BioShock Beyond – Tome 1 : Une histoire des profondeurs
Chapitre 1 : Un scaphandrier oublié parmi les épaves
4974 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 23/08/2020 22:40
Partie I
1.
Assis sur l’un des bancs de Market Street, je contemplais l’océan dans toute sa splendeur, dans toute sa profondeur et sa complexité. Les poissons aux écailles d’argent se frayaient un chemin parmi les buildings, les baleines chantaient et frôlaient les vitres de très près, tandis que des bancs de tortue se promenaient en liberté, là-dehors.
La liberté. En cet instant, je songeai à cette liberté perdue, assis au fond des mers, tel un scaphandrier oublié parmi les épaves.
Au loin, de grands gratte-ciel bardés de motifs géométriques et de néons clinquants, reliés par d’imposants tunnels en verre, se dressaient depuis le sol rocheux et sablonneux. Baignés dans un halo de lumière bleuâtre, leur silhouette paraissait tout droit sortie d’un rêve… ou d’un cauchemar, à vrai dire, je ne savais plus trop. Cette ville avait tellement changé, mais je savais néanmoins une chose : elle n’aurait jamais dû exister. Pourtant, tout le monde savait ce qu'Andrew Ryan disait : « Ce n’est pas de bâtir Rapture au fond de l’océan qui était impossible. C’était de la bâtir ailleurs ». Sa propagande nocive assourdissait nos oreilles à longueur de journée.
Je fermai les yeux et prit une profonde inspiration. L’air était pollué par les fumées de cigarettes et les conversations insipides, dont je m’efforçais d’écouter le moindre son.
Qu’étais-je venu faire ici ? me demandai-je.
Alors que je me posai cette question, mes souvenirs me semblaient si lointains, inatteignables. Pourtant, tout ceci datait d’hier. J’étais arrivé à Rapture en 1950, après avoir reçu l’invitation de ce cher Ryan. Notre cher Ryan, aurais-dû je dire. Car en réalité, sous ses faux semblants, le vieux Ryan se prenait pour Dieu dans cette ville, alors qu’il bannissait lui-même toute religion. Evidemment, c’était lui qui l’avait construite.
Rapture n’était rien de plus qu’un rêve. Une ville bâtie au fond de l’océan, où tout le monde serait libre, « où les grands ne seraient plus humiliés par les petits. » Chacun était libre de fonder son entreprise, de travailler dans son propre intérêt pour servir l’intérêt commun, pour faire fonctionner la Grande Chaîne. Une ville libérée des gouvernements, des lois et de l’éthique.
Comme tout le monde, moi aussi, j’y avais cru, assez naïvement je dois l’admettre. J’avais cru aux satanées promesses de Ryan. Ma femme et moi avions fondé ici l’une des plus belles boutiques de la ville : un salon de photo. En décidant nous-mêmes des prix, c’est sûr que ça payait bien. Et avec l’arrivée des appareils photos génétiques, on avait pu arrondir nos fins de mois. Finalement, tout semblait nous sourire, le Photo Smiler fonctionnait à merveille.
Cependant, tandis que ce qui restait de moi errait encore dans cette satanée cité, ma femme n’était plus. Et je ne pouvais me le pardonner.
Après avoir longuement réfléchi à ma situation, je fus ramené à la réalité par une annonce publique, qui me fit presque sursauter. Un « rappel à tous les citoyens de Rapture ». On aurait dit un signe, le signe qu’il était temps que je file. Je me levai et décidai de marcher un peu, errant sans but. La musique de Johnny Mathis, Wonderful, wonderful, diffusée par les haut-parleurs, donnait le rythme de ma promenade. Market Street était l’un des quartiers les plus récents de Rapture, et cela se ressentait dans la finesse avec laquelle il avait été construit, dans ses murs et sols de marbre aux bords arrondis, dans ses fontaines et ses plantes vivaces et chatoyantes, dans ses baies vitrées aux panoramas à couper le souffle.
