BioShock - Une vie de souffrance

Chapitre 9 : Des liens se tissent et se rompent

Chapitre final

4638 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 04/01/2024 14:48

BioShock

Une vie de souffrance : Partie IX

 

« Le lien fonctionne à merveille ! Si un Protecteur de la série Alpha s’éloigne trop de sa Petite Sœur, notre système de sécurité physique se met en marche : un déclencheur chimique entraîne le coma du Protecteur. C’est une relation symbiotique, renforcée par les phéromones de la fillette. Le premier candidat admis était… Delta, je crois. Le Protecteur reste en vie s’il reste à proximité de sa Petite Sœur. Sa force et sa vigilance la protègent. Quel dommage que ce pauvre Dr Suchong ne puisse pas trinquer à notre succès. »

Gilbert Alexandre, scientifique en charge du Programme Protecteur


****


Le musée de la Pointe Prométhée[1] aurait pu être le paradis pour un type comme moi. Un endroit merveilleux, rempli de squelettes de créatures marines en tout genre, accrochés là comme tant de trophées à la gloire de l’océan. Perdu parmi les expositions de limaces de mer et des pieuvres géantes absolument invraisemblables, un panneau annonçait l’attraction phare : une balade en bathysphère aux côtés de la grande aventurière Naledi Atkins “pour découvrir par vous-même les fonds marins”. Si le temps ne m’était pas compté, j’aurais adoré faire ce circuit mais une destination, plus grandiose encore, nous attendait, Emily et moi. Hélas, je ne savais pas encore à quel point j’allais déchanter.

Quand nous avons débarqué, il était tard. Ou du moins, c’était ce qu’il me semblait. Il était si compliqué de se repérer dans cette ville, plongée dans une nuit éternelle. Une forte odeur de peinture et de ciment flottait dans l’air. Les rideaux de fer étaient tous fermés, mais heureusement pour nous, Naledi avait la clef. Elle avait consenti à nous amener à sa bathysphère. Peu importait tout le reste, Poole et son journal, Steinman et ses envies de meurtre. Il était temps de quitter cette ville.

Emily s’est arrêtée un instant pour admirer le squelette de baleine à l’étage d’en-dessous, au cœur du grand hub qui menait vers les différentes expositions. Pour ma part, j’en ai profité pour jeter un œil à mes blessures. Mes avant-bras saignaient après être passés par la fenêtre et mes cicatrices aux poings s’étaient rouvertes. La douleur me lançait dans toute l’épaule, mais ce n’était pas du tout une question de vie ou de mort. Une fois arrivé à la surface, tout serait réglé.

Parmi tous les points d’intérêt du musée, nous pouvions dire que nous avions le choix du roi : la Terreur des profondeurs, les Etrangetés de l’océan, ou encore les Pouvoirs des Plasmides, une nouvelle aile en travaux pour sa préparation, d’où provenait l’odeur que j’avais sentie en arrivant. Beaucoup de ses exhibitions étaient en réalité des arnaques flagrantes, puisque ces animaux n’étaient que des mythes reconstruits en papier mâché ou en ciment. Mais j’imagine que la plupart des gens n’y voyaient que du feu, trop enfermés dans cette utopie en carton qu’était Rapture.

Atkins nous a conduit dans l’aile des Plasmides, où les clés anglaises, les marteaux et les bâches de travaux, côtoyaient les silhouettes en carton qui attendaient d’être placées dans leur diorama, des reconstitutions de scènes de la vie quotidienne à Rapture.

L’aviatrice a foulé de ses pieds une bâche tapissant le sol dans un crissement, puis, soudainement, elle s’est arrêtée, sans dire un mot.

« Qu’est-ce qui vous prend ? » l’a interrogée Emily, accrochée à mon bras valide.

Atkins est restée mutique, appuyant le silence pesant qui entourait les lieux en soutenant son regard, un rictus au coin des lèvres.

C’est là qu’un sentiment étrange m’a pris aux tripes, l’impression que l’on nous observait. C’est là que j’ai su qu’elle nous avait trahis. Devant elle, l’une des silhouettes découpées qui représentait un gentleman en costume tirant son chapeau pour saluer les visiteurs, est tombée à terre pour révéler un homme, bien en chair et en os. Bientôt, ils ont été une dizaine à sortir de derrière les bâches et les rideaux, de tous les coins d’ombre qu’offrait la pièce. Une armée entière de flics était là pour nous cueillir.

