L'homme choisit, l'esclave obéit
USA, Quatorze-ans et sept mois plus tôt
Andrew était allongé sur sa méridienne, un verre de brandy à la main. Il le porta à ses lèvres mais ne tarda pas à le reposer à ses côtés avec violence. Il était furieux. Fou de rage même. Il se leva et regarda la rue au travers des persiennes : une immense foule se massait dans les rues, fêtant la fin de la guerre qui s'éternisait depuis quatre années pour les États-Unis. Andrew s'écarta de la fenêtre en jurant. Ces idiots !
Ils fêtaient quoi ? La victoire ? Plus de quatre-cent milles hommes étaient tombés pour la patrie, une minuscule goutte dans l'océan des millions de morts de cette Seconde Guerre Mondiale. La Seconde oui...comme si la première n'avait pas suffi. Que fêtaient-ils ? Hiroshima et Nagasaki ? Des villes soufflées par une bombe atomique comme des bougies lors d'un anniversaire ? Le pire cauchemar de Ryan se réalisait : voir la science au service des parasites. Une science qui devait élever l'être humain au dessus de la fange d'où il était sorti, le grandir et le magnifier. Andrew aimait la science. Mais ce qu'ils avaient feit au Japon était innaceptable. La guerre elle-même était haïssable mais ce massacre là...Andrew n'avait pas de mots pour dire à quel point cela lui soulevait le coeur et les entrailles. Infect. Infect. Infect !
En toute honnêteté, Andrew aurait eu du mal à critiquer cette guerre : ses usines avaient tourné à plein régime, fournissant du matériel militaire à toutes les puissances alliées. Ryan était plus qu'un simple milliardaire. Désormais, il était multimilliardaire. Il pouvait tout s'offir : villas, meubles précieux, voitures, nourriture la plus fine au monde...mais tout cela sonnait creux. Il ne savait pas quoi penser de sa vie. Il avait quarante-cinq ans. Il se sentait vieux. Certes, sa réussite était flagrante : après tout, il n'était sur cette terre que depuis vingt-cinq ans et fait fortune très rapidement. Il était l'incarnation même du Rêve Américain. il était devenu riche non pas par des moyens illégaux mais uniquement grâce à son travail. Bien sûr, des employés comme Petersen l'avaient aidé. Mais il ne pouvait s'empêcher de tirer toute la gloire à lui. Sans lui au sommet, ces employés seraient restés d'obscurs sans-grades au lieu d'entrer dans Ryan Industries et d'obtenir un titre. Car au final, travailler pour Ryan était presque un titre : cela signifiat que vous étiez digne de l'immense exigence de cet homme et que vous étiez donc très compétant. Andrew repensa à Petersen. Il sentit ses yeux s'embuer. Il ne retrouverait jamais un employé et un ami comme Petersen. Magnus, dans un élan stupide de patriotisme, s'était engagé dans les GI pour combattre l'Axe. Il était au nombre des morts. Andrew avait cherché à savoir comment, pour pouvoir faire son deuil mais l'armée avait refusé. "Secret Défense" lui avait-on répondu. A lui, Andrew Ryan, l'homme le plus puissant de ce pays derrière le président des Etats-Unis ! Mais Ryan savait négocier : quelques promesses de-ci, de là, quelques billets glissés dans la poche de quelques responsables déliaient bien des langues. Andrew ne se sentait pas comme un corrupteur. Un homme qui corrompt le faisait pour le profit. Ryan le faisait pour la vérité. Il voulait savoir comment son meilleur ami était mort.
