tatsuki ressemblait atrocement à la rouquine. Son père aussi avait maigri et ses cheveux étaient désormais d’un gris prononcé. Ils souffraient, eux aussi. Ils avaient perdu leur fille. Par sa faute. Et Orihime les avaient abandonnés. Elle n’était pas venue les voir, pas une seule fois, alors que sans elle, Tatsuki serait encore en vie. Elle n’en avait pas eu le courage, et avait préféré fuir plutôt que de faire face à leur douleur.
Je suis désolée, souffla-t-elle en se cachant le visage de ses mains. Je ne vous ai pas rendue une seule visite, je... J’en étais incapable. Je suis désolée...
Ne t’excuse pas, répondit Monsieur Arisawa d’une voix émue. Tu dois énormément souffrir, toi aussi. Nous avons prié pour que tu t’en remettes...
La mère de Tatsuki vint retirer ses mains qui cachaient ses larmes, comme pour venir accompagner les paroles de son mari. Orihime n’en revenait pas. Ses parents étaient si forts... Si forts, comparés à elle, qui se laissait submerger par la douleur. Rangiku vint poser une main dans son dos, lui faisant comprendre qu’elle était là, avec elle. Et quelques secondes après, elles pénétraient dans le salon. En humant l’arôme familier, Orihime se crispa, la douleur se fit plus forte dans son cœur, sa vue se troubla. Elle s’attendait à voir débarquer Tatsuki, vêtue de son sempiternel legging d’intérieur, les cheveux décoiffés, cette même étincelle dans les yeux. Mais lorsqu’elle se retournait vers l’escalier, il n’y avait personne. Une effroyable vague de souffrance remonta le long de son torse et elle se retint de ne pas crier en s’asseyant sur le canapé. C’était encore plus dur d’être ici qu’elle ne l’aurait pensé. Tout ici lui rappelait Tatsuki. Les photos, les objets, les odeurs, les souvenirs. Tout lui donnait l’impression qu’elle était là, près d’elle, encore en vie. Mais la réalité la rattrapait toujours.
Je suppose que te demander si tu vas bien serait inutile, voire hypocrite, commença Madame Arisawa. Nous sommes bien placés pour le savoir.
Orihime ferma les yeux et souffla de nouveau, pour tenter de réprimer ses sanglots. Une migraine sans nom lui détruisait la tête et malgré les mouchoirs, son nez coulait à flot.
Je suis désolée de ne pas être venue te rendre visite. Nous nous sommes rendus à ton ancien appartement, mais il était vide.
Oui, j’ai dû déménager pour des... Des raisons financières. Et puis, il y avait une fuite dans l’appartement, alors... Je suis maintenant à la frontière de la ville, dans le sud.
Tu as des problèmes financiers ? Demanda son père. Tu veux de l’aide ? Tu peux nous le dire, tu sais...
Hein ? Ah, non, non ! Ne vous en faites pas.
Alors, Orihime, reprit sa mère. Raconte-nous ce qu’est devenue ta vie.
Une demi-heure après, les deux lycéennes n’avaient pas bougé. Elles se tenaient près l’une de l’autre sur le canapé du salon, tandis que la mère de Tatsuki revenait de la cuisine avec de nouvelles tasses de thé. Madame Arisawa semblait apprécier le franc-parler de Rangiku, dont la joie de vivre lui rappelait celle d’Orihime, autrefois. Et le père de Tatsuki, quant à lui, avait exprimé un réel bonheur qu’elle soit venue les voir. Il était parti travailler, il y a de cela quelques minutes, après avoir répété des dizaines de fois à Orihime qu’elle était ici chez elle.
Mon mari n’a repris le travail que très récemment, annonça Madame Arisawa en leur offrant le thé. Comme tu dois t’en douter, nous avons annulé nos vacances dans le sud du Japon. Pour ma part, j’ai aussitôt repris le travail. J’avais besoin de m’occuper.
Orihime ne sut que répondre. A l’évocation des vacances qu’elle aurait dû passer avec sa meilleure amie, et dont elle s’était fait le film des centaines de fois, la douleur prit une nouvelle dimension.
Tu es allée la voir ? Demanda sa mère avec un regard compatissant.
Elle hocha la tête, une énorme boule dans la gorge.
Grâce à vous. J’ai longtemps refusé la réalité. J’étais dans un piteux état lorsque j’ai reçu votre message.
Je sais à quel point elle compte pour toi. Après toutes ces années, j’ai eu le temps de le voir, ce lien qui vous unit... Elle te considérait comme sa propre sœur.