Lors de mon passage, certaines personnes se retournaient, s’avilissant en commérages. Malgré la grandeur de cette ville, nombreux étaient ceux qui savaient pour la disparition de ma femme. Mais chacun devait s’occuper de ses affaires, alors personne n’était venu à l’enterrement, aucun client n’était venu me réconforter.
Je jetai un coup d’oeil à ma montre, il était 22h17. A cette heure-ci, Market Street était pleine à craquer de badauds, de belles femmes engoncées dans des robes chamarrées, leur mari à la coup de cheveux impeccable tenant leur bras, en costume tout aussi irréprochable. Moi, dans mon débardeur blanc délavé et ma veste large, avec mes cheveux bruns en épis et ma barbe de trois jours, je faisais tache dans le paysage. Avec l'alcool, des rides et des cernes avaient fait leur apparition sur mon visage. Mais je m’en foutais. De toute façon, c’était ça la vie à Rapture, pas vrai ? Tout le monde se foutait de tout.
Puis, sur un coup de tête, après avoir marché le long des commerces aux enseignes étincelantes et être passé devant la Little Wonders Educational Facility, je pris la décision de me diriger vers le métro le plus proche. Je savais où je devais aller. Là où chaque journée depuis sa mort semblait me conduire : le zoo de Rapture. C’était là que son esprit se trouvait, pas en Arcadie, où je l’avais enterré. C’était dans ce zoo qu’elle avait perdu la vie.
2.
Arrivé à la station de métro, je pris un ticket et attendis patiemment l’arrivée de la prochaine bathysphère, qui devait arriver à 22h55 selon le tableau d’affichage. La station était presque vide, seule une femme assise en face de moi et un agent de maintenance se trouvaient là. Je profitai de ce moment de silence, après le vacarme que j’avais dû subir sur Market Street. D’ailleurs, j’avais la tête qui tournait. Je ne savais pas si c’étaient ces conversations incessantes ou les deux verres d’alcool que j’avais bu au Satyr Lounge qui avait provoqué cela, mais le fait est que je dusse rester bien droit adossé au mur pour ne pas tomber.
Alors que j’avais un peu la tête dans les nuages, je me mis à observer les deux personnes qui m’entouraient. La femme, une blonde aux yeux bleus, ressemblait vachement à Brigid Tennenbaum. Elle lisait un livre, assise sur son banc, ne prêtant pas attention à mon regard curieux. Je reconnus rapidement ce livre, grâce à sa couverture. Ce symbole, le papillon bleu, avait circulé dans Rapture depuis un bout de temps déjà, c’est comme cela que je compris qu’il s’agissait d’Unité et métamorphose de Sofia Lamb.
Lamb. Certains la voyaient déjà comme un nouveau messie venu nous délivrer de l’égo du tyran, d’autres la voyaient simplement comme une importante force d’opposition pour faire pression sur Ryan, le communisme contre l’objectivisme abject. D’autres encore, comme moi, trouvaient que tout cela ne valait pas un sou. Echanger un tyran contre un autre ne me paraissait pas une solution viable. Peu importe qu’elle ait voulu m’inviter dans sa… Famille, je n’y aurais pas mis les pieds pour tout l’or du monde.
Quant à l’ouvrier, il avait été engagé pour, semble-t-il, réparer l’enseigne du métro, dont l’une des lumières clignotaient. Je le voyais, tâtonnant, ne trouvant pas le moyen d’arriver à ces fins. Il avait changé l’ampoule, mais manifestement, pas moyen de la faire fonctionner. Alors, après avoir jeté deux regards par-dessus ses épaules, il tendit la main vers l’ampoule vissée sur l’enseigne. D’un coup, un arc électrique furtif jaillit de ses mains, ne durant qu'un dixième de seconde et la lumière fut. Il descendit de l’échelle comme si de rien n’était.
Un soupir m’échappa, ce que ne manqua pas de remarquer la femme d’un regard accusateur. Je détestais les plasmides, depuis le jour où cette abomination avait été découverte. Depuis ce jour, Fontaine et Ryan avait trouvé le moyen de rendre toute cette jolie petite invention lucrative et tout le monde était devenu accro. Tout le monde, sauf moi. Cette découverte n’était pas un don de Dieu, c’était un don du Diable.
