Oleum et Operam

Chapitre 6

Catégorie: G

Dernière mise à jour 10/11/2016 07:29

6.

Nathan Wong est un homme d’une laideur remarquable.

Quand on regarde la galerie des méchants de Gotham, entre Croc, Double-Face, le Joker ou le Pingouin, on peut être tenté de se laisser convaincre que l’habit fait effectivement le moine et que la noirceur d’une âme peut s’exprimer sur les traits d’un visage... Mais Dick a pourtant eu plus qu’à son tour l’occasion de constater que les apparences sont bien souvent trompeuses. En dehors de quelques cas extrêmes, leurs forfaits ne se reflètent pas sur les visages des criminels normaux, ceux qui ont leur place au pénitencier de Blackgate plutôt qu’à l’asile d’Arkham. Les meurtriers n’ont que rarement une tête de tueur, et Dick a rencontré bien des gars avec une tête de tueur qui étaient les individus les plus inoffensifs qu’il lui ait été donné de croiser.

Pas Wong.

L’homme est de taille moyenne, râblé, le teint bilieux, et la description pourtant détaillée et relativement inspirée de Tabatha Lï ne fait pas plus honneur à l’asymétrie déplaisante de ses traits taillés à la serpe qu’à l’expression antipathique qui les crispe. Lï a précisé qu’il a un faciès inoubliable, du genre qui ressort dans la foule et même sans le rapide portrait qu’elle leur a tracé sur la page arrachée d'un bloc-note, Dick aurait été capable de le reconnaître parmi la douzaine d’hommes avec lesquels il est accoudé au bar : il a une tête à avoir commis la totalité des délits et crimes qui apparaissent sur son casier judiciaire long comme le bras, plus un bon nombre “pour la route”.

Après avoir confirmé son identité, ça a été un jeu d’enfant pour Oracle que de farfouiller dans ses comptes, de trouver son abonnement téléphonique et par extension le téléphone portable qui y est attaché, de localiser son emplacement dans Gotham.

Le bar Chez Charlie est situé dans une ruelle reculée du quartier chinois, fenêtres obstruées, enseigne néon éteinte au-dessus de la porte. Rien ne permet au premier abord de le distinguer de la dizaine de bouis-bouis similaires éparpillés dans le quartier, mis à part les ambitions occidentales de son nom (qui n’a a priori rien à voir avec celui d’un propriétaire présent ou passé, les informe Oracle), la présence de Wong dans l’immeuble et enfin le fait que l’établissement soit fermé un vendredi soir à neuf heures - et pourtant plein comme un oeuf.

La façade aveugle du bâtiment ne les arrête pas et après avoir crocheté une fenêtre du deuxième étage et s’être introduits dans l’immeuble, Dick et Damian se faufilent jusqu’à l’inhabituel escalier à vis en fer forgé qui descend jusque dans la salle principale du bar.

Chez Charlie n’est jamais apparu sur leur radar jusque-là, mais Dick est prêt à parier sa moto que c’est sur le point de changer, et pas seulement à cause de Wong.

Le palier est plongé dans l’ombre et l’angle est suffisant pour leur donner une bonne vue de la salle principale ainsi que des convives rassemblés. Derrière le comptoir, un barman taciturne assure le ravitaillement et si l’on se fie au brouhaha des conversations occasionnellement émaillées de rires ou d’exclamations, la soirée pourrait sembler plus récréative que professionnelle… si ce n’est que Dick est capable d’identifier une bonne moitié des personnes présentes parce qu’elles ont toutes un lien de près ou de loin avec des activités mafieuses.

Il y a surtout des hommes de main et gros-bras divers, avec lesquels Wong tape pour l’instant la discut’, mais aussi des visages connus pour trafic de drogue, quelques dealers occasionnels et une poignée d’autres malfrats mêlés à des affaires de blanchiment sans pour autant avoir été inculpés…

Dick est en train d’énumérer les noms des truants qu’il reconnaît pour le bénéfice d’Oracle lorsque Wong porte la main à sa poche pour en tirer son téléphone. Autour de lui, les conversations s’interrompent tandis qu’une bonne moitié des hommes présents fait de même.

