Oleum et Operam
5.
La lumière pourpre d’un coucher de soleil spectaculaire inonde la ville et tire de longues ombres violines sur le revêtement inégal quand Jim Gordon pousse la porte métallique de l’escalier qui mène au toit du commissariat.
Il s’avance sur la terrasse de béton raviné, dépasse la carcasse sombre et inerte du Batsignal, s’immobilise une main sur la rambarde et contemple la ville, silencieux et pensif. Dick attend une poignée de secondes avant de quitter son perchoir et de venir se poster à ses côtés.
« Pas mal, le rendez-vous donné par un texto anonyme envoyé depuis un téléphone qui n’existe pas. Mais vous risquiez que je ne vienne pas », fait remarquer le commissaire en remontant ses lunettes sur son nez. Dick ne répond pas et il soupire. « Alors, qu’est-ce qui me vaut cette convocation plutôt qu’une effraction dans mon bureau ? »
Dick lui tend une clé usb, qu’il empoche sans mot dire.
« Elle contient toutes nos informations sur la drogue TX3 et la situation actuelle », explique Dick avec la voix graveleuse de Batman. En quelques mots il résume le problème et ses enjeux, répond aux questions aussi judicieuses que précises que le commissaire soulève…
« Comment allez-vous différentier la TX3 d’autres drogues ? Si j’en crois les rapports du cas Wright, elle ressemble beaucoup à de l’héroïne, vous aurez besoin d’un moyen rapide de faire la différence.
- Nous l’avons. Un condensé chimique simple qui reste inerte en présence d’héroïne ou d’autres drogues, mais qu’un des composants de la TX3 active et fait tourner au rouge.
- En aurez-vous assez pour nous en faire passer ? Il faut que nous puissions tester et identifier la drogue saisie dans les quartiers à risque. »
La question est bonne, mais le condensé est difficile à distiller en grande quantité, surtout avec le temps limité dont ils disposent ; s’ils veulent en avoir assez, ils ne pourront en confier que peu aux forces de l’ordre…
« Vous devrez ne mettre que les hommes en lesquels vous avez le plus confiance dans la confidence, il suffirait d’une fuite pour réduire nos efforts à néant... » répond finalement Dick. Il n’a pas besoin d’ajouter que les policiers devront être extrèmement discrets.Gordon est un homme fin et les implications ne peuvent lui échapper. Il suffit qu’un seul des agents laisse échapper une remarque à portée d’oreille de la mauvaise personne et toute l’opération tombera à l’eau. « C’est une situation explosive.
- Ne le sont-elles pas toutes quand elles me valent votre visite ? »
Le commissaire était déjà presque hors de la force de l’âge quand Dick n’était qu’un gamin en slip vert, et à présent le temps passé se lit clairement sur son visage, dans les rides de ses mains.
Gotham est une maîtresse cruelle et exigeante. Généreuse parfois aussi, mais le prix qu’elle demande n’est jamais bénin. Le commissaire Gordon a vu se succéder six maires, cinq Robins, et à présent deux Batman. La relation que Dick a avec lui est différente de celle de Bruce – comment pourrait-il en être autrement ? - mais la réponse n’en reste pas moins la même.
« Ce n’est pas faux », convient Dick avec un sourire dans la voix. « Je peux compter sur vous ?
- Étrangement, l’idée de mafiosos télépathes dans les rues de ma ville ne me plaît pas plus qu’à vous.
- Dans ce cas je vous tiendrai au courant. »
Gordon détourne le regard de Dick pour le poser sur leur ville, une fraction de seconde, suit des yeux la silhouette floue d’une femme chargée d’un enfant qui traverse la rue assombrie, trente étages plus bas. Bruce aurait mis cette fraction de seconde à profit pour disparaître. Quand à Dick…
« Commissaire Gordon, une dernière chose.
- Oui ?
- J’ai… des nouvelles d’un ami commun.
- Un ami commun.
- Dont les rumeurs de la disparition ont été grandement exagérées. »
Il faut un instant à Gordon pour saisir à qui Dick fait allusion et il se raidit soudain, fixe le jeune homme d’un regard inquisiteur et perçant derrière la monture de ses épaisses lunettes.
« Tient donc », dit-il simplement, lui qui a su au premier regard, la première fois, que Dick n’était pas son Batman.
« Il pensait que l’information vous intéresserait.
- En effet. C’est… prévenant de sa part. »
C’est le moins qu’on puisse dire et surprenant aussi, mais après tout, comme Lucius, Gordon est un allié de la première heure. Le seul que Bruce ait eu même, pendant longtemps, avant Dick, avant Robin, avant leur famille dysfonctionnelle ; quand il était seul face à l’obscurité de Gotham.
