L'homme choisit, l'esclave obéit
Océan Atlantique, treize ans et cinq mois plus tôt.
Andrew Ryan pressa un mouchoir en lin blanc contre ses lèvres. Il avait honte de l'avouer, lui qui avait voyagé sur ce même Océan dans des conditions exécrables mais il était malade comme un chien. Enfin, il était vrai que de circuler sur l'Atlantique n'avait rien à voir à voler au dessus, comme maintenant. Étrangement, ce devait être la première fois qu'Andrew prenait l'avion. Il avait déjà voyagé en train, en bateau, en voiture, en camion, à cheval...mais jamais par la voie des airs.
Andrew se tourna vers le pilote et lui demanda s'ils en avaient encore pour longtemps. L'homme lui répondit qu'ils seraient arrivés dans quelques heures. Jurant intérieurement, Andrew essaya de se concentrer sur ses dossiers pour oublier son mal de l'air. Le projet avait bien avancé. Un peu plus d'un an après que le feu vert soit donné, Rapture était construite. La fortune de Ryan avait pratiquement entièrement disparue. Mais un rêve comme Rapture valait largement son prix. Après bien des délibérations, Andrew avait décidé de faire construire la ville au fond de l'Atlantique, entre l'Islande et le Groenland. La zone était suffisamment déserte pour qu'ils soient laissés en paix. Sur le papier, Rapture ressemblait beaucoup à New York avec de grands gratte-ciel de style art-déco.
La construction de Rapture leur avait posée moins de problèmes que prévu : étant impossible de construire la ville directement sous l'eau, on avait construit une immense cage de verre hermétique conçue pour résister à la pression, avec un immense tuyau. Une fois cette cage lestée au fond de l'eau, on avait tout simplement pompé l'eau pour créer une zone de vide. Enfin, on s'était servi du tuyau pour acheminer matériel et ouvriers pour bâtir la ville. Quand une zone de la ville était achevée, on n'avait qu'à déplacer la cage et l'eau engloutissait le nouveau quartier. Actuellement, Rapture n'était pas très étendue mais Ryan avait prévu de continuer à agrandir la ville de l'intérieur. C'était un projet titanesque mais Andrew avait bon espoir.
Une embardée du pilote le força à appuyer encore plus fort son mouchoir contre sa bouche. Andrew crut entendre qu'ils allaient enfin arriver. Il lâcha un long soupir de soulagement. Effectivement, un point sombre se détachait nettement à la surface de l'eau. Ils furent bientôt assez proches du point pour en distinguer la vraie nature : un phare. Un immense phare au milieu de l'océan, à des kilomètres de toute civilisation connue. Un navire de voyageurs y était amarré. Andrew sourit : réalisaient-ils qu'ils étaient les premiers Rapturiens ?
L'hydravion amerrit non sans secousses ce qui finit de retourner l'estomac du milliardaire. C'est donc d'un pas chancelant mais non moins déterminé qu'il foula la pierre de l'édifice. Il gravit le perron quatre à quatre et se retourna pour faire face au bateau. C'est alors qu'il vit véritablement l'impact de sa campagne de publicité : plusieurs centaines de personnes se massaient sur ce bateau, ce qui n'était pas sans lui rappeler son propre voyage jusqu'à Ellis Island. Des hommes, des femmes et des enfants qui avaient répondu à son appel. S'il n'avait pas haï la religion, il se serait comparé à un prophète. La foule l'acclama une première fois et il dut faire preuve d'autorité pour se faire entendre au travers des vivats de la masse :
_Mon nom est Andrew Ryan.
Entrée en matière plutôt classique mais il préférait cette formule.
_Permettez-moi de vous poser une question. Ce qu'un homme obtient, à la sueur de son front...cela ne lui appartient-il pas de droit ?
Des applaudissement enthousiastes éclatèrent dans la foule.
_Non, répond l'homme de Washington. Cela appartient au pauvres.
Quelques huées se firent entendre.