Intérieurement, Orihime la remercia de l’usage qu’elle faisait des temps de conjugaison.
Elle me manque terriblement..., souffla-t-elle avant de se couper elle-même.
C’était un euphémisme, presque un mensonge. Orihime ne savait plus comment vivre sans elle. Tatsuki avait laissé un trou béant dans la vie et dans le cœur de son amie. Elle n’était désormais plus qu’une carcasse vide, dans laquelle s’insinuaient les Ténèbres. Et elle supposait qu’il en était de même pour ses parents. Alors, il était inutile d’en rajouter plus.
A nous aussi, sanglota sa mère en esquissant un sourire. Nous avons perdue notre unique fille dans une vulgaire chute d’escalier... Elle qui était si forte, voilà comment elle finit.
Orihime se crispa et enfonça ses ongles dans le canapé. Remarquant ce soudain changement d’attitude, Rangiku la fixa longuement et la vit comme plongée dans ses souvenirs, les yeux écarquillés par l’horreur et le désespoir. Elle avait compris que quelque chose clochait. Elle lui prit la main pour la faire revenir parmi elles et l’enlaça du regard. Tout va bien, lui transmit-elle à travers ses yeux bleu-gris. Orihime respira alors, les yeux humides et emplis d’une reconnaissance infinie à l’égard de son amie.
Mais la vie continue, reprit Madame Arisawa. La vie continue, que nous le voulions ou pas. Et tu dois continuer à vivre, Orihime, ajouta-t-elle en la regardant dans les yeux. C’était ce qu’elle voudrait, si elle était encore là.
Oui, mais elle n’est plus là, souffla automatiquement Orihime, avant de s’excuser pour ses paroles.
La mère de Tatsuki eut un sourire triste qui désola son invitée, mais elle continua :
C’est justement parce qu’elle n’est plus là que nous devons suivre ses dernières volontés. Nous devons surpasser la douleur et continuer à vivre. Pour elle.
Je ne veux pas surmonter la douleur. J’ai l’impression que si je le fais, que si je reprends ma vie comme si de rien n’était... Je trahis Tatsuki. Je... J’ai peur de l’oublier.
Tu ne l’oublieras pas, crois-moi, j’en suis certaine, répondit-elle avec un sourire.
La femme porta la tasse à ses lèvres et la reposa quelques secondes après. Son regard s’était adouci.
Je pensais un peu comme toi, au début, reprit-elle. Mais j’ai compris que je ne voulais pas associer ma fille à la douleur que je ressens. Penser à elle de par la souffrance que l’on ressent, c’est encore pire que de l’oublier. Je veux me rappeler d’elle comme la fille incroyable qu’elle était, et non pas comme une personne qui me fait souffrir. Elle est ma fille.
Orihime resta bouche bée.
Tu devrais y penser, toi aussi, Orihime. Je peux t’assurer que Tatsuki s’insurgerait et te frapperait certainement si elle savait que tu pleurais à chaque fois que son prénom était mentionné. Elle voudrait te voir sourire, pas pleurer. J’en mets ma main à couper. Je la connais, quand même ! Et toi aussi.
Mais encore une fois, les larmes coulèrent sans qu’elle ne puisse les contrôler. Les yeux écarquillés, la bouche entrouverte, Orihime se mit à pleurer silencieusement, se représentant le visage de sa meilleure amie.
« Je veux qu’elle trouve le bonheur. Un bonheur infini. C’est ce qu’elle mérite », Tatsuki m’a dit ça, un jour. A propos de toi. J’en ai eus les larmes aux yeux – c’était ridicule, d’ailleurs. C’était son désir, Orihime, souffla-t-elle après quelques secondes de silence. Alors, vis. Vis, et trouve ce bonheur. Car c’est ce que tu mérites.
Tout en essuyant ses larmes, la mère de la défunte continua à parler, sous les yeux embués d’une Rangiku enlaçant Orihime.
Je ferais de même. Je vivrais, car c’est ça, la réalité. La réalité d’un monde où Tatsuki n’est plus présente physiquement, mais est dans nos cœurs, dans nos esprits. On lui doit au moins ça, non ?