Il n’y a aucune certitude, il n’a jamais rien dit ni dans un sens ni dans l’autre, mais Gordon sait, songe Dick. Depuis longtemps probablement, c’est un fichu bon flic. Bruce a failli lui révéler son identité, une fois, et il a refusé de savoir sans la moindre hésitation. Il est commissaire de police et s’il avait la moindre certitude, il serait obligé d’agir…
Mais cela n’empêche pas les suppositions et Dick est certain que le père de Babs a remonté la piste, qu’il a déduit par lui-même. Il refuse probablement d’y réfléchir, ou de traiter l’information comme autre chose qu’une supposition sans preuves dont il ne fera jamais rien. Mais au final, s’il fallait parier, il serait prêt à miser son argent sur le fait que Jim Gordon a une idée très précise de l’identité de Batman, et cela signifie que par déduction, comme des dominos, il sait pour eux tous, l’entièreté du clan.
Et s’il fallait parier, il jurerait aussi que Gordon ne dira jamais rien, ne fera jamais rien pour confirmer ses suspicions, et qu’il emportera son secret dans la tombe.
« Merci », dit Gordon. « J'attends de vos nouvelles. »
Et sans rien ajouter de plus, il fait demi-tour vers l’escalier, laissant sur le toit la silhouette de Dick se noyer dans les ombres.
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Après un long brainstorming sur la meilleure stratégie à adopter, Bruce, Dick et Tim sont parvenus à s’accorder sur un plan qui, s’il est loin d’être parfait ou infaillible, reste malgré tout leur meilleure chance. C’est une opération d’envergure comme ils ont rarement l’occasion d’en monter à Gotham, qui va impliquer à peu près tous les agents de la communauté des justiciers disponibles sur la ville. La situation est trop complexe pour qu’ils puissent se permettre la moindre erreur de coordination.
Même après tout ce temps, Dick reste parfois surpris du nombre d’alliés qu’ils ont : Batgirl, Renée Montoya sous le masque de The Question, Batwoman, Oracle et son équipe, Huntress, Catwoman, qui si elle n’est pas strictement parlant du bon côté de la loi n’en donne pas moins un coup de main occasionnel quand la cause lui parait valable, tous les informateurs qui, même s’ils ne savent pas exactement de quoi il retourne, ouvriront l’œil pour eux, les forces de police… C’est confondant, d’une certaine manière.
Ils ont longuement hésité à mettre Jason au courant de l’opération qui se prépare, avant de décider qu’il valait mieux le prévenir, plutôt qu’il ne la découvre par lui-même et vienne jouer le chien dans un jeu de quille, chose qu’il fait généralement avec autant de d’enthousiasme que de violence. Il reste un élève de Bruce après tout : espérer que la mobilisation soudaine de tant de ressources n’attire pas son attention tiendrait de la naïveté - de la stupidité - la plus terminale. Et puis il a un réseau différent des leurs, des contacts dans le milieu des rats de caniveau, des déshérités et des sans-abris de Gotham que même Oracle ne peut égaler...
Mais évidemment, prévenir Jason signifie lui laisser savoir que Bruce est vivant.
Avec un soupire, Dick repousse les cartes de la ville étendues devant lui et se détourne vers Tim et Damian, côte à côte dans la lumière blafarde du laboratoire du Bunker, têtes brunes penchées dans un bel ensemble sur les mêmes réactions chimiques. Pour une fois ils ont mis leur inimité de côté et même si les regards que jette la graine de démon à son aîné sont occasionnellement défiants, ils se tiennent sages et ne se sont même pas insultés depuis plus d’une heure, ce que Dick aurait cru impossible il n’y a encore pas si longtemps.
Ha, le doux silence du progrès…
« Ce sera prêt à temps ?
- T’inquiètes, Grayson », réplique Damian avec sa morgue habituelle, une pipette de liquide révélateur à la main. « Drake compense ses nombreux autres manquements par son efficacité dans le travail à la chaîne, il se sent dans son élément. »
Autant pour le progrès.
Dick roule des yeux et, laissant les Robins à leur pensum laborantin, tente de se concentrer sur la planification des itinéraires que les différentes équipes suivront le soir même. Mais l’effort est vain et à la place, il doit se retenir pour la cinquième fois en autant de minutes d'allumer son communicateur sur la fréquence de celui de Bruce.