J’ai dégainé mon arme et enfoncé le flingue dans le dos d’Atkins en l’immobilisant par l’épaule. Emily a levé les mains en l’air, en se postant dos-à-dos derrière moi.

« John ? Qu’est-ce qu’on fait, John ? » m’a demandé Emily.

Je n’en savais rien. En canon, les hommes de Sullivan m’ont ordonné de lâcher mon arme. J’avais le doigt sur la gâchette, il suffisait d’un mouvement de l’index pour achever la vie de la traîtresse mais je n’ai rien fait. Était-ce de la lâcheté ? Ou de la peur ? Qu’est-ce que j’avais à perdre après tout ? J’étais déjà un homme mort. Mais je ne pouvais pas condamner Emily aussi. Si je tuais Atkins, nous ne serions bientôt plus de ce monde.

J’ai lâché l’épaule de l’aviatrice qui s’est dégagée en me laissant un regard assassin et j’ai cherché la main d’Emily dans mon dos. Je l’ai trouvée, douce, se glissant au creux de la mienne. Un frisson s’est répandu en moi : tout était fini, nous avions perdu. Mon arme a glissé pour s’échouer sur la bâche. Les hommes qui nous encerclaient se sont rapprochés pour nous intimer de nous mettre à genoux et nous passer les menottes. Atterrés, Emily et moi n’avons même pas bronché. Sullivan a fendu la foule de policiers et s’est approché de moi, d’un air impassible. Il s’est penché, a ramassé le flingue à terre et m’a fixé du regard sans rien dire. Notre dernière rencontre lui avait laissé un vilain œil au beurre noir. J’ai vu se dessiner un sourire sardonique alors qu’il s’écartait lentement de moi.

Atkins m’a jaugé du regard, tout sourire.

« On dirait que vous êtes cuits, s’est-elle esclaffée. (Elle s’est ensuite adressée à l’escouade, le pouce en l’air) Bien joué les gars !

— Laissez-nous maintenant, Miss Atkins », l’a sèchement coupé une voix traînante, en jetant un soudain froid dans l’assemblée rien que par sa seule présence.

Un homme à la silhouette élancée muni d’une canne se tenait derrière le voile trouble d’une bâche, sa silhouette amplifiée par la lumière dans son dos, qui projetait une ombre contre nature sur le plastique, celle d’un monstre de trois mètres de haut. D’un geste diligent mais sûr, il a soulevé la bâche et s’est avancé vers nous, toujours en contrejour, en martelant le sol avec sa canne. Le son de sa démarche résonnait entre les crépis en construction dans un écho sourd. De taille moyenne, la cinquantaine, le crâne dégarni sur lequel subsistait cheveux grisonnants, une fine moustache au-dessus de sa lèvre, il se dégageait pourtant de lui un aplomb incroyable, taillé comme il l’était dans son costume tiré à quatre épingles.

« Tout de suite, monsieur Ryan », a opiné Atkins avec une fausse déférence, avant de rejoindre le hall principal.

C’était la première fois que je le rencontrais en chair et en os. Pourtant, j’avais l’impression qu’il savait déjà tout de moi. Il m’a détaillé du regard, une moue de dégoût sur le visage, comme si j’étais un animal en laisse à la botte de son maître.

Sullivan s’est penché à l’oreille de son patron.

« Monsieur Ryan, a-t-il dit, Reginald Mott a été emmené en cellule. Tous ces complices sont morts. Néanmoins, je doute fort que sa disparition reste imperceptible aux yeux de votre… concurrent. Je vous suggère donc de prendre des mesures pour… »

Ryan l’a interrompu d’un simple signe de l’index. Sans piper un seul mot, Ryan venait de rappeler à Sullivan, que je croyais pourtant rompu à ce genre de discussion sensible avec son patron, qu’il n’était pas le chef ici. Ryan s’est accroupi et il s’est penché vers moi.

« Voilà donc le parasite dont vous m’avez tant parlé, Sullivan, a-t-il lancé à l’intention du vieux policier, sans détourner son regard du mien. Je dois dire que vos histoires lui prêtaient un peu plus de charisme.