Rangiku et Orihime passèrent de longues heures chez les parents de Tatsuki, en tête à tête avec sa mère. Elles ne cessèrent de parler de tout, mais avant tout, de Tatsuki. C’était la première fois que la rouquine partageait sa douleur avec quelqu’un, depuis l’incident. Et même si elle ne pouvait rien révéler et devait garder l’atroce vérité pour elle, elle se sentait soulagée. D’une certaine façon, cela lui faisait du bien. Cela n’adoucissait pas la douleur, mais à un certain degré, cela lui faisait du bien. Elle prenait conscience. Conscience qu’elle ne pouvait pas briser ses liens si facilement. Conscience qu’elle avait besoin de ses amis pour ne pas sombrer plus profondément qu’elle ne l’avait fait. Et surtout conscience que la mère de Tatsuki avait raison. Elle ne devait pas voir sa défunte meilleure amie comme la source de sa douleur. Elle devait vivre. Vivre pour Tatsuki, et lui faire honneur. La rendre fière, de là où elle était. Vivre pour elle.
Reviens vite nous rendre visite, lui dit Madame Arisawa après l’avoir enlacée, elle et Rangiku. Tu es ici chez toi, ma belle.
Et quelques instants après, elle refermait la porte, les larmes aux yeux. Orihime se retourna vers Rangiku, qui était déjà en bas des marches. Le regard humide, elle eut un faible sourire, avant de descendre dans les bras de son amie.
Merci... Merci.
Ne me remercie pas, glissa la concernée. Je suis là pour ça.
Ainsi, elles sortirent de la résidence des Arisawa et se dirigèrent vers la gare. Orihime se sentait légèrement mieux. Du moins, momentanément. Le poids sur ses épaules s’était allégé. Elle était parvenue à visiter les parents de sa meilleure amie. Grâce à Rangiku, qui l’avait accompagnée, poussée, aidée, épaulée. Et aussi grâce à Tia, qu’elle devinait prier pour elle, de son lit de malade. Elle jeta un coup d’œil à son amie, qui marchait à ses côtés. Elle l’observa : ses longs cheveux d’un blond presque roux, son visage délicat incarnant la perfection, ses yeux d’un bleu-gris bienveillant. Elle eut un sourire.
Au fait, je t’ai vue pleurer, glissa la jeune Inoue en gloussant.
Je nierais avoir versé une seule larme, rétorqua la concernée, stoïque. Je nierais, même sous la torture.
Orihime grimpa les marches de l’immeuble, sur les pas de Rangiku. Elles montèrent au troisième étage du bâtiment, avant de s’engouffrer dans l’appartement de Rangiku. C’était assez grand, moderne et très bien décoré, quoi qu’un peu dérangé. La blonde de dix-neuf ans lui fit visiter l’intégralité du local avant de leur préparer un bon thé. Elle eut également le temps de commencer à faire couler un bain dans sa baignoire immense avant que la sonnette ne retentisse. Ce fut Orihime qui alla répondre, ouvrant le battant de la porte sur une Tia Halibel plutôt inquiète. Désolée, elle se jeta dans les bras de la rouquine et la serra contre elle, sans un mot.
Ça va, baby ? Demanda-t-elle à Orihime. Ça s’est bien passé ? Je suis désolée de ne pas avoir pu venir, j’étais vraiment mal. D’où la couche de fond de teint que tu peux voir sur mon visage...
Oui, ça va. Ne t’en fais pas, tu devais te reposer. Tu te sens mieux ?
Yes. J’ai dû manger quelque chose de pas très bon. Mais... Qu’est-ce que j’entends ? Tu prépares le jacuzzi, Ran’ ?
Ouais, et c’est prêt ! ‘Hime, amène le thé s’il te plaît je m’occupe des gâteaux.
Et la minute qui suivait, les trois jeunes femmes se prélassaient dans le grand jacuzzi de Rangiku, tasses de thé à la main. Des jets massant son dos, la blonde vénitienne se laissa glisser dans l’eau chaude à la couleur rouge avant de prendre la parole.
Bon, puisque ce semble être la journée pour... Je suis orpheline, lâcha-t-elle soudainement, surprenant les autres.
Orihime se redressa dans la baignoire et ouvrit grand ses yeux tandis que Tia, déjà au courant, jetait un regard attendri à son amie.
Je n’ai aucun souvenir de mes parents. Ils m’ont abandonnée à la rue quand j’étais enfant – sept ? huit ? neuf ans ? – et je les ais volontairement effacé de ma mémoire. Je ne veux pas me rappeler d’eux. Evidemment, je n’avais aucun moyen de survivre. J’ai été retrouvée mourante par un petit garçon, orphelin comme moi, qui lui, savait y faire. Il m’a sauvée. Dès lors, il est devenu mon seul repère, mon seul ami, mon seul être cher. J’ai grandi avec lui, je me suis forgée avec lui. Mais, au fil des années, il se mit à disparaître soudainement, revenant quelques jours, quelques semaines, voir des mois plus tard. Sans prévenir, sans dire où il allait. Mais j’ai fini par m’y faire. Durant ce laps de temps, j’avais commencé à fréquenter l’orphelinat du bidonville, où j’ai fait la connaissance de Renji et bien d’autres. Jusqu’au jour où, alors qu’il venait de revenir, Gin me fit ses adieux.