Vu l’heure, et même en comptant quelques minutes de battement dans un sens ou dans l’autre, il doit être arrivé au repère de Jason, sur l’île centrale...
Le risque existe que le second Robin réagisse à la visite surprise par la violence et Bruce n’est incontestablement pas au sommet de sa forme physique, mais ce n’est malheureusement pas une justification satisfaisante pour écouter la conversation qu’ils vont avoir.
Ou du moins c’est ce dont il essaie de se convaincre, avec pour l’instant un succès plus que douteux.
Le pire, c’est qu’en temps normal il n’hésiterait pas un instant avant de surveiller la conversation... L’espionnage par caméra, micro ou tout autre mouchard interposé est comme qui dirait une tradition de famille élevée au rang d’art, et ni Jason ni Bruce ne seraient un instant surpris ou encore moins offensés de savoir que Dick a gardé une oreille sur leur discussion, aussi privée et potentiellement douloureuse soit-elle.
Non, le vrai problème c’est que Dick ressente le besoin d’écouter, de savoir où est Bruce, ce qu’il fait. Il est distrait à l’idée que ce dernier soit sur le terrain alors qu’il n’est pas physiquement au niveau, et peu importe que ce soit simplement pour de la récolte d’informations, sous le costume hideux de Matches Malone. Le problème c’est que maintenant qu’il est de nouveau vivant et là, en plus de la joie et du soulagement, il y a une boule permanente au creux du ventre de Dick, une inquiétude illogique, alors que pendant quinze ans il a sans ciller regardé Bruce se mettre en danger avec un désintérêt presque total de sa propre sécurité.
C’est irrationnel, émotionnel, et Dick n’arrive pas compartimenter, à fonctionner comme il devrait, ce qu’il ne peut vraiment, vraiment pas se permettre quand la réussite de l’opération repose en partie sur sa capacité à se concentrer, à garder la tête froide et à gérer les inévitables problèmes qui vont surgir. S’inquiéter pour Bruce n’a jamais mené à rien : il est capable de prendre soin de lui-même et il fait confiance à Dick pour gérer le reste. La Mission passe avant tout et elle le fera toujours.
Dick le sait, mais cette fois-ci il semblerait bien qu’il soit incapable de faire abstraction de son inquiétude.
Il n’aime pas l’idée de savoir Bruce dehors si tôt, (quel concept ridicule, aimer ; comme si cela avait le moindre poids, comme si cela changeait quelque chose à ses devoirs, à ce qu’il peut ou ne peut pas demander). Encore heureux que ce soit sous le costume de Matches, et non sous l’armure. Matches est peut être une crapule, mais une crapule dans le sens (im)moral du terme, dont les spécialités sont le bagou et l’échange d’informations, pas la violence. C’est un alias utile, rodé, solidement ancré dans la communauté mafieuse de Gotham, et cela constitue une certaine forme de protection, une garantie autant que faire se peut. Dans ces circonstances, Bruce est aussi en sécurité que possible sous cette identité particulière.
Lorsqu’il a disparu, puis qu’il a été déclaré mort, Dick a progressivement mis en pause tous les faux noms qui constituaient son répertoire : voyages hors de Gotham, affaires à traiter ailleurs... il existe mille moyens de retirer des identités de la scène sans pour autant les brûler, et parmi les fausses identités les plus consistantes de Bruce, Matches est l’une de celles qu’il a été le plus facile de retirer de la circulation. Un coup de fil à un contact, un murmure tombé dans les bonnes oreilles, et il a été de notoriété presque publique dans les bas-fonds qu’il fréquentait habituellement que Matches n’était pas en ville pour un bout de temps, sans que personne ne sache vraiment quelle rumeur justifiant son absence était la plus probable : qu’il s’était fait un ennemi de la mauvaise personne et qu’il avait préféré prendre un peu l’air, que le coup du siècle lui avait permis de se retirer, qu’il avait transféré son affaire sur l’Europe pour telle ou telle raison...
De même, le réactiver n’a pas été beaucoup plus compliqué et après avoir vu Jason - la main de Dick s’interrompt pour la sixième fois sur son communicateur -, Bruce a rendez-vous dans un bar miteux avec Kaylin les Gants Blancs, l’un de ses rares contacts à donner à la fois dans le faux et usage de faux tout en ayant des entrées dans les branches de la pègre qui trempent dans le trafic de drogue. Kaylin est typiquement le genre de fille qui connaît un gars, qui lui-même connaît un gars qui a justement entendu dire que... Elle est aussi fiable qu’une arnaqueuse professionnelle de son genre puisse l’être (ce qui ne garantit certes pas grand-chose) et elle est souvent au courant de tout un tas de rumeurs et de ragots qui foisonnent dans les bas-fonds. C’est précisément ce dont ils ont besoin pour l’instant et...
