BioShock Beyond – Tome 1 : Une histoire des profondeurs
Partie IV
11.
J’étais perdu. J’avais eu les réponses que je voulais mais je ne savais pas quoi faire. Bien-sûr, depuis le début, le plan, c’était de trouver Sullivan, de découvrir ce qui s’était passé en 56 et de se tirer de là. Cependant, alors que je me trouvais devant les grilles de l’une des cellules de la capitainerie dans laquelle gisait un cadavre humain, la dernière partie du plan me semblait de moins en moins réalisable. Alan et moi étions coincés ici, cela semblait de plus en plus certain.
Selon Alan, Ryan avait clos les accès aux bathysphères en direction du phare de Rapture, notre chemin le plus direct vers la liberté. De nombreux habitants avaient d’ailleurs tenté de résister et de protester, mais sans succès. Certaines autres stations de bathysphères encore fonctionnelles pouvaient sans doute, elles aussi, mener vers la surface, mais elles étaient bien rares. Les contrebandiers qui faisaient leurs affaire au Trésor de Neptune devaient bien avoir une cache dans le coin avec une baie sous-marine, mais sous bonne garde, ou en tout cas très difficile d’accès. Ce qui était sûr, c’était que peu d’entre nous allait réussir à quitter ce tombeau sous-marin.
— Que fait-on ? demanda Alan, assis sur l’une des caisses de contrebande saisies par Sullivan et sa bande.
Je soupirai.
— Franchement Alan, je n’en ai aucune idée, et je dois bien admettre que j’ai été stupide de ne pas y réfléchir avant.
Il se gratta la tête énergiquement.
— On pourrait par exemple… emprunter une bathysphère DeLuxe au Fontaine’s Department Store ! J’ai entendu dire que Frank Fontaine avait travaillé sur des bathysphères privées et comptait les sortir cette année avant qu’il ne se fasse refroidir par Ryan et ses hommes. Peut-être que…
— Non, ça ne fonctionnera pas. Le magasin tout entier est devenu une prison pour ces dégénérés de chrosômes. C’est pire que Perséphone, désormais. Et même si on en trouvait une, il faudrait la mettre à l’eau, et survivre le temps de la remontée. Ces trucs-là ne tiennent pas longtemps au niveau de l’oxygène. Pour être tout à fait honnête, je ne suis même pas sûr que ces bathysphères supportent le voyage.
Les bras croisés, je me mis à faire les cent pas. Alan, quant à lui, se mit debout et se pencha en avant et mis les mains sur les genoux. Après quelques secondes, il se releva.
— Il y a forcément quelqu’un d’important dans cette ville qui doit avoir accès à une bathysphère. Ryan doit bien en avoir une sous la main à Héphaïstos, non ? C’est à une station d’ici.
— Héphaïstos, c’est une véritable forteresse. Le vieux Ryan y a placé ses systèmes de sécurité partout et doit être protégé par plusieurs de ses gorilles.
— Sinon, les gars qui bossent dans l’Antre de Minerve doivent avoir ce genre de véhicule, non ?
— Possible, oui. Mais là aussi, ça revient à tirer des plans sur la comète. Il doit bien avoir des dizaines de chrosômes et de machines là-dedans. Et je suis sûr que ceux qui étaient en charge de ce complexe doivent être tombés dans la folie depuis un bout de temps. Si ces personnes-là ne nous arrêtent pas, le Penseur s’en chargera.
— La ville entière est tombée dans la folie, Sam ! Le seul moyen de sortir d’ici, c’est de se battre. Quoi qu’il en coûte.
Un long silence s’installa. Nous n’avions pas avancé d’un pouce et nous n’avions toujours aucune réponse. Je dois avouer que sa réponse avait eu l’effet d’un électrochoc. Depuis cette guerre civile, nous avions combattu. Depuis la mort de ma femme, je m’étais battu pour vivre sans elle. Pour survivre. A l’évocation de ma vie, un flot de souvenirs m’envahit soudain inexorablement.