Et un soir, dans un bar louche de Hell's Kitchen, le sergent assomé par l'alcool s'était mis à parler. Magnus était tombé mais pas héroïquement au combat comme l'avaient affirmé les responsables. Petersen était mort à la bataille d'Iwo Jima en tentant de predre le Meatgrinder avec ses compagnons d'arme. Andrew s'était attendu à ce que Magnus soit tombé sous les balles japonaises mais eut un choc lorsque il découvrit que Petersen avait été abattu par ses propres troupes en tentant de fuir. Voilà que l'Amérique mettait à mort les siens...alors qu'il n'avait pas pleuré depuis l'assassinat de sa famille en 1919, Ryan avait éclaté en sanglots au fond de ce bar sinistre. Il avait perdu plus qu'un ami ou un conseiller. Il avait perdu un frère. A croire que faire partie de la famille de Ryan, même symboliquement, conduisait toujours à une mort violente.
C'était une nouvelle preuve de son credo qui s'imposait à Ryan. La pire invention de l'homme n'était même pas la guerre, l'esclavage ou le massacre de masse. Tout ceci n'était que la conséquence. La cause était autre. Un idéal fallacieux, créé pour manipuler : l'altruisme.
L'altruisme, voilà la pire des inventions humaines. C'était un moyen de mannipulation idéal : comment une guerre pouvait avoir lieu sans altruisme ? Les généraux comptaient sur l'engouement des troupes à se battre pour une cause qui n'était pas la leur. Ils leur disaient de suivre leur chef, leur roi, leur président, leur dieu...mais jamais pour eux-mêmes. S'ils s'étaient battus pour eux, ils ne seraient jamais allés au front, laissant leurs généraux se battre entre eux comme des enfants dans une cour de récréation. L'altruisme en définitive n'était qu'une immense...
_CONNERIE ! cracha Ryan dans son salon.
Il prit la bouteille de brandy et but à même le goulot. Il comptait sur l'alcool pour calmer sa rage mais il ne faisait que l'attiser. Vidant la bouteille en un instant, il l'envoya valser contre le mur où elle se brisa. Le papier peint se tacha mais Andrew s'en moquait bien. Il avait les moyens de retapisser l'Empire State Building.
_Conneries...répéta Andrew. L'homme n'est pas fait pour servir une cause autre que la sienne. L'individualisme et le libéralisme, voilà ce qui pousse l'homme dans la bonne direction. C'est comme une chaîne qui nous unit tous. Et si nous travaillons tous dans notre propre intérêt, la chaîne bouge dans la bonne direction.
Abruti par le brandy, Ryan se laissa retomber sur sa méridienne. La tête lui tournait mais il ne pouvait s'empêcher de trouver que ses mots sonnaient juste. Une grande chaîne d'industrie et d'efforts, qui poussait la société vers l'avenir. Mais cette chaîne ne devait s'encombrer d'aucun gouvernement interventionniste. Il fallait à tout prix éviter les systèmes capitalistes des USA ou communistes de l'URSS. C'est en songeant à toute ces choses qu'il sombra dans le sommeil.
C'est alors qu'il se mit à rêver. Chose surprenante le concernant : il ne rêvait plus depuis son départ de Russie. Dans ce rêve, Andrew était bien plus jeune, la vingtaine vêtu comme à son arrivée à Ellis Island. Il nageait dans une eau profonde où une lumière semblait irrésistiblement l'attirer. Étrangement, il n'avait pas à respirer et il nageait sans effort. Il s'approcha de la lumière et vit une ville. Une ville sous-marine, semblable à New-York avec ses grands immeubles art-déco. Il y avait de la vie dans cette ville, Andrew pouvait le sentir. Une vraie vie, pas un simulacre. Un monde en paix, loin des querelles du monde des parasites. Andrew nagea jusqu'à entrer dans le plus grand immeuble où les habitants faisaient une haie d'honneur pour accueillir le maître de la ville. Avec étonnement, il se rendit compte que le maître de la ville n'était autre que lui-même. Ryan fut conduit au sommet de l'immeuble, sur un trône en or. De sa position, il dominait toute la ville. Et en grandes lettres, il vit la devise de cette ville : "Ni dieux, ni rois, seulement l'Homme". Et Andrew ne pouvait s'empêcher d'approuver.