Et Dick rend les armes. Ça ne sert à rien, il n’arrive pas à se concentrer.
Il s’apprête à compromettre et à appeler Babs pour lui demander de surveiller le com’ de Bruce pour lui et de le prévenir le cas échéant lorsqu’il est coupé court : son propre communicateur prend vie avec un bourdonnement insistant.
« B. »
C’est la voix de Bruce, un peu déformée par les ondes, calme, et Dick a un sursaut de l’entendre lui donner ce nom de code particulier.
« Alpha, tout va bien ? Statut. »
L’identifiant temporaire roule étrangement sur sa langue, un changement de plus dans le bouleversement sans fin de l’ordre des choses. Ils ne peuvent pas être deux à répondre au “B.” de Batman et Bruce lui a abandonné le nom de code au profit d’”Alpha”.
L’identifiant à beau être approprié, c’est perturbant.
« Tout va bien, je viens de quitter Hood et je suis en chemin vers le point de rendez-vous.
- Tu as besoin de quelque chose ?
- Négatif. »
Dick ravale de justesse le “Mais alors pourquoi appelles-tu ?”plein d’incompréhension qui lui traverse l’esprit, au profit d’une réplique qui ne mette pas en avant l’aspect inhabituel de l’appel, au risque que Bruce raccroche aussi sec.
« Comment va-t-il ? »
Il y a un silence avant que Bruce ne réponde, sans que Dick ne parvienne à déceler si c’est une hésitation de sa part.
« Bien.
- Comment a-t-il prit ta résurrection ?
- … Probablement bien mieux qu’il aurait pu. Mieux que ce à quoi je m’attendais, d’après ce que tu m’as dit de l’année dernière.
- Ha. Ça s’est bien passé ? » demande-t-il avant de se rendre compte que la question est stupide, parce que lui et Bruce ont un sérieux contentieux sur ce qui constitue une interaction satisfaisante avec ses anciens Robins (Dick y compris), et que Jason est un cas encore à part. C’est pourquoi Dick est surpris quand Bruce soupire et répond.
« Il n’a pas essayé de m’attaquer, j’imagine qu’on peut considérer que ça ne s’est pas trop mal passé. »
Dick est pris au dépourvu, autant par la lassitude lucide qui transparaît presque dans la voix de Bruce, que par le fait que Jason ne se soit pas jeté sur lui pour lui casser la gueule (ou du moins essayer) à la seconde où il l’a vu, ce qui aurait été une issue tout à fait envisageable à la rencontre. Peut-être le costume de Matches y est pour quelque chose, songe-t-il en lissant du bout des doigts la carte devant lui, un enchevêtrement de ruelles plus malfamées les unes que les autres à l’est des Narrows, vers le front de mer. Bruce n’est jamais tout à fait Bruce quand il porte un costume, et Matches est suffisamment rare et suffisamment autrepour avoir peut-être stoppé l’élan premier de Jason, la violence instinctive et rageuse qui est presque devenu son mode de réaction par défaut.
Il refuse de penser à quel point le choix de Bruce d’initier les retrouvailles sous un déguisement est terriblement symptomatique.
« Je suis désolé », dit-il finalement.
« Tu n’y es pour rien.
- Je sais », répond Dick. « Mais ça ne m'empêche pas de l’être. »
Il sait aussi à quel point Jason peut être difficile (et encore, dire que Jason est “difficile” est comme dire que le Joker a “des problèmes d’insertion sociale” : c’est d’une véracité incontestable, mais totalement inadapté à rendre compte de l’étendue et de la complexité du problème) et ses relations actuelles avec son cadet étant ce qu’elles sont, il n’est pas beaucoup mieux placé pour tenter d’intercéder auprès de lui. Encore une fois, du temps est ce dont ils ont besoin, même si dans le cas de Jay tout le temps du monde ne sera jamais assez.
Un nouveau silence est en passe de s'installer sur la ligne, mais Dick le brise, soudain mal à l’aise sans arriver à en identifier la cause.
« Tiens Oracle au courant de ce que tu trouveras », demande-t-il, conscient alors même qu’il prononce les mots que c’est une recommandation ridicule, que mieux que personne Bruce sait ce qu’il a à faire.
« Affirmatif », résonne sa voix étouffée sur le canal. « Soit prudent. Alpha, out.
- Toi aussi », murmure Dick, mais le bruit blanc sur la ligne de nouveau inactive est sa seule réponse.