« Message collectif. Je crois qu’on vient de découvrir qui bosse pour la Triade…», commente Damian par-dessus l’épaule de Dick. Arguant avec justesse de sa petite taille et sa légèreté, il s’est arrogé le privilège de la rambarde ouvragée, d’où il pend la tête en bas, parfaitement à  son aise. C’est rare que son successeur rappelle à Dick le Robin qu’il a été autrefois, mais les moments où il choisit des postures invraisemblables font partie des exceptions qui confirment la règle.

Dans la salle la géographie des groupes se modifie sous leurs yeux, les hommes ayant reçu le message échangent des regards et murmurent entre eux.

« B., j’ai un rapport de Catwoman », annonce Oracle dans le creux de son oreille. « Le dealer qu’elle vient d’arrêter a reçu un texto codé, envoyé d’un téléphone prépayé. C’est un ordre émanant du numéro deux de la Triade rouge, ordonnant d’interrompre les transactions en cours et de prendre contact au plus tôt par les canaux habituels.

- Merde. Ils rappellent la drogue ?

- On dirait bien…

- Le numéro deux… Yun Su Mi ?

- C’est possible. Tu sais comme moi à quel point elle est discrète et efficace. On n’a jamais rien eu de plus que des soupçons à son sujet… »

Wong recule et s’appuie contre un mur, en train d’effacer le texto compromettant, lorsque son portable se met à sonner. À la seconde où il décroche, sa posture se raidit et il se redresse dans un garde-à-vous inconscient.

Sa position n’est pas idéale, mais Dick arrive à lire sur ses lèvres l’essentiel, qui se résume à des acquiescements monosyllabiques, un A vos ordres, Madame, et finalement un Je serai là dans dix minutes avant de raccrocher.

Changement de programme.

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Sans surprise, Robin prend mal d’être relégué dans ce qu’il perçoit comme une tâche ingrate, tandis que Batman se charge de pister Wong jusqu’à son lieu de rendez-vous et de remonter la hiérarchie de la Triade rouge ; mais il finit par se plier aux ordres sans plus protester. La mission principale reste la récupération de la drogue et le GCPD ne peut entrer dans l’appartement d’un suspect sur la seule parole de Tabatah Lï ; ou du moins, pas sans des autorisations signées en triple exemplaire qu’ils ne peuvent se permettre d’attendre… Il faut que quelqu’un aille chez Wong vérifier que la drogue est bien là, la mette en évidence si elle ne l’est pas et, seulement ensuite, appelle la police pour signaler une effraction, ce qui laissera le champ libre aux hommes de Gordon pour agir en toute légalité.

Rien de bien folichon donc, mais cela doit être fait : Robin disparaît en grommelant par-dessus les toits, accompagné des dernières recommandations de Dick en matière de prudence et de protection télépathique. Pendant ce temps, Batman prend position silencieusement au-dessus de Wong dans la ruelle qu’il doit traverser pour rejoindre l’avenue principale et dépose avec délicatesse un mouchard sur le col de sa veste.

Le mouchard se révèle dans un premier temps inutile : Wong ne prend pas le métro, mais remonte d’un pas vif l’avenue vers le cœur du quartier chinois, avant de bifurquer vers Goytown, le quartier des clubs à la vie nocturne toujours florissante. Dick le file à distance, tout en profitant du répit pour faire le point avec Oracle sur l’avancée de l’opération. Ils ont déjà mis la main sur pas loin de cinq kilos de TX3, soit près de la moitié de leur estimation basse, et en prime sur une quinzaine de kilos supplémentaires de dope diverse. Il ne fait pas bon être dealer pour la Triade rouge ce soir à Gotham.

Tout se passerait comme prévu si la Triade n’avait apparemment interrompu brutalement les ventes de drogue.

« Je ne crois pas que ce soit lié à nous », commente Oracle. « Les réseaux sociaux ont bien noté une activité renforcée des justiciers et #CapeWatch ne va pas tarder à être en trend sur Gotham si ça continue... Mais simplement arrêter les ventes n’est pas la réaction habituelle de la mafia en cas de descente généralisée sur les dealers. Ça cache autre chose.

- Tu penses qu’ils savent pour la TX3.

