Avant qu'Henry ne revienne
1960 - 1963
Joey haïssait Bendy de toutes ses tripes.
Ça n'avait pas toujours été le cas, bien sûr, même s'il ne lui avait jamais porté d'affection particulière. Il n'était pas comme ces créateurs trop sensibles qui aimaient leurs personnages comme leurs propres enfants. Non, lui avait tout de suite vu le potentiel dans son idée et il avait tout fait pour la rendre productive. Il avait monté le Studio, cherché à s'attacher les meilleurs artistes et surfé sur toutes les tendances pour rendre Bendy aussi célèbre qu'il voulait l'être. Pendant un temps, ça avait marché et Joey s'était enhardi. Il fallait d'autres compagnons à Bendy, faire plus de bandes-dessinées, plus de produits dérivés, voir plus loin, encore et encore.
Joey avait toujours été un visionnaire, il le savait. Alors quand il eut l'idée de rendre Bendy réel, il ne l'avait pas rejetée pas immédiatement comme l'aurait fait n'importe qui. C'était fou, oui, ça avait l'air impossible... Mais c'était génial. Qu'il y parvienne et c'était la réussite assurée : on n'oublierait jamais son nom. Il deviendrait quelqu'un, comme il le méritait. Il comprit qu'il tenait vraiment quelque chose, quelque chose de plus grand que tout ce à quoi il avait rêvé jusqu'à présent et il s'acharna pour la réaliser. Ce fut difficile, il dut faire des choses devant lesquelles le commun des mortels aurait reculé, mais il parvient à trouver un moyen. Évidement.
Et évidemment, c'est Bendy qu'il a demandé lors du premier essai de la toute nouvelle machine à encre que Connors avait fabriquée pour lui. Il n'avait aucun doute en faisant signe au mécanicien de la mettre en route : son idée était parfaite et la machine, exactement comme il l'avait rêvé. Il pensait déjà au communiqué de presse qu'il écrirait pour présenter Bendy au monde en écoutant les bruits mouillés qui montaient des tuyaux noirs, persuadé qu'il touchait au but... Mais la chose noire et tordue qui dégoulina sans grâce sur le plateau arrondi de la machine ressemblait plus à un cauchemar d'enfant qu'à un petit démon rond. La déception fut écrasante. Cela dut se voir, car Thomas, habituellement si peu loquace, se sentit obligé d'excuser son équipe mais surtout sa machine, promettant réglages et autres essais. Joey acquiesça, bien sûr. Et ils recommencèrent. Mais ils eurent beau remettre "ça" dans la machine plusieurs fois, "ça" restait une terrifiante caricature de Bendy. Et à chaque échec, Joey détestait "ça" un peu plus. C'est lui qui arrêta les essais après plusieurs heures, tellement à vif qu'il se laissa aller à passer sa colère sur Thomas, lui ordonnant finalement d'enfermer "ça" loin de lui. Il lui fallu quelques jours pour réussir à rebondir, mais il était décidé à oublier ce petit incident de parcours et à avancer. Il allait essayer encore, oui. Mais plus avec Bendy.
Mais malgré sa détermination, il ne pouvait plus voir un dessin de Bendy sans y superposer l'image du sourire menaçant de "ça". Il avait beau se raisonner, le malaise ne le quittait pas. Il se mit à éviter son personnage, au point de se concentrer uniquement sur les autres. À raison, semblait-il puisqu'il y eut d'autres échecs mais pas aussi cuisants. Il était persuadé qu'il y arriverait. Il fallait juste trouver ce qui manquait à ces corps d'encre pour coller au modèle. Ce ne devait pas être grand-chose, n'est-ce pas ?
Il n'avait pas oublié "ça", mais s'empêchait d'y penser. C'était comme s'il avait une petite boîte bien fermée dans un coin de la tête. Il arrivait à vivre avec et parvenait à l'ignorer la plupart du temps, mais il y avait des moments où il ne pouvait en détourner les yeux, paralysé par l'angoisse comme un animal prit dans les phares d'une voiture.
Et puis le Studio a fait faillite et que Joey s'est progressivement retrouvé seul à continuer. Amer d'avoir perdu son entreprise et d'avoir été traîné dans la boue, mais déterminé à y arriver malgré tout. Il ne vivait plus que pour ça, à présent. La perspective de baisser les bras et de vivre une vie morne en attendant que Caym lui prenne son âme était beaucoup plus atroce que tout ce qu'il était amené à faire dans le décor sépia du Faux Studio. Les choses ne se passaient pas si mal, il progressait lentement, mais il progressait... Jusqu'au jour où il se retrouva nez à nez avec "ça". C'était encore plus dégénéré que dans ses souvenirs et surtout, "ça" semblait animé d'une sorte de conscience. Joey y superposa immédiatement les images des rares fois où Caym s'était incarné, et la terreur le figea devant sa table d'opération. Un démon de l'encre. Ça ne pouvait être que ça, une manifestation de Caym ou Caym lui-même, peut-être ? Pourtant, le démon ne prenait corps que très difficilement, mais Joey avait trop peur pour réfléchir clairement, ou même pour chercher à communiquer avec la chose hideuse qu'il avait en face de lui. Il abandonna le Boris sur lequel il travaillait les côtes écartées et traversa le premier étage aussi vite que son âge lui permettait.
Plus tard, et en sécurité, il comprit que ce n'était que la pitoyable première esquisse qu'il avait fait de son personnage-phare. Mais le dégoût et la peur l'avaient trop profondément marqué pour qu'il arrive à apprécier cet échec douloureux, même lorsqu'il se révéla assez utile pour traquer les donneurs qui s'échappaient et les remettre dans la Machine.
Quelques années plus tard, l'angoisse devenue quotidienne et l'âge l'auront tellement abîmé qu'il en viendra à confondre les deux démons dans son esprit. Une erreur qui aurait pu rester sans conséquences, si Joey n'avait pas désespérément eu besoin de sauver son âme, et s'il n'avait pas mêlé un ancien ami à son cauchemar...