Il se réveilla des heures plus tard, une terrible gueule de bois lui servant de compagne. Titubant, Andrew se saisit d'une carafe d'eau et vida plusieurs verres à la suite pour étancher sa soif. Il s'effondra dans son fauteuil préféré et essaya d'oublier la douleur qui lui lançait le crâne. Un peu calmé, il réfléchit à son rêve. Ce n'était qu'un rêve, rien de plus mais il avait eu l'air si réel...il aurait pu toucher les poissons qui le frôlaient. Il avait en lui comme un sentiment d'obligation. Comme s'il devait bâtir cette ville. Une ville où l'utopie régnerait, où cette chaîne s'imposerait en maître. Un monde où les parasites seraient expulsés, détruits. Un havre de paix.
Ryan se leva et chancela jusqu'à son téléphone. Il appela le central et demanda à l'opératrice de lui passer le cabinet d'architecture avec lequel il faisait des affaires. Lorsque Ryan eut son architecte en ligne il fut direct : il lui fixa un rendez-vous immédiatement, à son domicile. L'architecte s'inclina : on ne disait pas non à Andrew Ryan.
Avant que l'architecte n'arrive, Ryan pris le temps de se changer et se gava de cachets d'aspirines. Propre et rasé de frais si on faisait abstraction de son éternelle moustache noire, Ryan avait un aspect bien plus présentable qu'auparavant. Andrew reçut son architecte, Jones dans sa véranda.
Jones était un homme gigantesque, tant par la taille que par la corpulence. Chauve comme un œuf, il s'était toujours refusé de porter une perruque. Jones serra la main de son client et s'assit en face de lui.
_Alors dites-moi, pour quelle raison vouliez-vous me voir aussi vite ?
_Le projet que nous allons réaliser ne nécessite aucun temps perdu. Le projet que je vais vous confier est titanesque, tant par son ampleur que son impact.
Jones se contenta d'hocher poliment de la tête. Ryan avait un certain sens de la démesure, il le savait bien. Quel allait donc être ce projet si grandiose ?
_Allons droit au but, dit Andrew. Je veux que vous bâtissiez une ville pour moi ?
_Une ville ? C'est à dire que...
Ryan l'arrêta de la main pour continuer sa phrase :
_Cela ne sera pas qu'une simple ville. Ce sera une ville immergée.
_Une ville sous-marine ?
Le ton de Jones était légèrement moqueur.
_Voyons monsieur Ryan, ce que vous demandez est tout simplement impossible : bâtir une ville entière prendrait des années mais une ville sous l'eau...vous n'êtes pas sérieux quand même ?
_Je le suis, déclara Andrew. Plus sérieux que jamais. Vous me connaissez Jones, c'est grâce à mon entreprise et mes finances que votre cabinet est si florissant. Vous allez donc penser à ce projet et m'apporter une maquette dans un mois maximum. Si dans un mois, la maquette n'est pas prête, je chercherai un autre architecte.
Jones dut se pincer pour s'assurer qu'il avait bien entendu. Ryan venait de lui ordonner de fonder une ville sous-marine et de lui apporter la maquette du projet dans un mois ! Avec un laps de temps aussi court, il ne pourrait jamais honorer ses délais ! A moins que...
_Monsieur Ryan, déclara Jones, je peux peut-être faire ce que vous me demandez. Mais cela va coûter des milliards de dollars.
Andrew haussa les épaules :
_Et alors ? L'avantage d'être multimilliardaire, c'est qu'on a de l'argent. Ne me décevez pas monsieur Jones. Cette ville sera tout un symbole si vous réussissez. Il faut qu'elle le soit.
_Bien, répondit simplement Jones. Avez-vous un nom particulier pour ce projet ?
Ryan perdit ses yeux dans le lointain. Puis d'une voix étouffée, presque dans un murmure, il souffla :
_Rapture.
Jones hocha la tête, demanda quelques menus détails et s'en alla. Resté seul dans la véranda, Andrew s'autorisa une cigarette.
La Cité de l'Impossible allait enfin voir le jour par son oeuvre.