— Ecoutez-moi, si vous laissez Emily Chavez partir, ai-je tenté de négocier, je vous dirai ce que vous voulez savoir, d’accord ? Je… je coopérerai. »

J’ai senti la main d’Emily serrer la mienne aussi fort qu’elle le pouvait. Mais cette marque d’affection n’a pas eu l’air d’attendrir le moustachu face à moi.

« Dois-je vous rappeler que s’associer avec les espions qui infiltrent Rapture est puni par nos lois ? Vous devriez le savoir… Oh, mais j’oubliais… Vous ne faites pas partie de cette ville. Parce que c’est vous, l’espion.

— Monsieur Ryan, peu importe ce qu’on vous a raconté, si vous me laissez le temps de vous expliquer, vous comprendrez que je ne suis pas un espion. Et… et Miss Chavez non plus. Elle aussi, elle va tout vous expliquer. Elle a même de quoi faire coffrer son patron. Si cela peut vous prouver sa bonne foi, elle… »

Une révélation soudaine m’a frappé en plein cœur : je n’avais plus le journal, et elle non plus d’ailleurs. Je l’avais donné à Stanley Poole, la seule personne à qui je n’aurais jamais dû faire confiance dans ce trou à rats.

« Steinman ? » s’est alors exclamé Ryan, pensif.

Evidemment, je n’ai pas eu besoin de lui préciser qui était son patron.

« Ce que fait ce bon docteur avec ses patientes ou son personnel ne me regarde en rien, monsieur Kowalski. Il est libre de ses choix, comme nous tous ici. Hélas, je crains fort que ce privilège indûment acquis ne soit plus vôtre, désormais. Car oui, mon cher, il est un temps pour chaque chose : vous avez profité de ma ville sans vergogne, vous avez pillé ses richesses et vous l’avez sillonnée, mais votre périple… s’arrête… ici. »

Il s’est levé et a fait glisser sa canne le long de sa main avant de se remettre à déambuler à l’aide de celle-ci, les traits tirés, traînant son regard de braise au gré des dioramas.

« Vous croyiez sincèrement que vous pourriez vous soustraire à mon attention en restant en pleine lumière ? Je vous suis à la trace depuis votre arrivée, monsieur Kowalski, depuis le moment où vous avez posé un pied hors de votre cloche de plongée ridicule. J’ai bien essayé de vous supprimer en lançant cette torpille ; malheureusement, vous semblez plutôt bien résister aux méthodes de séparation du corps et de l’esprit. Steinman vous a recueilli, il s’est même enorgueilli de vous compter parmi ses clients. Un espion américain parmi nous ! Quelle hérésie !

— Pour la dernière fois, je ne suis pas un espion ! ai-je rétorqué, avec une légère fêlure dans la voix.

— Vous m’en direz tant. Comment puis-je vous faire confiance après avoir analysé tous les éléments à charge que monsieur Poole a rapportés contre vous ? Après tout, n’est-ce pas le propre de l’espion de cacher sa véritable identité ? Je vous en prie, mon cher, ne vous évertuez pas à changer mon opinion. Tout ce que vous direz sonnera dans mes oreilles comme un mensonge éhonté et vous ne nous ferez que perdre mon temps, comme le vôtre. »

Ce salaud était têtu, je pouvais au moins lui reconnaître cette qualité. Et Poole était à sa botte, comme le bon toutou qu’il était. J’avais définitivement perdu le contrôle de la situation depuis plus longtemps que je ne le pensais. Comment avais-je pu être aussi naïf, bordel ?

Devant Ryan, j’ai pincé ma lèvre, dans l’espoir de ne pas lâcher de grossièretés susceptibles d’empirer ma situation. Des gouttes de sueur me tombaient dans les yeux. Lentement il s’est remis à faire les cent pas, en faisant taper sa canne contre le sol à chaque pas dans un rythme lancinant, avant de continuer son histoire.

« Après Steinman, vous avez faire la rencontre d’Ava Tate. Je suppose que vous avez alors cru pouvoir marquer cette ville de votre empreinte, laisser une trace de votre passage. Hélas, vous avez oublié un détail essentiel : mademoiselle Tate travaille pour moi, et non pour vous. »

Il a fait signe à un bleu de lui apporter ce qu’il avait entre les mains : une bobine de film. Il s’en est emparé sans même un merci et a frotté l’étiquette poussiéreuse. Il a posé les yeux sur le titre du film, en hochant la tête.