En plus de cela, des rumeurs circulaient sur ces plasmides et sur leurs possibles effets secondaires. J’avais même entendu dire que ces saloperies faisaient voir des fantômes. Des putains de fantômes ! On avait tout vu à Rapture. Et même si je dois admettre que l’idée m’avait traversé l’esprit, la dernière chose dont j’avais envie était de revoir ma femme comme un fantôme, un être transparent, intangible, tel un souvenir éthéré. Il n’était pas question que je cède à toutes ces campagnes marketing.
Mes pensées m’avaient une fois de plus emporté, et je remarquai à peine l’arrivée de ma bathysphère. Une personne se trouvait déjà à bord, un vieil homme affublé d’une grande barbe hirsute. Une fois à l’intérieur, il activa le levier, et la bathysphère s’enfonça dans les eaux glacées d’Atlantique Nord pour se diriger vers le zoo.
La bathysphère n’avait rien d’un moyen de transport de tout repos, c’était assez effrayant en réalité. A vrai dire, je trouvais l’Atlantic Express beaucoup plus rassurant et conventionnel. Mais il ne reliait que les plus vieux quartiers de la ville désormais. On disait même que Prentice Mill, son inventeur, était au bord de la faillite. Pauvre Prentice, dépassé par la concurrence. C’est dans ces moments-là que la ville dévoilait sa face la plus sombre.
Durant le trajet, le vieil homme semblait me jeter quelques regards subtils. Je pense qu’il devait se demander ce que je faisais ici, comme nous tous. Ce dernier sortit de la bathysphère à la station suivante, me laissant seul en direction du zoo. Une fois arrivé à destination, la porte s’ouvrit et je pris une grande bouffée d’air frais. Je pouvais presque sentir les odeurs d’excréments d’animaux, de paille et de terre.
3.
Je traversai la station de bathysphère d’un pas rapide pour finalement me retrouver devant l’entrée du zoo. Sa grille imposante sur laquelle se mêlaient lions et éléphants de fer entremêlés, semblait me prendre de haut et ne me disait rien qu’y vaille. Un zoo devait être un lieu d’étude, de contemplation, voire même de divertissement, mais ce lieu à peine éclairé me foutait seulement les chocottes et je supposai que cela devait être pareil à l’intérieur. Un peu plus loin se trouvaient les guichets et les tourniquets. Au-dessus de l’entrée, accroché à l’arche, un panneau ZOO pendait par une seule chaîne. Cet endroit ne faisait plus bon vivre, semblait-il et l’entretien laissait à désirer.
Dans le guichet circulaire à la vitre à moitié brisée, un seul homme m’attendait. C’était un jeune homme aux cheveux bruns en pagaille, avec une moustache juvénile, vêtu d’un costume d’employé composé d’un gilet rouge et d’une chemise blanche striée de plis. Une vulgaire casquette mal enfilée trônait sur son crâne. Assis sur un chaise en bois, les jambes en l’air, posées sur son bureau, il lisait un journal posé sur ses cuisses, sans prêter attention à rien.
Alors que je m’approchais de lui, il prononça sa réplique d’une voix monotone sans même me regarder.
— Le célèbre zoo de Rapture vous accueille de 10h à 23h45. Le billet d’entrée est à 5 $ seulement, alors profitez-en.
Étonné, je le regardai fixement en plissant les yeux, pivotant la tête pour essayer de comprendre : avais-je affaire à l’une de ces poupées de cire que l’on pouvait trouver dans l’attraction Voyage à la surface au Parc d’agrément Ryan ?
Après plusieurs secondes, il remarqua mon désarroi, leva les yeux vers moi et enleva les pieds de son bureau à la hâte.
— Pendant un instant, j’ai cru que vous n’étiez pas réel, lui fis-je remarquer.
— Désolé, m’sieur, c’est juste qu’en ce moment, le zoo est assez vide. Et avec la nouvelle année 1959 qui se prépare, je vous avouerais en toute franchise que je sais même pas ce que je fous ici.