- C’est l’explication la plus probable, oui.

- ...des nouvelles sur l’implication possible de l’Epouvantail ?

- Il n’est pas aux endroits habituels, il a dû se créer un nouveau labo… Pas de signe non plus de ses hommes de main, mais je garde les yeux et les oreilles ouverts.

- Ok. Et Alpha ?

- Il n’est pas très loin de ta position. Son contact se fait prier pour cracher le morceau, mais il est sur la bonne voie. L’arrivée d’un mercenaire non-identifié semble confirmée, apparemment le contrat est posé depuis plusieurs semaine, tout a été fait dans le plus grand secret... »

Soit une inconnue potentiellement létale de plus dans une équation déjà bien compliquée… Dick grimace et s’élance du rebord d’un toit, déclenche son grappin, se réceptionne sur l’immeuble en face, une vingtaine de mètres plus haut. Sous lui, Wong vient de s’engager dans une allée de service le long d’un building au pied duquel se trouve un club à la façade illuminée de néons bleus. L’avenue est animée - des fêtards sortis prendre l’air ou fumer une clope, une courte queue devant l’entrée. Au contraire, mis à part un poivrot en train de dégueuler derrière les poubelles, la ruelle est déserte en plus d’être mal éclairée. Wong frappe à une porte métallique, trois coups brefs puis deux longs, échange quelques mots avec l’homme qui vient lui ouvrir et disparaît dans le bâtiment.

« Passe le mot au reste de l’équipe et prévient le GCPD d’être prudent. Ma cible à l’air d’être arrivée à destination, je te recontacte dès qu’il y a du nouveau. B., out. »

S’introduire sans se faire remarquer dans des endroits densément peuplés tient souvent de la gageure - voire, dans ce cas précis, de la mission impossible - mais Dick tente quand même sa chance. La fenêtre des toilettes du quinzième étage, laissée entrouverte par un fumeur, est son point d’entrée, une fois forcé le mécanisme de sécurité censé l’empêcher de trop s’ouvrir. À gauche, une salle de billard et un salon V.I.P. d’où s’échappent des rires, à droite un couloir pour l’instant désert qui mène vers des chambres et les ascenseurs. Dick consulte le moniteur fixé à son poignet, sur l’écran duquel clignote sagement le mouchard placé sur Wong. Vers le bas, ce qui n’est pas surprenant : le restaurant est au sommet de la tour, les salles de réception privatisées et les appartements dans les étages intermédiaires, et le club s’étend vers le bas, dans les sous-sols de la ville.

Il ne lui faut pas longtemps pour ouvrir les portes automatiques des cages d’ascenseurs, ancrer un nouveau grappin et se laisser tomber vers les entrailles du bâtiment. C’est une chute contrôlée et il ne s’interrompt qu’une fois pour se plaquer aux échelons de maintenance et laisser passer un ascenseur qui monte. Arrivé au rez-de-chaussée il passe à la descente en rappel et garde un œil sur son moniteur. Moins un, moins deux, moins trois, le son de la musique se réverbère dans l’espace exigu et fait vibrer les câbles, moins quatre, moins cinq, le silence revient… Ses pieds touchent finalement le fond et après quelques secondes d’écoute attentive pour s’assurer que la voie est libre, il force de nouveau les portes pour sortir de la cage d’ascenseur… et tombe nez-à-nez avec un garde de faction probablement plus surpris que lui-même.

L’homme n’a pas le temps de réagir qu’une manchette bien placée l’abat aussi sec.

Une fois le gorille remisé dans un placard à balais providentiel et les morceaux de son arme démontée jetés dans le fond de la cage d’ascenseur, le signal le mène le long d’un méandre de couloirs dénudés, jusqu’à une porte fermée par un verrou électronique. C’est un modèle un peu ancien, ce qui signifie qu’il peut le court-circuiter sans déclencher d’alarme. Dieu bénisse l’Amérique et les criminels qui ne sont pas à la pointe de la technologie.

Dick ravale un juron entre ses dents lorsque la porte ouverte révèle un escalier étroit qui descend en escargot, sans aucune visibilité ni marge de manœuvre. De quoi faire de lui une cible parfaite : ni les rouges-gorges ni les chauves-souris ne sont des animaux d’intérieur. Et surtout…

« Oracle, tu me reçois ?