« Qu’est-ce que vous allez faire avec ça ? lui ai-je demandé.

— Ceci, mon cher, est la dernière bobine encore en existence de votre tout premier film. Toutes les autres copies ont été détruites par Ava et son équipe. Si je me souviens bien de l’avant-première, il s’agissait… d’un film de cape et d’épées, n’est-ce pas ? »

Il s’est tourné vers moi, la tête légèrement penchée sur le côté, et m’a fixé du regard, avant de jeter la bobine au sol. Elle s’est écrasée dans un fracas si puissant que le socle qui maintenant la bande a sauté, laissant entrevoir un bout de cette dernière dépasser.

« J’ai laissé à Ava Tate et Stanley Poole le soin de réunir tout ce qui vous concernait parmi leurs archives afin qu’ils s’en débarrassent. Ce qui signifie que lorsque j’aurais éradiqué cette bobine, vous ne serez plus rien qu’un lointain souvenir pour les habitants de Rapture, à l’instar de cette docteure Lamb. Ils vous croiront mort, perdu ou peut-être parti loin de ma ville par je ne sais quel subterfuge. Alors qu’en réalité, vous serez toujours ici, parmi nous. Un ectoplasme au milieu des vivants. Un criminel comme un autre derrière les barreaux. »

Il a confié sa canne à Sullivan et a ensuite sorti une boîte d’allumettes de sa veste. Avec une lenteur insoutenable, il a ouvert la boîte et a retiré l’une d’elles. Il l’a frottée contre le carton. Un crépitement plus tard, une flamme était née sur le petit bâton qu’il tenait du bout de ses doigts.

Lorsque l’allumette s’est écrasée contre la bobine, un haut-le-cœur s’est emparé de moi. Elle a instantanément pris feu sous mes yeux, à une rapidité déconcertante. Les flammes ont rongé toute la bobine comme une coulée de lave, fumante et dévastatrice, plongeant la bande magnétique dans une transe presque hypnotique, la dernière danse d’un condamné. Tous mes accomplissements ici réduits à néant en un tout petit instant, ça m’a foutu un coup.

« J’ose espérer que cela vous servira de leçon, monsieur Kowalski. Je pense que vous comprenez maintenant que venir à Rapture sans ma permission était une grossière erreur.

— Je… je comprends, monsieur Ryan », ai-je dit avec pénitence.

Il a acquiescé, un sourire au coin des lèvres et a commencé à repartir d’où il venait, avant que je ne l’interpelle, une dernière fois.

« Alors laissez-moi repartir d’où je viens et plus jamais je ne vous importunerai. »

Il n’y avait là aucune stratégie de ma part. Tout ce que je me disais, c’est que je ne pouvais pas couler plus bas. Alors, autant en appeler à sa clémence. Si tant est qu’il en ait encore à offrir, me suis-je dit.

Mais Ryan a levé un sourcil, un air de dédain et de dégoût sur son visage grave.

« La règle est pourtant claire, mon cher : vous ne pouvez pas retourner à la surface sans compromettre notre mode de vie. Ce qui signifie qu’à partir de maintenant, vous êtes mon prisonnier… (il a tendu sa main vers Sullivan qui lui a rendu sa canne) enfin, disons plutôt que vous êtes celui d’Augustus Sinclair, pour être tout à fait exact. Tout cela est très technique, dans les faits, mais le principal est de m’assurer que vous ne ferez plus de mal à ma ville. Je suis sûr que vous comprendrez, il n’y a rien de personnel. »

Brusquement, un courant d’air a soufflé sur ma nuque. J’ai tourné la tête et aperçu Emily qui tentait désespérément de se jeter sur Ryan.

« Emily ! Non ! » ai-je tenté de la retenir, mais les hommes de Sullivan s’en sont chargés avant moi avec plus de vigueur, en l’agrippant par les avant-bras. Elle s’est débattu, jouant des coudes pour essayer d’échapper à leur étreinte.

« Ryan ! est-elle intervenue. Laissez-le partir, je vous en prie ! Johnny ne vous causera plus de tort. Et moi, je… je ferai tout ce qu’il vous plaira. Je ferai comme s’il ne s’était rien passé. »

Ses efforts étaient nobles, mais futiles. Il ne servait plus à rien de lutter. J’avais déjà essayé. 