12.
Un souvenir de ma femme, Emily, me revint en mémoire. Lorsque je lui avais enfin demandé sa main, après les deux années que nous avions passé ensemble dans l’Alabama. Je l’avais emmené faire un tour de bateau sur un lac autour duquel se trouvait un camp, composé de petites cabanes en bois. Pour qu’elle accepte de venir avec moi sans qu’elle ne se doute de rien, je lui avais fait croire qu’il s’agissait d’un simple week-end, pour nous reposer et faire le plein d’air frais. Dès notre arrivée au lac, à quelques kilomètres de chez nous, j’avais loué une maison et un bateau pour organiser ma demande. C’était le matin, l’air était humide mais le soleil dardait ses rayons doucement. Un léger brouillard s’était levé sur le lac et la forêt autour de ce lac baignait dans cette même brume presque féérique. Tout était parfait.
— Si tu voulais me noyer, chéri, tu pouvais faire ça sur la rive, tu sais, pas besoin de venir jusque-là.
Le trait d’humour de ma femme me fit sourire et me fit presque perdre la cadence alors que je ramais vers le centre du lac. Je tournai la tête dans sa direction, elle qui était assise derrière moi, attendant de découvrir ce que je lui avais réservé. Sa robe blanche à pois rose, ses cheveux blonds ondulés et son sourire radieux me faisaient craquer.
— C’est vrai. Sauf si mon but est tout simplement de te faire couler au fond du lac. Tu sais, j’ai peut-être une chaîne et un boulet au fond de mes poches rien que pour toi.
Elle me regarda avec des yeux noirs perçants.
— Arrête, veux-tu ! Tu sais très bien que je ne suis pas une très bonne nageuse ! Je me noierais dans un verre d’eau, si on m’y plongeait !
Je m’arrêtai de ramer un instant et tournai vers elle mon visage et mon regard plein de tendresse.
— Tu as fait des progrès depuis nos dernières vacances en Californie. Tu as même réussi à nager sans avoir pied !
— Cela ne sert à rien, répliqua-t-elle, à la manière d’un enfant en colère. De toute façon, je pense que l’océan m’effraiera toujours, quoique je fasse. On ne sait jamais ce qui se cache sous la surface. Ça me terrifie.
Je mis quelques secondes, tandis que je m’étais remis à ramer, avant de trouver la réponse qui me semblait adéquat.
— Ecoute, chérie, dis-toi que l’océan, c’est un peu comme la vie, tu vois ? Si tu n’avances pas et que tu n’y vas pas la tête la première, jamais tu ne verras ce qui t’attend. Si ça se trouve, c’est effrayant, comme un requin, ou bien c’est magnifique, comme un banc de poissons-clowns. Ou alors c’est merveilleux, comme moi !
Elle rit aux éclats et me tapa l’épaule d’un geste tendre.
— Tu es bête, Sam ! Allez, rentrons avant que je ne tombe à l’eau devant ta beauté aveuglante.
— Pas si vite, chérie ! La balade n’est pas terminée !
— Où est-ce que tu m’emmènes alors ?
Comme je l’avais prévu, j’avais ramé jusqu’au milieu du lac avant de faire ma demande. Ce n’était pas très original, certes, mais cela faisait toujours son effet. Et comme je l’espérais, elle avait accepté. Ensuite, le mariage dans l’église de notre ville n’avait pas tardé et nous étions tous deux mari et femme désormais. Jusqu’à ce que la mort nous sépare. Et la mort nous avait séparé.
13.
Un « rappel aux citoyens de Rapture », expliquant que le fond de l’océan était notre maison, me ramena brusquement à la réalité. Décidément, l’ironie me suivait partout où j’allais. Grâce à Ryan, j’avais accepté de venir ici. Dans sa petite expérience sociale. Et maintenant, je n’avais plus de maison.
— Elle ne voulait pas venir, tu sais ? commençai-je.