- Mal.

- Et ça ne risque pas de s’arranger. Dis-moi que tu as les plans de l’immeuble…

- Je suis en train de te les transférer. Ce sont les plans numérisés du cadastre : tu as cinq niveaux de sous-sol, le club va du rez-de-chaussée au moins trois, le moins quatre est un parking et le moins cinq une zone de stockage et de locaux techniques – caves, ancienne chaudière, réseau électrique, arrivées de gaz… L’accès via l’ascenseur est limité...

- Et le moins six ?

- Ha », dit Babs d’un ton qui signifie qu’elle voit parfaitement où il veut en venir. « Il n’est pas sur les plans. Mais vu la topographie du quartier, il est possible que ça donne sur l’ancien réseau de carrières… Il a été partiellement comblé avant même le tremblement de terre, mais tu sais qu’on n’a pas toutes les traces des travaux qui ont été faits au fil des années ; impossible d’en dire plus en se fiant aux archives, c’est potentiellement un vrai gruyère là-dessous. Tu descends ?

- Pas le choix… »

Mais il peut au moins préparer le terrain. D’un revers, il coupe l’alimentation électrique, juste au cas où, et active la vision thermique de son masque. Rien à proximité, ou les murs sont trop épais pour ses capteurs.

Batarang en main, il s’engage dans l’escalier, descend six, sept, huit volées de marches tournantes, atteint le pied des degrés. Derrière le dernier coude du passage, une ampoule est allumée et deux silhouettes humaines campées devant une porte close s’illuminent de jaune et d’orangé sur les senseurs : il dégaine une charge aveuglante qu’il fait rouler dans la pièce avant de s’élancer à sa suite. Les deux types sont désorientés, mais moins qu’ils auraient pu l’être… Ils portent Dieu sait pourquoi des lunettes de soleil qui, additionnées à leur l’air patibulaire, aux oreillettes et aux vestes de cuir noires distendues par leurs épaules massives, laissent peu de doute : il faut vraiment que ces types arrêtent de regarder des séries de gangster des années quatre-vingt-dix.

Choix vestimentaires à part, ils sont toutefois modérément compétents dans leur métier et réagissent bien : ils reculent autant que l’espace réduit le leur permet, dégainent leurs armes sans chercher à sécher leurs yeux irrités par le flash de la bombe aveuglante… mais ce n’est malheureusement pour eux pas suffisant.

Le batarang que tenait Dick fait exploser l’ampoule, plongeant la pièce dans l’obscurité, et son premier élan le mène à mi-chemin de la pièce, où il rebondit sur le plafond avant de s’abattre sur eux dans un tourbillon de cape.

Un coup de feu éclaire un instant la scène, avant que le premier homme ne s’abatte. Un second, à l’aveugle et complètement hors cible, puis le deuxième garde tombe sans un son.

« B. Je te passe Alpha, il a des nouvelles.

- B., contrat confirmé avec un mercenaire russe », rapporte la voix grave de Bruce alors que Dick s’élance de nouveau.

Il ne peut pas se permettre d’attendre à présent que l’alerte est donnée : il y a dans la pièce suivante cinq silhouettes en mouvement, en train de dégainer ce qui ressemble furieusement à des armes de poing, au vu de leur posture. Ils ouvrent le feu sur la porte close qui les sépare, et à chaque nouvelle balle qui la traverse un rayon de lumière vient percer l’obscurité.

« Pas maintenant, Alpha », prévient-il en se drapant dans la protection relative offerte par le tissage de microfibre renforcé de la cape, dos plaqué à l’étroit relief d’une colonne de soutènement à droite du battant transformé en passoire. « Ce n’est vraiment pas le moment. »

Les tirs s’apaisent et Dick peut entendre son comité d’accueil discuter, quatre voix d’hommes et une femme, autoritaire. L’un des trois hommes armés se met en mouvement vers la porte, revolver braqué. À sa manière de bouger, Dick est à peu près certain qu’il a un passé militaire derrière lui.