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Au cœur des nuits Gothamites, de leurs néons aux clignotements multicolores et de leurs réverbères aux halos blafards d’ampoules en fin de vie, l’ombre fugace d’une silhouette ailée dansant sur un mur de brique est une arme de dissuasion d’une efficacité redoutable.
C’est le fondement même de l'existence de Batman, cette panique irrépressible, superstitieuse, qui étreint même les monstres les plus endurcis pendant cette fraction de seconde, lorsque du coin de l’œil ils voient quelque chose bouger dans l’obscurité derrière eux, lorsque devant le ciel s’interpose une ombre plus noire que la nuit.
Pourtant cela fait des années à présent ; il y a eu des photos, des reportages, des combats en plein jour sous l’œil des caméras. La JLA à un statut officiel auprès des Nations Unies, la plupart les noctambules de Gotham ont croisé au moins une fois un des membres du clan, entrevue la silhouette massive de la Batmobile garée dans une ruelle. Batman est connu. Analysé.
Il est humain, il peut saigner ; il peut même mourir, disent ceux qui sont assez observateurs pour avoir perçu le changement, la manière bouger différente, l’évolution dans son comportement lorsqu’il est réapparu après de trop longs mois d’absence.
Et c’est vrai, Batman n’est pas un monstre, pas une créature de cauchemar, mais la crainte instinctive, viscérale, résiste pourtant à toute tentative de rationalisme. Même le premier instant passé, la silhouette sortie de l’ombre, la peur reste. C’est un homme qui peut saigner, mourir ; mais malgré - ou peut-être à cause - de cela ils reculent, parce que cette certitude n’est rien devant la pure présence en face d’eux, le langage corporel qui n’est que tension, l’adrénaline qui envahie leur système nerveux. Batman n’est peut-être qu’un homme, mais il n’a rien de normal, il est l’égal de Superman, il est imprévisible, dangereux, et il est juste là en face d’eux.
Toute la rationalisation du monde ne peut rien contre ça.
Mais, exactement pour cette même raison, être Batman plutôt de l’aimable et virevoltant Nightwing est parfois un inconvénient majeur. Comme par exemple lorsqu’il faut convaincre un junkie littéralement muet de terreur de leur dire à qui il a acheté sa came.
Heureusement, c’est à ce genre de choses que sert Robin et Dick se recule dans l’ombre, silencieux et menaçant, tandis que Damian chope l’homme par le revers et l’attire vers lui jusqu’à ce qu’ils soient nez à nez.
Pour être totalement honnête, l’inversion des rôles est purement psychologique, parce que Damian n’est pas le type de Robin que Dick a été : l’avoir lui plutôt que Batman pour s’occuper de votre cas ne signifie pas que vous vous en sortirez mieux. Mais cela, les gens ne le savent pas et maintenant que ce n’est plus Batman qui le tient, malgré la lueur mauvaise dans le regard de Robin et la ligne butée de sa mâchoire, le camé se détend juste assez pour retrouver l’usage de la parole et balbutier des protestations : il ne sait pas, il jure ! C’est un type, un chintok, mais il connaît pas son nom ! Sur la vie de sa mère, il est au courant de rien...
Un peu plus de persuasion de la part de Robin et un sourire menaçant de Batman plus tard, ils ont une description vague du dealer qu’ils cherchent et de ses habitudes, ainsi que le nom et l’adresse d’une autre cliente qui sait comment le joindre et pourra peut-être même l’identifier.
Ils laissent l’homme ligoté sur son lit, à attendre l’arrivée des forces de l’ordre, le sachet de poudre blanche testé positif bien en vue sur la table de chevet et reprennent l’air, direction l’appartement de Tabatha Lï, un pâté de maison plus loin, juste à la limite du quartier chinois et du campus de Harrow.
L’immeuble est l’une de ces grandes bâtisses aux briques apparentes élevées durant les années soixante, l’une des rares du coin à avoir survécu au tremblement de terre avec des dommages cosmétiques plutôt que structurels, qui auraient signifié sa destruction. La façade est lépreuse, veinée de fissures colmatées à l’enduit qui serpentent parmi le camaïeu couleur rouille ; du trottoir jusque qu’à une hauteur d’environ deux mètres de haut, tout le pourtour du bâtiment est couvert de graffitis et de peintures murales fantasmagoriques se superposant, des lianes et des silhouettes au pochoir, un visage blanc, encadré d’une chevelure emmêlée qui devient la crinière d’un lion géant veillant sur la porte au verrou défoncé... Il y a aussi des graffs plus classiques, signatures et lettres entremêlées qui se chevauchent, tags crus recouvrant les strates artistiques, mais aucun de ces symboles qui marquent les territoires des gangs, constate Dick avec satisfaction.