— Qui ça ? demanda Alan.
— Ma femme. J’avais tout fait pour la convaincre de venir, d’accepter la proposition de cet enfoiré de Ryan. Et elle avait cédé. A cause de moi maintenant, elle gît dans une ville au fond de l’océan. Elle qui avait toujours détesté l’océan. A cause de moi, on n’a même pas réussi à fonder une famille.
Le choc que tous ces souvenirs causaient en moi me fit monter les larmes aux yeux. Alan se pencha au-dessus de moi, la main sur mon épaule, alors que je me frottais le visage avec les mains.
— Ce n’est pas ta faute, Sam. Personne ne pouvait prévoir les choses horribles qui allaient se passer ici.
— J’aurais dû me douter que rien n’allait se passer comme prévu. Nous avons troqué notre maison à la surface en plein air dans un coin magnifique, notre cocon, pour un appartement minuscule au fond de l’océan, dans l’obscurité permanente. Autrement dit, j’ai vendu nos âmes au diable.
Tandis que je m’apitoyais sur mon sort, Alan me regardait avec des yeux complaisants. Mais en même temps, il paraissait ailleurs. Il pensait à autre chose, j’en étais certain. C’est alors que me revint en tête son histoire d’amour avec Sarah. J’avais tellement été obnubilé par ma pénible quête de vérité que j’en avais presque oublié le compagnon de mes aventures.
— Si on allait retrouver Sarah ? lançai-je.
Il parut surpris par ma proposition.
— Sarah ? Non, je suis sûr qu’elle va bien. Elle est en bonne compagnie, il saura la protéger.
— Dans Rapture ? Personne ne sait vraiment se protéger jusqu’à ce qu’il ait un revolver dans la main et un chrosôme assoiffé d’Adam en face de lui. J’espère pour lui qu’il a au moins le revolver.
Alan semblait hésiter. Il se retourna d’un coup sec vers l’une des cellules et posa ses mains sur les hanches. Il planta son regard dans le sol avant de lever les yeux au ciel et de soupirer. Il se tourna vers moi.
— Très bien, admettons que je sache où elle est. Es-tu absolument certain que nous allons réussir à la sauver tous les deux ? À neutraliser tous ceux qui nous barreront la route ?
— Ce n’est pas ce que l’on a fait depuis le début ?
— Si mais on a eu de la chance sur ce coup, mais je te rappelle qu’on n’est pas à armes égales. On n'a aucun plasmide et peu d’armes. On était en terrain connu au zoo. Et les drones de sécurité n’ont jamais été aussi performants qu’on a bien voulu nous faire croire. Là, ça va être plus compliqué.
— Ce n’est pas toi qui essayais de me faire comprendre que nous allions devoir nous battre pour quitter cet endroit ?
— Mais je ne veux pas que l’on prenne de risques inutiles pour la sauver. Si ça se trouve, elle est peut-être déjà morte.
Lassé de cette conversation sur les risques que l’on prenait, je me levai et me mis à réfléchir. Finalement, je proposai quelque chose à Alan.
— Bon, dis-moi où elle est et je te dirai si c’est une bonne idée ou non. Avec un peu de chance, on trouvera peut-être une solution pour sortir d’ici en chemin.
Alan passa sa main derrière la nuque et la massa, indécis. Sa réflexion sur une question dont la réponse me paraissait on-ne-peut-plus clair le rendait perplexe. Puis, il me donna sa réponse, le regard plein d’assurance, comme s’il venait d’avoir une illumination.
— Elle est au Adonis Luxury Resort, elle devait y aller pour le week-end. Je suis sûr qu’elle doit encore y être.
Sans réfléchir un seul instant à l’idée que nous puissions y rester, je lui donnai ma réponse sans tarder.
— Alors, allons-y.
14.