Pauvre gosse ! Son employeur devait être au Kashmir, à profiter de ses dernières recettes, tandis que ce gamin était payé à surveiller un zoo qui n’était plus que l’ombre de lui-même. D’après son badge, il s’appelait Alan.
— C’est pas grave, donnez-moi juste un billet, je vais pas rester très longtemps de toute façon.
Je sortis les 5 $ de ma poche et les posai sur le comptoir. Je me rendis alors compte que cette fois, c’était le jeune homme qui m’observait.
— Vous êtes déjà venu ici, pas vrai ?
— A vrai dire, non. C’est bien la première fois. Et je pense bien que ce sera la dernière.
Je pensais alors que venir ici m’aiderait à comprendre pour finalement oublier et faire mon deuil. J’avais depuis bien trop longtemps noyé mon chagrin au fond d’une bouteille. J’avais écumé tous les bars de cette foutue ville. Et je m’étais rendu compte que je n’étais pas le seul dans ce cas. Tous les soirs, au Sinclair Spirits, j’avais l’habitude de croiser un certain Booker Dewitt. Ce pauvre détective était en bien piteux état, tout comme moi. Cette ville ne semblait faire du bien à personne, décidément.
Alan, assis au fond de sa chaise, semblait cependant perplexe quant à mon identité, mais prit tout de même l’argent et chercha un billet parmi le bazar qu’il avait là-dedans. Mais lorsqu’il se releva, son expression était toute autre. On aurait dit qu’il venait d’avoir une illumination.
— Oh ! Attendez une petite minute, vous êtes Sam Arbuckle, n’est-ce pas ?
— Oui, tout à fait.
Son expression changea à nouveau du tout au tout et il se mit à me dévisager, ses mains tremblaient et sa bouche ne semblait pouvoir émettre plus aucun son, jusqu’à ce qu’il réussisse finalement à articuler.
— Monsieur, je suis... je suis terriblement navré. Je ne savais pas que c’était vous !
— Calmez-vous, jeune homme, il n’y a aucun problème. Je veux juste un billet
Alan observa alors le ticket qu’il tenait toujours dans la main droite, puis me regarda à nouveau. Il rouvrit finalement sa caisse et en sortit les 5 $ que je lui avais donné. Il tendit vers moi l’argent et le ticket.
— Je ne peux pas accepter le moindre centime de votre part, Monsieur. Vous pouvez…
— Attendez, jeune homme, je vous ai dit qu’il n’y avait pas de souci. Prenez mon argent, je vous prie.
— Non, monsieur, je ne peux pas.
En soupirant et à contre-cœur, je repris mes deniers et récupérai mon billet d’entrée.
— Votre patron va faire grise-mine s’il apprend ça, lui fis-je observer.
— C’est pour ça qu’il ne le saura pas monsieur.
Après lui avoir adressé un signe de tête pour le remercier, j’insérai mon ticket dans le tourniquet et avançai. Ce dernier émit un petit cliquetis. Je m’apprêtais à continuer ma route quand j’entendis l’employé m’appeler. Je me retournai vers lui.
— Toutes mes condoléances pour votre femme. Je suis sincèrement navré.
Je le remerciai à nouveau, touché par ses paroles et pénétrai dans le zoo.
4.
Cet endroit avait clairement perdu de sa superbe. De l’eau suintait depuis le plafond et dégoulinait le long des colonnes art déco imposantes à chaque coin du zoo. Tous les pavillons du zoo semblaient plongés dans la pénombre. Au-dessus de chaque pavillon, un blason orné d’un R complétait une arche finement travaillée. A gauche, on trouvait une grande baie vitrée donnant sur l’océan, l’une de seules sources de lumière.
Au milieu du zoo se trouvait un enclos en contrebas fermé par des grilles. Une plaque mentionnait qu’il s’agissait de l’enclos des cerfs. En y regardant de plus près, il y avait bien un cerf endormi. Mais alors que je me rapprochais, je remarquai les mouches virevoltant au-dessus de ses bois. Il était mort depuis quelques temps, son corps était à peine en décomposition. Cette vision me flanqua un haut-le-cœur, que j’eus du mal à contenir.
