À ses yeux
J'entrouvre les yeux avec difficulté. Il fait sombre, je suis dans un lit ; mon lit, juste un lit trop froid, trop vide, trop grand pour moi et mes faiblesses. Les dernièrs événements me reviennent en tête, avec une certaine réticence. Je suppose que lorsque je me suis écroulé, " un de mes domestiques " - pour ne pas citer Sebastian - m'a soigné et déposé dans mon lit.
J'ai mal au crâne, au poing, j'ai les muscles engourdis. Péniblement, je me lève, mais dès que je crois me tenir sur mes deux jambes, le décor tourne. Enfin la tête me tourne.
Wahou. Depuis quand suis-je aussi faible ? Je suis sûr que c'est très rare ( ça vaut mieux )
Une fois mon élan sarcastique passé et après m'être assis à même le sol, je réfléchis. Et alors, peut être que Oui, je pleure. Parce que, parce que c'est comme si des vagues de désespoir me frappaient en plein cœur. Dans ce cas là, on coule, c'est inévitable.
Puis, on attends la main charitable qui, par pitié sans doute, viendra nous tirer de cette marée déferlante nous submergeant.
Mais moi je n'ai personne. Et je n'ai pas le temps de patienter gentiment. On dit qu'il n'y a que les imbéciles qui ne changent pas d'avis. Or, j'ai pris une décision et je ne suis pas un imbécile, ne vous déplaise.
Décidé ( plutôt que résigné, une fois n'est pas coutume ), je me lève prestement, faisant fis de mes vertiges puis sors de ma chambre lugubre et austère pour arriver dans un couloir... lugubre et austère.
En d'autres circonstances, cette situation, ma situation, serait peut-être risible. Mais n'étant pas dans d'autres circonstances, je vais me contenter d'être sarcastique.
Le souffle court, je déambule dans mon manoir, vacillant comme sous l'effet d'un alcool interdit. Au fond, mon alcool interdit à moi, ma drogue défendue à moi, c'est l'amour. Il est partout en moi, à m'embrouiller, comme une toxine omniprésente, une boisson inattendue dont la première gorgée m'est restée en travers de la gorge. Puisque c'est un alcool, je voudrais pouvoir décuver.
Sarcastique j'ai dit. Pas drôle.
Je deviens pitoyable, regardez moi, j'affabule. Et je divague : je m'efforce de repousser l'instant fatidique, ma chute, ce point de non retour effrayant, inévitable. Je parle pour combler un vide, pour faire taire ma peur, pour oublier.
Je... J'ai peur. J'ai si peur.
Mais j'appelle : " Sebastian ... Sebastian ?"
Ma voix, plus rauque et éraillée que je ne le croyais se perd dans le silence oppressant de ma solitude.
Soudain je la sens. Je sens sa présence ; je sais qu'il est derrière moi. Lentement, sans surprise ni excitation, en appréhandant mais sans trembler ou sourciller, je me tourne vers lui. Et donc, je vois l'homme qui a détruit ma vie sans le faire exprès. Enfin, l'homme, le démon plutôt.
Au final, je me suis enfermé à l'intérieur de moi même, je me suis protégé de la bête féroce, de l'Homme, et c'est un démon qui causera ma perte. Enfin, à quoi m'attendais-je ?
" Oui, monsieur ? "
Une phrase. A peine deux mots. Deux mots, deux mots seulement et je me sens déjà si pitoyable...
" Est-ce que ça aime,
un démon ? ..."
Je ne sais pas à quoi je dois ressembler, mais je sais que ce n'est pas glorieux. De toutes façons, je ne me reconnais plus.
" Je ne sais pas. Enfin si, les démons aiment. Mais les démons ne sont pas humains ."
Il sourit. Je le déteste, et chaque minuscule partie de moi a envie de l'étrangler et lui, il sourit. Comme s'il savait. Je suis fou ; je l'aime. D'un amour hargneux, destructeur, brûlant et parasite.
" Et bien moi je t'aime... Imbécile "
Alors c'est tout ? C'est décevant.
Mais, mais quelque chose cloche. J'en prends conscience trop tard. Oh non non non non. C'est vraiment un très mauvais présage. Ces plumes, cette fumée, ces écailles et le tout noir. C'est la véritable forme du démon. Ce n'est plus Sebastian. Ça n'a jamais été Sebastian. Juste une folie meurtrière, un danger avide, un monstre violent. Tandis qu'il s'approche dangereusement je m'en rends compte.
Mon amour, aveugle, a cru s'éprandre de Sebastian. Mais ce n'était qu'une image.
Je voudrais fuir. La peur me tétanise. Alors je reste debout. Attendant la fin. Espérant qu'elle soit brève. Je suffoque. Je regrette. Je suis... allongé sur un matelas ? Sous une épaisse couverture ?
J'entrouvre mes paupières, que j'avais fermé instinctivement. Oui, je suis bien dans mon lit. Dans ma chambre. Et en vie.
Alors, j'essaye de calmer ma respiration, de retrouver mes esprits. Ce n'était qu'un rêve. Un mauvais rêve. Un cauchemar ? Un avant goût de l'enfer. Un avant goût de la réalité.