Une fois revenu dans le métro, nous nous mîmes en route vers les Bains Adonis de Rapture, qui se trouvaient près du quartier résidentiel des Hauteurs d’Olympie. Pour cela, nous devions passer par le Centre d’accueil de Rapture. Pendant le trajet, nous posâmes la carte de Rapture sur l’un des sièges rouges rembourrés de la bathysphère et réfléchîmes à notre plan.
Heureusement, l’Adonis Luxury Resort avait été bien conservé et maintenu après la guerre civile et il semblait avoir été peu touché par la crise financière qui avait suivi. Ce centre avait beaucoup investi dans le domaine des thérapies plasmidiques et des Vita-chambres pour attirer les rapturiens après la guerre civile et l’attentat du Kashmir durant le réveillon du nouvel an. D’après Alan, Sarah et son fiancé s’étaient accordés un week-end à Adonis. Mais toutes les bonnes choses ont une fin.
— Bon, commença Alan, une fois qu’on a rejoint les Hauteurs d’Olympie, il faudra sûrement prendre un tramway pour rallier le resort, après quoi on devra rejoindre le grand hall et monter vers les étages supérieurs pour la retrouver.
— Tu connais bien le complexe ?
— Non, pas vraiment, mais Sarah, elle, oui. Elle y est déjà venue. Plusieurs fois même.
Une étrange pensée me traversa l’esprit.
— Comment une jeune fille, qui travaille au zoo de Rapture et un jeune homme, pêcheur au Trésor de Neptune, ont-ils fait pour s’offrir une place dans l’un des lieux les plus côtés de la ville ?
Ma question sembla troubler Alan, qui failli presque bégayer.
— Euh, eh bien, ce sont les parents de Sarah qui leur ont offert ces séjours. Ils sont dans les affaires à Rapture.
— Quel genre d’affaire ? me risquai-je à demander.
— Son père est banquier et sa mère gère une boutique, du côté de la Forteresse Folâtre.
Sa réponse ne m’avait convaincu qu’à moitié : il semblait cacher quelque chose à propos de Sarah et de ses parents. Après ce que l’on avait traversé, cela m’étonnait de sa part et ne me disait rien qui vaille. Je répondis par un simple hochement de tête et ne m’étendis pas plus que cela sur la question.
De toute manière, je n’en eus pas le temps, puisque nous arrivâmes promptement à la station de bathysphère du centre d’accueil de Rapture, pour ce qui devait être un simple arrêt avant de rejoindre les Hauteurs d’Olympie. Malheureusement, le maître des lieux en décida autrement.
Nous avions amorcé la remontée vers la station, la bathysphère remonta lentement, puis émergea hors de l’eau, qui s’écoula le long de la coque. Mais quelle ne fut pas notre surprise lorsque, derrière le mur d’eau qui se déversa rapidement devant la vitre, nous découvrîmes deux silhouettes armées de mitraillette.
Bien que nous restassions bouche-bée, nous comprîmes immédiatement que quelqu’un nous avait retrouvé. Au fur et à mesure que nos yeux s’habituaient à la lueur de l’endroit, nous découvrîmes plus précisément les silhouettes qui nous tenaient en joue. Les deux hommes, vêtus de manteaux et de chapeaux, se tenaient prêts, les mitraillettes bien en main, en attendant que nous sortions de la bathysphère. Alan, après avoir percuté, tenta en vain d’appuyer sur le levier de la bathysphère. Elle était bloquée ici.
— Qu’est-ce qu’on va faire ? me souffla Alan.
— Je crois qu’on n’a pas le choix, on va devoir sortir.
Un grésillement se fit entendre dans la radio à ondes courtes, accrochée à gauche de la porte de la bathysphère. Une voix puissante et autoritaire s’échappa de l’enceinte et résonna à l'intérieur de la bathysphère.
— Si j’étais vous, je suivrai ce conseil dans la seconde. Si vous pensiez pouvoir espionner Andrew Ryan et vous en sortir, tels des parasites, je crois que vous ne savez pas encore ce que cela fait d’être mon ennemi.