« Information prioritaire. Le mercenaire est Sergei Vorakov. Ancien des Spetsnaz, formé par son père, Sergei “la Foudre“ Vorakov, lui-même ex d’une cellule secrète du SMERCH- »

L’homme défonce la porte déjà malmenée d’un coup de pied parfaitement placé mais ne tente pas de sortir. A la place il se plaque sur le côté, le mur entre eux, quasiment dos-à-dos avec Dick qui sourit pour lui-même et reste parfaitement immobile et silencieux, attendant qu’il perde patience et tente de venir le déloger.

« Si j’étais toi, je n’essaierais pas d’y aller », annonce une voix d’homme à l’accent américain presque parfait avec une intonation amusée depuis la pièce suivante, « il est encore vivant là-dedans, et sacrément bien protégé, en plus. Vous attendiez de la visite de qualité, Madame ? »

Un fourmillement le long de la tempe de Dick lui fait grincer des dents.

« - le dossier qu’on a sur lui laisse entendre que c’est un télépathe puissant. Niveau inconnu mais le dossier de la CIA à son sujet estime au moins une Classe Huit sur l’échelle Da Silva-Keller. »

La pression se déplace, jusqu’à se loger contre sa nuque. Là où les tentatives d’intrusion de Wright étaient maladroites et violentes, le contact est cette fois froidement mesuré, inquisiteur. Joueur, presque, même si le dégoût instinctif provoqué en Dick par l’attouchement mental est exactement le même.

Mais il n’est pas pris par surprise. Ses protections sont érigées et solides depuis des jours, renforcées et maîtrisées. Il n’offre qu’une surface lisse, contenue, et si Vorakov veut ses secrets, il va devoir se battre pour les obtenir.

« C’est gentil de me prévenir, Alpha… Et si jamais vous ignoriez sa localisation, ce n’est plus la peine de chercher. Contact établi. »

Il y a un accroc sur la ligne, comme une inspiration brusque, mais ce n’est sans doute qu’un nouveau grésillement de la connexion, qui a empirée au fur et à mesure qu’il s’enfonçait dans le sous-sol de Gotham.

Le pourcentage d’êtres humains nés avec des prédispositions psy significatives avoisine les un sur trois cent mille, généralement en réception, de différents degrés d’empathie jusqu’à la télépathie réceptive pure – Classes Une à Six -, plus rarement encore avec des capacités d’émission – de Sept à Dix. Deux personnes seulement ont été officiellement classifiées au niveau le plus élevé depuis la création de l’échelle Da Silva-Keller...

Avec de l’entraînement et une rigueur mentale suffisante, il est possible pour les gens normaux de fermer leurs esprits de manière à ne rien émettre qu’un empathe puisse percevoir et – bien plus difficile mais tout aussi réalisable - de se protéger contre les intrusions actives. Par contre, la télépathie elle-même n’est pas une capacité que l’on puisse acquérir si l’on ne possède pas la prédisposition… Du moins jusqu’à l’apparition de la TX3. Il y a les metahumains bien entendu, et  toute la galerie des hypnotiseurs et des savants fous jouant avec les ondes ou construisant des machines plus complexes les unes que les autres capables de percevoir ou d’influencer le cerveau humain… Mais rien d’aussi simple et d’aussi terriblement dangereux qu’un vrai télépathe puissant et ayant bénéficié d’un entraînement approfondi – qui plus est militaire.

Sur ce champ de bataille précis, Dick ne peut qu’être défenseur : Vorakov a l’avantage exclusif de l’offensive… Et tout le temps du monde pour tester ses défenses tant que Dick sera immobile. Puisqu’ils ne vont pas lui donner l’occasion d’égaliser un peu les effectifs en essayant de le déloger, c’est à lui d’aller les chercher.

« Dis-m’en plus sur ce charmant personnage », demande-t-il en déclipant trois bombes fumigènes de sa ceinture, et Oracle prend la relève.