Ryan s’est lentement tourné vers elle, en fronçant les sourcils comme s’il venait de se rappeler qu’il avait oublié d’éteindre le four. Puis, ses yeux se sont posés sur elle et l’ont transpercée, comme une flèche.

« J’allais vous oublier, Miss Chavez. Je pense que Sullivan devrait vous emmener en détention au commissariat sans plus attendre pour éclaircir les points nébuleux qui jettent une ombre sur votre parcours. Ensuite, ma chère, vous pourrez faire comme s’il ne s’était rien passé, n’est-ce pas ? »

Elle s’est tournée vers moi, et j’ai vu dans son regard la mort lente et douloureuse de l’espoir qui vivait en elle. Mes mains ont commencé à trembler, tandis que je retenais mon souffle. Sullivan a accepté d’un hochement de tête évasif. Tel que je voyais les choses, il ne restait qu’une seule issue pour elle : Sullivan la laisserait partir et la livrerait à Steinman sur un plateau, la destinant à une mort certaine. Soudain, une image est apparue dans mon esprit, celle de Steinman lui ouvrant le ventre, une vengeance pour celle qui avait failli le trahir.

« Monsieur Ryan, ne faites pas ça ! Steinman va la tuer ! »

Mais Ryan n’a même pas daigné se retourner. Mon sang n’a fait qu’un tour. Je me suis redressé et, d’un coup de tête, j’ai assommé le garde à ma gauche. Même si j’étais menotté, j’ai fléchi les jambes, prêt à fondre sur Ryan, jusqu’à ce que je reçoive un coup de matraque en plein dans l’estomac de la part de l’autre flic. Je me suis effondré, pris d’une quinte de toux et de reflux gastriques incontrôlables.

J’ai levé les yeux et, lentement, j’ai vu Sullivan l’emmener vers la sortie. Quand nos chemins se sont séparés, nous n’avons rien dit. Mais il y a tellement de choses que j’aurais souhaité lui dire. Non, en fait, il n’y a qu’une seule chose. Je voulais lui demander pardon. J’ai plongé mon regard dans le sien. Une dernière fois.

Plus tard, quand je suis arrivé dans ma cellule froide et crasseuse, je me suis assis sur mon lit et j’ai repensé à ce regard. Et j’ai pleuré. Il ne me restait plus que ça à faire. J’étais bien trop faible pour tenir tête à quiconque, de toute façon.

Un mois plus tard, j’ai appris sa mort à la cafétéria de Perséphone, dans une conversation banale, tandis que deux détenus discutaient des pires horreurs auxquelles ils avaient assisté. Elle avait été retrouvée sur une table d’opération de l’institut du Dr Steinman, baignant dans une mare de sang. Bien sûr, ce salaud avait rapidement été écarté de la liste des suspects. Elle n’avait même pas eu le droit à une cérémonie funéraire à cause de la Guerre civile qui avait débutée. Personne pour la pleurer, pas même pour se souvenir d’elle.

J’étais le dernier.

 

 

*

*    *

 

Quelqu’un ouvre la porte de la cellule. Je lève les yeux, ébloui par la lumière agressive des néons. Rapidement, je reconnais le scientifique en chef, avec son air pompeux. Il patiente sur le seuil, au milieu de l’armée de blouses blanches. Tous ces fous sont prêts à nous recevoir pour l’opération qui nous attend. La petite Eleanor les regarde, sans même comprendre ce que l’on va nous faire. Son esprit est endormi par la limace qui parasite son ventre et par le conditionnement mental. Pour elle, tout n’est que bonbon et sucrerie, même un cadavre en décomposition.

« Venez avec nous », fait-il de sa voix nasillarde. 