_Non, répond l'homme du Vatican. Cela appartient à Dieu.
Cette fois, des éclats de rire se mêlèrent aux huées.
_Non, dit à son tour l'homme de Moscou. Cela appartient au peuple.
Un tollé éclata dans la foule. Ryan esquissa un sourire. Au moins, l'anticommunisme avait du bon.
_Pour ma part, j'ai choisi d'ignorer ces réponses. J'ai choisi une voie différente. J'ai choisi l'impossible. J'ai choisi...
Il stoppa un instant en remarquant que la masse toute entière était suspendue à ses lèvres. Il ouvrit les bras en Y et désigna le phare.
_...Rapture. Une cité où les artistes ne craindraient pas les foudres des censeurs. Où les scientifiques ne seraient pas inhibés par une éthique aussi artificielle que vaine. Où les Grands ne seraient plus humiliés par les Petits. Et à la sueur de votre front, cette cité peut aussi devenir la vôtre.
C'était du délire sur le bateau. La foule entière hurlait son nom, criait des bravos. Pris d'une poussée de spectaculaire, Ryan salua comme s'il venait de faire un show. Il eut une pensée amusée en songeant que la situation aurait sûrement plu à Sander Cohen.
Penser à son ami le fit douter : où se trouvait donc l'artiste ? Au final, il ne l'avait pas revu depuis le Winter Garden Theatre. Il avait eu des échos le concernant mais c'était tout. Il chassa Cohen de ses pensées. L'artiste n'était pas à l'ordre du jour. Aujourd'hui, c'était lui, Andrew Ryan qu'on acclamait.
Ryan se fit suivre par la foule à l'intérieur du phare. Il se délecta de leur surprise en découvrant son immense buste portant la banderole "Ni dieu, ni roi, seulement l’homme". Il se ravit de leur émerveillement en apercevant les plaques de cuivre à l'effigie de la ville et de ses valeurs : Industrie et Art. Il se charmait de leur crainte en voyant la fameuse bathysphère, unique lien avec Rapture. Ryan se réserva le premier voyage. Il entra dans l'appareil et poussa la manette. Pendant le transport, il fixa son regard sur l'unique chose digne de porter le nom de merveille : sa ville, Rapture.
Assurément, les ouvriers avaient bien travaillé. Rapture était un joyau au fond de l'océan : une réplique sous-marine de New-York, sans les fumées de la pollution ou son ciel gris. Un lieu où la liberté pourrait vraiment s'exprimer, sans être entravée par les parasites. Semblable à Elation mais sans parasites pour le forcer à la détruire. Cette fois, Andrew se sentait entier. Il avait quarante-six ans et pour la première fois de sa vie, il était heureux, véritablement heureux. Tant qu'il sentit ses yeux s'embuer. Il essuya une larme de l'index. Il avait l'impression d'être père.
Le trajet fut rapide : il fallut à peine cinq minutes pour que l'appareil le conduise au sein de sa ville. C'est en sortant de la bathysphère qu'il vit à quel point les choses étaient différentes vues de l'intérieur. Derrière les fenêtres et les baies vitrées, des millions de litres d'eau et dans ces derniers, Ryan pouvait apercevoir quantité de poissons et vit même une baleine passer non loin de lui. C'était tout simplement merveilleux. Trop fou pour être vrai et pourtant...
Sans perdre un instant, Andrew alla droit devant lui et progressa jusqu'au grand salon tout juste construit. Il s'assit quelques instants et leva les yeux pour tenter d'apercevoir le ciel. Il n'y parvint pas. C'était parfait. Voir le ciel aurait voulu dire que la ville n'était pas assez bien cachée.
Ryan passa ensuite par un des longs tubes de communication. Il eut un hoquet de peur quand un énorme cétacé frôla le tube en passant. Andrew nota de trouver un moyen pour que les animaux n'endommagent pas la ville. C'est au bout de longues minutes que Andrew arriva au métro de Rapture et programma la bathysphère pour qu'elle le conduise à son bureau. Lors du trajet, Ryan put admirer de loin des parties de la ville encore en construction. La fondation de Rapture prendrait du temps mais le résultat serait à la hauteur de ses espérances.