Malgré l’aspect décrépit de l’immeuble et de ses voisins, il s’en dégage quelque chose qu’il trouve plaisant, vivant. Ça vient des peintures mais aussi des fenêtres illuminées, certaines ornées de jardinières pour l’instant encore peu garnies, des voix et des éclats de musique qui s’échappent de persiennes entrouvertes. Le quartier accueille pas mal d’étudiants logés hors-campus et à cette heure encore peu avancée, de jeunes gens circulent d’un appartement à l’autre, discutent sur les paliers.
Dick reste sur le toit tandis que Robin, plus petit et plus discret, suit les indications données par Oracle jusqu’à la fenêtre d’un appartement au sixième étage pour confirmer sa location et repérer la configuration des lieux.
Drapé de nuit, il surveille la ville sous eux d’un œil distrait, les rues étroites d’un quartier qu’il y a encore quelques années il ne valait mieux pas arpenter passé la tombée du jour mais qui, suite aux investissements joints de la municipalité et de plusieurs entreprises donatrices, est en train de s’améliorer, lentement mais sûrement.
Bien sûr, cela signifie simplement que les territoires des gangs et les zones franches se sont déplacées, ont reculées d’une poignée de pâtés de maison, mais c’est un progrès. Le campus et son pourtour se transforment progressivement, Batgirl et les Bird of Prey se partagent le territoire, dans ce que Babs appelle en plaisantant, “une démonstration de féminisme appliqué... à coup de poings”, et dealers comme gangs se font plus rares, plus discrets.
Mais certains passent toujours à travers les mailles du filet, et c’est pour ça qu’ils sont là.
« Robin, au rapport.
- L’appart’ est occupé, deux colocataires. Elles sont dans le salon... Ce sont... des artistes...», marmonne Damian en réponse, avec la même intonation vaguement dégoûtée qu’il prendrait pour dire “des terroristes” ou “des tueurs en série déguisés en hamster”. « Je suis en train de fouiller une des chambres pour-
- Tu étais censé m’attendre », le réprimande Dick avec un grondement irrité. Sans coup férir il se jette dans le vide le long de la façade, lance son grappin juste à temps pour qu’un arc parfaitement maîtrisé l'amène près de la fenêtre par laquelle Robin s’est introduit. Il amorti silencieusement son atterrissage contre le mur, puis se faufile à son tour par la persienne entrouverte.
L’étroite pièce dans laquelle Damian est en train de fureter est manifestement une chambre, mais deux cartons à dessin format raisin dégorgeant leurs nus sur le lit le rendent impraticable, et tous les murs libres sont couverts de photos et de dessins de toute taille et tout médium, scotchés au chatterton, ainsi que de menus objets ou de pliages épinglés çà et là. De l’autre côté de la porte, Dick peut entendre une radio et le murmure bas de deux voix féminines.
« Rien là-dedans », annonce Robin en sortant sa tête de la penderie coincée au pied du lit. Dick soupire et l’attrape par la cape.
« Quand je dis que tu m’attends, tu m’attends. Sinon je peux me passer de toi pour la mission », rappelle-t-il avec une dureté qui fait se courber un instant la nuque de son Robin. Mais l’apparente soumission ne dure pas et Damian marmonne un “ok, ok” plein de mauvaise volonté.
Dick retient un soupire et se demande s’il était aussi insupportable quand il était Robin. Il prétendrait bien que non, mais il se souvient distinctement de quelques rares occasions où il a sciemment ignoré les ordres de Batman... toujours avec d’excellentes raisons de son point de vue à lui, justifications qui étaient probablement beaucoup moins bonnes aux yeux de Bruce.
Mais ce n’est pas le moment pour ces réflexions et après un geste imposant le silence, il signe à Damian l’ordre de ressortir de la chambre pour prendre les cibles à revers. Un peu de mise en scène et de pression psychologique sont souvent le meilleur moyen pour obtenir une réponse rapide et ils n’ont pas de temps à perdre.
Même séparé du salon par une porte close, il perçoit sans effort l’instant où Robin fait son entré dans la pièce : un cri de surprise étouffé, le bruit d’un objet qui heurte le parquet. En parfaite synchronisation, Dick ouvre la porte, et se glisse dans le dos des jeunes femmes qui fixent la fenêtre dans laquelle s’encadre Robin. Il les surplombe depuis le rebord surélevé, bras croisés et expression mauvaise ; la lumière rouge des néons dans son dos découpe sa silhouette de manière spectaculaire et accentue encore l’impression de danger qui l’accompagne.