« Capacités avérées de contrôle mental, excellent manipulateur et très bon stratège, spécialité probable en combat rapproché, style systema Poznai Sebia, prédilection pour les armes blanches et les couteaux de lancer. »

Dick prend une longue inspiration, se recentre. Son esprit est une lame, uniquement tournée vers le combat à venir. Il ne peut pas se permettre le moindre relief et il supprime toute hésitation, tout ressenti, le réconfort ridicule et complexe d’avoir entendu la voix de Bruce, l’inquiétude périphérique pour son Robin, toutes les contingences liées à l’opération en cours. Calme et centré, une lame.

Il expire doucement.

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Les bombes fumigènes lancées par la porte obligeamment défoncée par le premier homme atterrissent en plein milieu de la pièce suivante où elles explosent, libérant un panache de fumée noire et âcre qui couvre l’entrée de Dick.

À l’instant où il passe le seuil les hommes de mains ouvrent le feu, une pluie d’acier dont la moitié est balayée par un ample mouvement de la cape et dont l’autre manque tout simplement sa cible. Dick est déjà au milieu d’eux, une botte s’écrasant contre un visage avant de rebondir vers le second tireur dans un mouvement tournoyant – Wong, note-t-il une fraction de seconde avant de l’atteindre - se réceptionne mains en avant pour agripper ses épaules et profite de son élan pour le soulever et le lancer sur Ex-Militaire, qui semble avoir choisi l’option “tirez dans le tas, Dieu reconnaîtra les siens“.

Une volée de batarangs intercepte cinq couteaux de lancer, qui vont ricocher au sol tandis que le premier blessé émet un râle doublé d’un gargouillis sanglant. Wong gémit « Putain, merde, c’est Batman ! » en se relevant péniblement de la collision et Ex-Militaire se rue pour atteindre son semi-automatique, qui lui a échappé lorsqu’il a été percuté et a glissé quelques mètres plus loin. Il abandonne la tentative pour sortir un poignard de sa botte lorsque Dick le rejoint avant qu’il n’ait eu le temps de récupérer son arme à feu. Dick bloque une feinte, deux. Force un point faible de sa garde, le déséquilibre et lui brise la jambe qu’un coup de pied vicieux. Un point de pression sur la nuque et Ex-Militaire s’affaisse. Il ne se relèvera pas de sitôt.

Le plat d’un batarang contre sa nuque met Wong hors-jeu et, alors que la fumée se dissipe, ne restent plus debout dans la pièce que Batman et deux opposants : face à lui une mince femme asiatique d’une quarantaine d’années, cintrée dans un costume trois pièce impeccable, et un soldat massif aux tempes poivre et sel et aux traits acérés, vêtu d’une combinaison de combat noire bardée d’armes. Il manque cinq poignards aux étuis fixés à son avant-bras droit.

La salle dans laquelle ils se trouvent possède des dimensions de cathédrale de béton souterraine, à l’atmosphère renfermée et aux murs vérolés de plaques d’humidité, où de ça et là on peut voir affleurer la roche et les traces des soutènements de pierre de l’ancien réseau de carrières et d’égouts de Gotham. L’immense espace est plongé dans la pénombre, vide mis à part une pile basse de caisses à demi-couvertes d’une bâche et un trolley abandonné contre un mur ; des traces au sol en trahissent l’usage régulier en tant que lieu de stockage.

« Batman », salue l’homme avec un bref signe de tête, et le contact contre son esprit fait s’hérisser intérieurement Dick. « J’espérais bien l’occasion de rencontrer l’homme derrière la légende en venant à Gotham. Je dois avouer que les rumeurs ne sont pas surfaites.

- Ta curiosité est satisfaite, Vorakov. Ce n’est pas toi qui m’intéresse ce soir… Je te suggère de saisir ta chance de t’en sortir entier et de mieux choisir tes contrats par le futur. Mon territoire est hors limite.

- Un contrat est un contrat », répond le mercenaire, « et je sais que tu es conscient de l’importance d’une réputation...

- Tant pis pour toi, alors. Su Mi, on dirait que le vent tourne », gronde Dick en s’adressant à la femme qui est le numéro deux de la Triade rouge. Elle reste parfaitement calme et relève le menton avec défiance, mais il peut voir la tension dans la ligne de ses épaules, dans le palpitement de sa gorge.