Gin ? Répéta Orihime. C’est le prénom du garçon ?
Oui, un prénom bien étrange, hein ? Il m’a abandonnée. Il m’a quittée, pour se livrer à des jeux bien trop dangereux. Mais je ne l’ai pas laissé partir. J’ai quitté l’orphelinat pour le suivre, même si je n’avais aucune piste, et j’ai fini par y arriver. En me plongeant dans ce monde sombre, en m’y faisant un nom, je suis parvenu à le revoir. Mais il avait changé. Et alors que je croyais enfin l’avoir retrouvé, il me trahit de nouveau, disparut de nouveau. Ça fait un peu scénario hollywoodien, non ? Rigola-t-elle.
Elle acheva son récit sur cette phrase, le regard rivé sur ses mains plongées dans l’eau. Tia, la tête rejetée en arrière, informa :
Et tu as arrêté tous ces jeux.
Oui, s’empressa de répondre Rangiku. J’avais oublié de préciser. J’ai tout arrêté. Dans un premier temps, c’était encore une fois pour me jeter à sa poursuite, pour réclamer des explications. Mais quand j’ai compris qu’il ne reviendrait jamais, j’ai décidé de tourner la page. De commencer une vie normale, de saisir la chance que j’avais eu de sortir du bidonville. Et me voici, aujourd’hui, lycéenne des plus banales qui soient, dans un jacuzzi avec mes amies.
Et te voici, aujourd’hui, renchérit Tia.
Orihime était restée silencieuse. Elle observait de ses grands yeux gris son amie. Jamais elle n’aurait pensé à une telle histoire. Son amie avait connu la solitude, la misère, et avait certainement côtoyé la mort, de très près. D’une certaine façon, elles avaient vécu la même chose. Même si elle n’avait pas connu le bidonville et les « jeux dangereux », comme elles disaient, Orihime était orpheline. Elle n’avait fréquenté ni son père alcoolique ni sa mère prostituée, grâce à son grand-frère, Sora, qui était mort par la suite. Et elle avait fini par perdre Tatsuki.
Comme inspirée par l’histoire de son amie, la jeune Inoue entama également son récit. Elle raconta la mort de son frère, décrivit la nature de sa relation avec Tatsuki et malgré les difficultés, résuma la fausse chute de son amie dans les escaliers du lycée, il y a de cela près de deux mois. En mentant ouvertement à ses amies, la jeune femme se sentit toute fébrile et manqua à de nombreuses reprises de tout révéler. Mais au souvenir des hommes vêtus de noir qui l’avaient visitée à l’hôpital, elle s’efforça de ne rien laisser paraître, et pria pour que les deux blondes mettent sa détresse uniquement sur le compte de la récente disparition de sa meilleure amie. Puis, en quelques minutes, elle conta à Tia leur après-midi chez les parents Arisawa avant d’achever sur la phrase :
« Voilà pourquoi vous me trouviez peut-être si fermée, si triste. »
En voyant l’air coupable de Tia, qui se sentait désolée à l’idée de ne pas avoir pu être là, elle souffla :
« Ne t’en fais pas, vraiment. »
Mais à peine eu-t-elle prononcé ces mots que Tia traversa la grande baignoire, créant des remous dans l’eau, pour la rejoindre et la prendre dans ses bras. Orihime resta crispée quelques secondes avant de se laisser aller contre le corps chaud de son amie. Elle voyait sa réponse confirmée : elle ne pouvait définitivement pas briser ses liens. Quoi qu’elle dise, il était déjà trop tard. Elle était incapable de se séparer d’eux. Ils étaient ceux qui la tenaient en vie dans les Ténèbres. Et elle ne voulait pas perdre cette Lumière. Alors, lorsque Rangiku s’approcha à son tour, elle passa l’un de ses bras derrière son dos, et laissa le second sur la hanche de Tia. Les yeux humides, un sourire aux lèvres, elle se laissa enlacer, remerciant timidement Dieu de lui avoir présenté ces deux incroyables jeunes femmes.