Le salon est tout en longueur avec une alcôve cuisine, décoré de la même manière que la chambre. Tabatah Lï et sa colocataire Aminata N’dialo sont figées au centre de la pièce étroite, debout sur un tapis de feuilles de journaux étalées pour protéger le parquet des atteintes d’un pot de peinture bleu nuit qui repose au pied d’un chevalet de fortune calé contre le mur.
Avec une lenteur calculée pour être menaçante, Damian fait craquer ses jointures et l’une des jeunes femmes laisse échapper un petit bruit de gorge aigu.
« Oh mon Dieu, oh mon Dieu...
- Mesdemoiselles. »
La voix de Dick dans leur dos les fait sursauter et se retourner en panique, prises entre deux feux. Au terme d’un flot de jurons créatifs de la part de N’dialo et un instant d’affolement de Lï, les deux jeunes femmes sont dos au mur, dans une tentative vouée à l’échec de faire face à la fois à Batman et Robin. N’dialo s’est interposée devant son amie, et pointe vers Batman le pinceau dégoulinant de peinture bleu qui fait la paire avec le pot, comme s’il s’agissait d’une arme.
Passée la première surprise, Lï semble avoir repris du poil de la bête, malgré ses mains agrippées convulsivement au bras de sa colocataire.
« Tu aurais dû m’écouter Amina, je savais bien que c’était pas une bonne idée, tu aurais dû utiliser de la farine et mentir au prof ! »
Du coin de l’œil, Dick voit Robin se mettre en mouvement, fermement en mode “interrogation musclée”, et il l’arrête d’un signe discret. Damian à tendance à privilégier la manière forte, sans analyser la scène et les autres possibilités d’obtenir ce qu’ils veulent.
« Vous savez pourquoi nous sommes là », gronde-t-il, plus une affirmation qu’une question.
Lï acquiesce silencieusement, les yeux écarquillés, et N’dialo la tire un peu plus derrière elle.
« C’est ma faute, c’est moi qui lui ai demandé de m’aider à trouver de la drogue ! »
Robin émet un reniflement de mépris.
“Vous direz ça aux flics. Vous avez déjà pris la came ? »
Les deux jeunes femmes protestent d’une même voix, impossibles à comprendre alors qu’elles parlent l’une par-dessus l’autre dans un flot d’explications embrouillées. Dick fait un pas dans leur direction et elles se taisent brutalement, sans qu’il ait besoin de dire un mot. Il désigne la jeune femme noire.
« Toi d’abord.
- Ce n’était pas pour la consommer ! C’était pour l’Art ! »
Celle-là, on ne la lui avait encore jamais faite, songe Dick.
Il s’avère que la drogue à réellement servie de manière première à une série de tableaux, apparemment dans le but de “subvertir l’image de l’artiste qui trouve son inspiration dans les paradis artificiels et effectuer un renversement sémantique littéral, en utilisant la poudre blanche comme élément visuel”. Dick a cru que Damian allait s’étrangler et lui-même a eu du mal à masquer son amusement.
Les tableaux sont même plutôt réussit, songe-t-il en raclant un copeau de peinture fraîche couvert de grains blancs sur la partie la plus dense de la voie lactée de drogue qui ondule dans les creux et reliefs du fond d’un camaïeu de bleus saisissants. Il y a quelque chose de fascinant et d'apaisant dans le motif abstrait, les couleurs choisies... Il se fait la réflexion qu’ils plairaient sans doute à Bruce.
Il laisse tomber le copeau dans la minuscule fiole de liquide révélateur, en espérant que la peinture ne fausse pas la réaction chimique. Quelques secondes, puis... bingo, de la TX3. Après avoir empoché le kit de test, il se retourne pour observer la scène derrière lui.
Les deux femmes se sont calmées, et si N’dialo a renoncé à son pinceau, elle ne quitte pas les côtés de son amie, une main protectrice posée sur son bras et l’autre sur sa hanche tandis que Lï est en train de donner à Damian une description complète et minutieuse du dealer en plus de son identité. Dick est impressionné : on trouve rarement un tel sens de l’observation chez quelqu’un qui n’a pas été spécifiquement entraîné... mais à son langage corporel et ce qu’il a évalué de sa personnalité, il est à peu près certain qu’elle ne ment pas. Les dessins minutieux qui ornent les murs et sont manifestement de sa main - le style de N’dialo est moins précis, plus énergique - sont un argument supplémentaire en faveur d’un sens du détail aiguisé.