Il y a quelque chose qui cloche là-dedans, songe Dick. Le timing du contrat de Vorakov ne colle pas avec le moment de l’interruption de la vente de drogue, pas plus que le choix du lieu de rendez-vous, avec quelques lieutenants spécialement choisis comme Wong – car c’est ce qu’il devait être… -, dans un espace à la toute limite du territoire Rouge… Ce n’est pas dans les manières de faire de Lang, le parrain, et c’est inhabituellement imprudent de la part de Yun Su Mi, qui cultive assidûment son image bénigne de professeur de Sciences Économiques et qui a pour l’instant toujours déjoué toute tentative de l’inculquer pour sa participation dans des activités moins légales… Ce n‘est pas juste la TX3.

Il fait quelques pas vers la femme et Vorakov s’interpose nettement, visage de marbre mais expression corporelle alerte, parfaitement claire quant au danger qu’il représente. Dans le même mouvement la pression à l’arrière du crâne de Dick s’accentue, pas encore agressive, mais plus dense, suffisante pour rediriger une partie de son attention, doublée qu’elle est d’un picotement incontrôlable qui rampe sur sa peau, frémit d’inconfort le long de ses muscles sous l’armure, sur les plats découverts de son visage… Elle est insuffisante toutefois pour que le regard en coin de Su Mi et son mouvement avorté vers l’un des soutènements noyé dans l’ombre lui échappent. Un second accès, qui donne sans doute sur le réseau de galeries désaffectées des carrières ou des anciens égouts.

S’il attaque maintenant, il va devoir affronter le mercenaire russe, ce qui signifie perdre sa chance s’interroger Su Mi, peut-être aussi de la capturer… Mais d’un autre côté, plus il attend, plus il laisse à Vorakov l’occasion de pousser sa supériorité.

« Que cherches-tu as accomplir, Su Mi ? Pourquoi Vorakov ? » Pourquoi Vorakov et pas n’importe quel autre mercenaire qui t’aurait coûté beaucoup moins cher pour la même efficacité en combat pur ? Pourquoi un télépathe, si jusqu’à aujourd’hui tu ignorais l’existence de la TX3 ?

Plutôt que de se rapprocher de Yun Su Mi, il décrit un arc de cercle qui l’amène jusqu’à la pile de conteneurs. Il lui suffit d’un coup d’œil dans une caisse dont le couvercle n’a pas été refermé correctement dans l’émoi provoqué par son arrivé pour identifier les paquets blancs soigneusement rangés les uns contre les autres, en une masse compacte et coûteuse.

Avec un peu de chance, il s’agit même de TX3, au moins en partie, mais il n’a pas le temps de tester les lots pour l’instant, ça viendra plus tard.

Ses mots suivants sont pour les oreilles d’Oracle, en espérant que le signal passe encore.

« Combien y en a-t-il ? Dix kilos ? Vingt kilos ? C’est une manière bien infortunée de tomber, après tous les efforts de discrétions que vous aviez fait, ça va être mauvais pour votre image de marque… Lang va être extrêmement déçu. »

La femme recule, un pas, deux pas. Et… ha. Tout s’explique, bien entendu.

« Quoique, peut-être la disparition de la concurrence l’arrangera-t-elle finalement. J’ai toujours entendu dire que c’était un homme qui ne supportait pas la déloyauté… et qui gardait les informations sensibles pour lui seul. Je peux concevoir qu’une femme ambitieuse ne se satisfasse pas de sa manière de faire les choses et décide de prendre la Triade en main… Mais c’est trop tard. Ce soir vous tombez tous les deux.»

Les lèvres de Yun Su Mi se tordent dans une grimace froide.

« Vorakov, tuez-le. »

La manière dont l’homme se met en mouvement fait penser à une explosion : de l’immobilité la plus totale à l’expansion maximale en moins de temps qu’il n’en faut pour amorcer un souffle. Trois couteaux de jet cueillent en plein vol les batarangs lancés pour immobiliser Su Mi qui se précipite vers la sortie dérobée, puis c’est l’impact.

Ils se rencontrent à mi-chemin et Vorakov frappe comme un forgeron, comme un chirurgien. Dick bloque, bloque, bloque tandis que contre son esprit le mercenaire martèle des coins, cherche la moindre aspérité où exercer la pression initiale qui l’ouvrira en deux.