Pas de formule de politesse, pas d’intonation particulière, pas d’arme à la main. Pourquoi en auraient-ils eu besoin après tout ? Ils ont pris soin de supprimer de notre caboche toute velléité de combat à leur encontre. Ils pourraient nous faire danser comme leurs marionnettes quand ça leur chante. Résignés, Eleanor et moi les suivons donc à l’étage supérieur, sa minuscule main logée dans la mienne. Je ne peux pas sentir sa peau à cause de mes gants, mais sa présence me rassure, sans que je sache pourquoi. Peut-être parce que je sais que je ne serai pas seul à sombrer dans ce cauchemar. Peut-être aussi parce que la survie de cette fille est désormais mon seul et unique objectif. C’est à ça que sert un père, non ? J’ai beau tenter de me persuader que ce besoin de la protéger n’est dû qu’à leur conditionnement mental, je sais que c’est faux. J’ai déjà l’âme d’un père depuis longtemps et, dans quelques minutes, c’est en effet ce que je deviendrai pour cette fille.  

A l’étage, l’aile chirurgicale nous attend, préparée et aseptisée comme il se doit. On nous amène dans la salle d’opération, en passant juste au-dessus de nos cellules, visibles à travers des grilles. Un lit médicalisé situé sous un panneau « Candidat Récolteur » et une table d’opération verticale avec des liens de cuir, située sous un panneau « Candidat Protecteur », sont prêts à nous recevoir. La petite Eleanor ne comprend pas ce qu’il se passe, elle louche tout autour d’elle de ses yeux craintifs. Son esprit a beau être nimbé dans le brouillard, il faut croire que ce n’est pas suffisant pour l’empêcher d’avoir peur.  

« Ne t’inquiète pas, petite. C’est… juste un jeu, d’accord ? » maugrée-je dans la fréquence de baleine qui recouvre ma voix

Elle hoche la tête, avec un petit sourire, mais je sais que je n’ai pas été convaincant.

On nous installe alors à nos places, tandis qu’une myriade d’écrans s’agite tout autour de nous, diffusant des messages subliminaux pour nous aider à accepter nos rôles respectifs grâce à une sorte de petit message intitulé « Souvenez-vous, les enfants ». Je suis le père, Eleanor est la Petite Sœur. Dans cette équation, la mère n’est qu’une étrangère, celle qui n’existe pas.

Notre mission est de “récolter” les Anges qui se trouvent à Rapture : dépouiller les cadavres qui couvrent les rues de la ville à cause de la Guerre civile, de l’ADAM qui coulent dans leurs veines. C’est en voyant ces dessins animés ridicules que je réalise avec horreur que je n’ai pas menti à Eleanor : pour nos marionnettistes, tout cela n’est qu’un jeu. 

Je ne résiste pas et me laisse installer sur la table, mes mains étendues en forme de croix. Mes mouvements sont lents à cause de mon scaphandre, le monde paraît tourner au ralenti. Mais quand Eleanor tente de mordre l’un des scientifiques, un soudain soubresaut me sort de ma léthargie : c’est mon état de Protecteur – mais surtout celui de père – qui se réveille. La table se soulève sous l’impulsion de mes énormes bras modifiés, elle vacille et penche en avant, mais cinq rats de laboratoires me maintiennent en place et m’injectent une solution calmante. Certains crient de terreur, mais le scientifique en chef leur ordonne de se reprendre.  

Sans trop de mal, ils finissent par attacher Eleanor au lit avec leurs sangles. Mon regard se perd alors dans l’océan de pixels qui dansent sur les écrans et je cesse enfin de résister. Intérieurement, je hurle, de toutes mes forces. Je parviens à poser mon regard sur elle. Ses yeux luisants croisent les miens derrière mon casque. Il me reste tout juste assez de force et de conscience pour lui transmettre un dernier message à travers le hublot de mon casque

« Tout va bien se passer, Eleanor. Je suis là pour toi. »

Trois scientifiques se mettent autour de nous, masqués et armés de tout un tas d’instruments. Ils nous branchent l’un à l’autre à une machine et ajoutent la dernière touche à ma tenue de Protecteur avec leur tampon : le marquage indélébile sur ma main gauche, le signe Δ.

 

C’est la dernière chose que je vois avant de perdre connaissance. La suite s’apparente à une longue chute, dans un rêve artificiel absolument délirant.

Dans mon cerveau ne clignote désormais plus qu’un seul mot :

 

PROTEGER.

 

J’accomplirai ma mission. Coûte que coûte.

 

Fin

 

[1] Point Prometheus est une zone présente dans le jeu original. Il est à noter que j’ai décidé ici de baser l’apparence des lieux sur la carte multijoueur, présente dans BioShock 2.

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