Arrivé au Cœur d'Héphaïstos qui n'était autre que le centre de production d'énergie géothermique de Rapture, Andrew se précipita au Contrôle Central, franchissant rapidement l'immense hall qui constituait le seuil de ses quartiers privées. Il monta plusieurs escaliers avant d'arriver enfin à son bureau et se laissa choir dans son fauteuil. Il esquissa un sourire. Tout était parfait. Rien ne pouvait plus leur arriver. Rapture allait prospérer, à l'abri des parasites et de la religion. Elle deviendra un véritable Éden.
Et son fondateur n'était autre que lui, Andrew Ryan, né Andrei Artiomovitch Rydjii. Petit bourgeois russe chassé de son pays par les marxistes, déçu des Etats-Unis. Milliardaire profondément athée et antireligieux, à la tête d'une fortune et d'un pouvoir considérable. Il était tout cela et bien plus encore. En fait, une phrase de son père lui revint subitement en mémoire, si clairement qu'il put croire qu'elle venait d'être prononcée à l'instant et non pas des années auparavant. "L'homme choisit et l'esclave obéit". Il y a longtemps, il n'avait pas totalement compris le sens de cette phrase mais maintenant, tout s'éclairait. L'esclave était entravé, tant physiquement que moralement. Au contraire, l'homme était libre de faire la chose la plus naturelle du monde : des choix. Choisir son métier, sa famille, son but, son avenir, sa vie.L'esclave n'avait pas ce luxe.
Ryan se mit à établir quelques règles de base pour sa ville : on ne pouvait diriger une cité sans loi ou l'anarchie rêgnerait en maître.
La toute première règle fut celle du Secret : Rapture n'avait pas été construite au fond de l'océan pour rien. Tout contact avec l'extérieur était formellement interdit. Leur secret était leur meilleure défense. Il suffisait que les parasites découvrent cet endroit pour qu'ils viennent le souiller. Si cela se produisait, de graves sanctions seraient prises à l'encontre des contrevenants.
La seconde fut celle des Parasites : si tout était fait pour que les parasites extérieurs ne nuisent pas à Rapture, il ne fallait pas que des voleurs ou des dévoyés ne naissent en son sein. Le vandalisme, le vol, le fait de profiter de la société...tout ceci était formellement interdit.
La troisième et dernière loi fut celle de la Liberté : il n'y avait aucun carcan à Rapture, c'était l'essence même du libéralisme. Tant que vos actions n'entravaient pas la bonne marche de la cité, vous étiez libre de vos actes. Libre de penser, de parler et bien sûr d'entreprendre.
Trois uniques lois pour un Eden. Cela semblait juste. Andrew recopia ces lois sur un papier en se promettant de les faire promulger dès le lendemain. Mais une question naquit dans son esprit : bien qu'aucun contrôle ne devait avoir lieu, il fallait néanmoins un pouvoir en place. Ne serait-ce que pour faire respecter ces lois. Un unique leader à la tête de la ville était hors de question : Ryan croyait à la liberté, pas à la dictature. De multiples commissions ne feraient que bloquer le système et seraient innéficaces. Andrew pencha pour un Conseil unique composé d'un nombre réduit de membres. Un nombre impair, pour qu'une majorité soit toujours possible. Ryan se donna la place de chef du Conseil : après tout, n'était-il pas le possésseur légal de Rapture ? Les autres membres du Conseil proviendraient des différentes branches de la ville : sécurité, marchands, civils...Andrew opta pour des élections démocratiques pour ces membres, lui même restant perpétuellement à la tête du Conseil.
Il hocha la tête. Tout était parfait. Il activa les écrans de contrôle pour voir les premiers Rapturiens découvrir la cité. Il sourit avant de retourner au travail.
Il restait encore beaucoup à faire.