Le pavillon de droite était le seul à peu près éclairé. D’après l’environnement qui le constituait, je gageai qu’il devait s’agir d’un animal d’une région désertique. La plaque me donna raison : il s’agissait de celui du coyote. J’observais longuement cet enclos, rempli d’herbes sèches et de virevoltants, mais aucun signe de vie.
En continuant ma route, après avoir dépassé les pavillons des reptiles pratiquement inondé et le grand pavillon des éléphants, dont l’apparence squelettique donnait la nausée, je tombai enfin sur ce que je cherchais. Le pavillon des félins. C’était là qu’ils l’avaient jeté, pour qu’elle finisse dans le ventre de ces bêtes. Pour que toute trace de son passage soit effacée pour de bon. Mais tel ne fut pas le cas : des employés du zoo avait découvert des lambeaux de chairs et le corps presque entièrement mutilé de ma femme. Son visage n’avait pas trop été touché et j’avais pu la reconnaître. Son corps à la morgue du Twilight Fields Funeral Homes, son corps mutilé, rongé jusqu’à l’os. Cette vision me hanterait à jamais, quoique je fasse.
Éprouvé par ces visions cauchemardesques, je dus m’asseoir sur l’un des bancs en bois pour ne pas m’évanouir. Le pavillon qui se trouvait devant moi était éclairé par une lumière chaude, décoré dans un thème africain. Un lion famélique se trouvait sur l’un des faux rochers de l’enclos, léthargique. Chacune de ses respirations semblait être une épreuve. Son ventre se gonflait et se dégonflait, laissant apparaître ses côtes.
C’était sans aucun doute cette bête qui avait fait cela. C’est cette bête qui avait tué ma chère Emily. Alors que je pensais vouloir sa mort avant de venir ici, ce ne fut pas le cas. En réalité, je ne voulais pas la mort de cet animal mais celle des responsables, ceux qui avaient l’avaient jeté en pâture au lion le soir du 20 décembre 1956.
Je me souvenais parfaitement de cette nuit : vers 22h, elle était sortie de notre appartement, habillée d’une veste en laine, ses cheveux blonds bouclés parfaitement coiffés, pour se rendre à la résidence d’Anna Culppeper, aux Suites Mercure. Elles étaient devenues amies, pratiquement depuis le moment où elles s’étaient rencontrées, en 1952, lors d’une soirée à la Forteresse Folâtre. Emily l’adorait, surtout pour son côté rebelle et ses opinions fortes envers Ryan.
Bien-sûr je m’étais inquiété, mais elle avait l’habitude de rester longtemps chez elle. Alors, je m’étais endormi. Mais le matin, la police m’informa de la nouvelle : son corps avait été retrouvé mutilé dans le zoo de Rapture, et on avait besoin de moi pour l’identifier. Quelle horreur c’était ! On aurait dit un cauchemar : la police avait beau me poser des questions, j’avais le regard vide, je ne ressentais plus rien.
Le chef de la sécurité, Sullivan, n’avait pas cherché plus loin et avait conclu à un règlement de comptes qui aurait mal tourné. D’après lui, c’était forcément un coup des gars de Fontaine. Ce nom était sur toutes les lèvres : en plus d’avoir commercialisé les plasmides, il avait ouvert des orphelinats un peu partout dans la ville. Mais beaucoup de ses affaires n’étaient pas très légales et ma pauvre Emily se serait retrouvé au mauvais endroit au mauvais moment.
Même si cette explication paraissait satisfaisante, de nombreux éléments manquaient : qu’avait-elle vu pour mourir dans de telles conditions ? Est-ce qu’il y avait le moindre témoin ?
Toujours en pleine introspection devant le pavillon des félins, Alan vint me voir, l'air gêné.
— Monsieur, désolé de vous déranger, mais il est 23h45 et je vais devoir fermer. Il n’y a plus aucun employé à part moi à cette heure-ci.
Sa remarque provoqua en moi un élan d’espoir.