« O. ? Tu entends ça ?
- Bien reçu », répond la voix métallique d’Oracle dans son oreille.
Depuis la tour de l’Horloge, Barbara est en train de passer le nom du dealer à la moulinette numérique et les petits détails supplémentaires fournis par Lï permettront d’identifier plus rapidement la bonne personne. Pendant qu’elle épluche les archives, elle lui fait un rapport d’avancement des diverses équipes. Tim et Cass ont déjà identifié les dealers respectifs de leurs cibles initiales et sont soit en chemin, soit en train de leur tirer les vers du nez. Ils obtiendront sans doute une liste de clients, qu’Oracle transmettra à Gordon.
« J’ai l’identité de ton dealer. Un gros bras affilié à la Triade Rouge, assez haut-placé, mais je n’ai pas d’infos sur sa hiérarchie, il va falloir que tu ailles chercher les infos à la source.
- Depuis que Lang est à leurs tête, les Rouges ont perdu pas mal d’influence au sein des Triades et leur position à Chinatown est menacée. Si c’est eux qui ont récupéré la TX3, ce peut être une bonne chose pour nous.
- Mais ils sont aussi aux abois...
- Et ça peut être dangereux, je sais », soupire Dick.
Il y a un silence qui pourrait être aussi bien dû à une interférence électromagnétique que lourd de signification, puis Barbara commence à égrener toutes les informations dont ils auront besoin pour localiser leur cible. Dick hésite un peu, puis la charge de prévenir leur contact au GCPD afin que les hommes de Gordon puissent venir saisir les tableaux couverts de drogue.
En temps normal il aurait laissé filer, mais l’opération est trop délicate pour se permettre ce genre de pari, sans compter que les deux jeunes femmes pourraient être en danger s’il venait à se savoir qu’elles ont en leur possession de la TX3. Les toiles vont devoir être détruites en même temps que le reste de la drogue, dès que l’opération sera terminée.
Aussi crève-cœur cela soit-il - du moins pour Dick, il est à peu près certain que Damian appréciera amplement l’occasion d’exprimer son dédain total - c’est une nécessité.
« Des nouvelles d’Alpha ?
- Il vient de quitter son indic. Les nouvelles ne sont pas encourageantes... K. ne savait rien de spécifique, mais il y a définitivement de l’action dans l’air du côté des Triades. Elle a entendu des rumeurs d’un contrat posé par les Rouges hier pour embaucher un mercenaire de haut niveau, mais sans plus de précisions... et il semblerait que Crane soit d’une manière ou d’une autre impliqué, apparemment il aurait des hommes infiltrés dans la Triade Rouge... K. pense qu’il a intercepté des infos qui l’intéressent, mais elle ne sait pas quoi.
- Ça sent mauvais.
- Je ne te le fait pas dire. Et c’est sans compter les tensions dues aux récentes incursions de l’Outfit... »
Les tentatives d’OPA hostiles de la part de mafias concurrentes ne sont jamais bien vues, et même si la pègre Chicagoanne n’a pour l’instant que tâté le terrain avec discrétion - et une légalité parfaite qui a dû donner des migraines au Commissaire Gordon - les différentes familles mafieuses de Gotham n’ont guère apprécié la chose et se soupçonnent mutuellent d’une alliance secrète avec l’ennemi...
« Tout ce beau monde est sur le qui-vive. L’indic a un contact qui en sait peut-être plus et Alpha est parti le rencontrer à Goytown.
- Compris », commente sobrement Dick, qui même s’il n’en pense pas moins a décidé de garder pour lui ses inquiétudes à propos de Bruce.
Un frisson inconfortable traverse sa nuque, comme un mauvais présage, et il fait signe à Robin de la rejoindre près de la fenêtre. En bas retentissent déjà les sirènes des voitures de patrouille du GCPD.
Les dissensions récentes entres les mafias est une poudrière qui ne demande qu’à s’embraser si on lui fournit l’étincelle adéquate... Ce que pourrait bien être la TX3. Et si l’Epouvantail s’intéresse soudainement aux Rouges, c’est signe qu’il a peut-être eu vent de la drogue... La formule de la TX3 serait Noël avant l’heure pour lui, et c’est juste ce dont ils n’ont pas besoin : un super-méchant qui monte en niveau et ajoute la télépathie à son arsenal...
Il est plus que temps d’aller donner un bon coup de pied dans la fourmilière.
« Bonne chasse, B. Oracle, out. »