— En parlant d’employé, Alan, est-ce que vous savez qui travaillait le soir du 20 décembre 1956 ?
Sa surprise ne se fit pas attendre.
— Vous voulez parler du soir où…
— Tout à fait.
Je tournai la tête vers lui et le découvrit en pleine réflexion, caressant son crâne avec la main. De près, je pouvais voir sa peau grasse luire face à la lumière de l’enclos.
— Eh bien, je crois bien que c’était Gary. Mais malheureusement, il ne pourra rien pour vous. Les personnes qui ont amené votre femme sont arrivés à 00h10, soit 25 minutes après la fermeture. Ils se sont introduits par effraction, je le crains.
Minuit dix. Qu’avait-elle bien pu faire pendant tout ce temps, entre le moment où elle était partie et le moment où elle s’était retrouvée ici ?
— Etes-vous sûr que ce Gary ne sait rien ? m’enquis-je.
— A peu près sûr, oui. C’est lui qui m’a parlé de ce qui s’était passé. Il m’a juste dit avoir croisé la sécurité le lendemain matin, qu’on lui avait posé des questions, mais qu’il ne savait rien de plus.
Evidemment, Gary ne sait rien. Ça commence à faire beaucoup…, dis-je à part moi.
— Très bien, je comprends. Merci, Alan.
Son visage sincère s’illumina.
— Dites-moi, j’avais simplement une autre question qui me trottait dans la tête, commençai-je.
— Allez-y. Tout ce que vous voudrez.
— Pourquoi travaillez-vous dans cet endroit horrible ? Vous pourriez… je sais pas moi, travailler au Rapture Tribune ? Vous avez l’air d’aimer lire les journaux.
Il baissa les yeux et sourit, puis me regarda à nouveau.
— Vous savez, lire les journaux et écrire les articles sont deux choses très différentes. C’est vrai que j’avais essayé de postuler mais on m’avait refusé le poste et on l’avait donné à quelqu’un d’autre. Stanley Poole, il s’appelait. Je crois qu’il travaille encore là-bas, d'ailleurs.
— Mais il y a plein d’autre endroits mieux que cette ruine pour travailler, vous ne croyez pas ? Pourquoi ne pas travailler à l’Allée des Sirènes par exemple ?
Alan laissa échapper un rire.
— Je ne sais pas lequel d’entre nous ne sort pas assez, mais l’Allée des Sirènes, ce n’est plus ce que c’était dans le temps. Croyez-moi, c’est devenu un repaire de taré. Mais pour répondre à votre question, je crois que je ne sais pas moi-même. Au début, j’avais pris ce job parce que… pour tout vous avouer, il y avait cette fille qui travaillait là, Sarah. Ce job c’était enfin ma chance de pouvoir la séduire. Mais elle a rencontré quelqu’un, un pêcheur qui travaillait à Port-Neptune dans les Pêcheries Fontaine et elle est partie. Moi, je suis resté un peu par dépit. Je suis payé pour ce boulot, alors ça me va.
Je le regardai avec tendresse. Ce gamin était vraiment sympathique.
— Alors, vous allez être tout seul pour le réveillon ? lui demandai-je.
Il me regarda de la tête aux pieds, comme pour m’examiner.
— Vous aussi, on dirait.
Je fus mouché par sa réponse et ne pus m’empêcher de rire.
— Que diriez-vous d’aller au bar avec moi ce soir ? Au Fat Cat Lounge par exemple ? Le barman est un ami.
Il regarda d’abord sa montre, puis m’adressa un large sourire, laissant découvrir des dents impeccables.
— Ça me va ! déclara-t-il avec enthousiasme.
— Alors, c’est entendu ! répliquai-je, amusé.
Je me levai et me dirigeai vers la sortie avec lui. Nous arrivâmes devant le guichet, dans lequel Alan devait récupérer quelques affaires.
C’est alors qu’un bruit sourd se fit entendre, le bâtiment se mit à trembler. On aurait dit… une bombe. Mais ça ne pouvait pas être cela. Que se passait-il à Rapture, pour l’amour du ciel ?