La partie physique du combat est inscrite dans ses muscles, au plus profond de son cerveau reptilien et c’est tant mieux, car si ce n’était pas le cas, s’il lui fallait réfléchir avant de parer, avant d’attaquer, il serait perdu. Toute son attention est dans le maintien de ses défenses mentales tandis qu’il danse et feinte, encaisse, crochète un instant Vorakov et profite de la fraction de seconde de répit pour se lancer sur la trace de Su Mi qui vient de s’engouffrer dans le tunnel. Le nouveau batarang qu’il lance manque en partie sa cible, de nouveau dévié par un poignard bien placé, mais peu importe, car il la touche à l’épaule, la fait trébucher, et si elle se relève et continue, c’est sans se rendre compte qu’un mouchard est pris dans les fibres de tissu déchiré de sa veste. Elle s’en apercevra bien assez tôt, mais avec un peu de chance, c’est tout le temps dont Dick aura besoin pour achever le combat, pour se débarrasser du mercenaire.

C’est pourtant ce dernier qui tire le premier sang. Il se bat avec une brutalité méthodique, vise les points faibles de Dick : visage découvert, jointures de l’armure, articulations... Ils sont à présent le long du mur, non loin de l’ouverture sombre et étroite par laquelle a disparu Su Mi et la lutte a repris de plus belle. Vorakov a abandonné le combat à main nue au profit d’une lame courte d’apparence redoutable qui a fait son apparition dans sa main gauche et dont il se sert avec autant d’aisance que de ses poignards de lancer. Dick ne sait pas si c’est lié à la télépathie, mais il a un mal fou à surprendre l’autre homme. Il est plus rapide - de peu, mais le moindre atout est important - et pourtant Vorakov semble toujours le mener d’un pas.

Il bloque les bâtons d’escrima de Dick contre son avant-bras gauche et utilise la brève ouverture dans la garde de Batman pour lui assener un crochet du droit redoutable, qui l’envoie heurter de tout son poids les moellons irréguliers du mur. Il peut sentir le mortier s'effriter contre son dos, entend le grincement sourd des vieilles pierres dérangées... mais il profite de leurs élans respectifs et de l’appui soudain dans son dos pour caler son pied contre le ventre de l’homme, agripper sa main et tordre le poignet gauche entre ses deux bâtons : Vorakov lâche prise avant que son articulation ne cède et la dague claque au sol, hors de portée.

Vorakov rompt un instant l’engagement et Dick en profite pour se décoller du mur qui s’est creusé sous son corps, sent le sang dans sa bouche, dégouliner le long de son menton.

C’est à ce moment que le mercenaire se met à parler.

« Je n’en attendais pas moins de la part du Batman », dit-il, « mais je suis malgré tout impressionné. C’est rare de rencontrer des protections comme les vôtres. Une telle rigueur... Elles sont parfaites - presque parfaites. Et l’alliage du masque aide, non ? »

Ils dansent l’un autour de l’autre, à l’affût, et Dick place un coup de feinte sur le flanc, vise les tempses de l’homme pour atteindre son oreille interne, mais sa main droite est déviée, manque sa cible et Vorakov ne vacille qu’un instant, se redresse et s’ébroue avec un sourire froid.

« Mais faire de votre esprit une lame n’est pas suffisant, il suffit que je trouve la moindre fêlure, que j’applique simplement la torsion suffisante, et alors même le meilleur acier peut se fendre... Peut-être que lui aurait pu tenir le coup, mais après tout vous n’êtes que le remplacement, non ? » Le scalpel contre l’esprit de Dick suit des lignes invisibles, cherche à trancher, crisse et érafle, mord comme un bruit froid dans ses oreilles, il peut presque l’entendre. « L’élève n’est pas encore à la hauteur du maître, n’est-ce pas ? Comment le pourrait-il... »

Et il le provoque, Dick sait que c’est de la provocation, qu’il cherche juste la faille par laquelle s’engouffrer et qu’il ne tire probablement rien de son esprit, ce n’est rien qu’il n’ait pu deviner avec un peu de psychologie basique et un bon informateur sur les chauves-souris de Gotham. Rien qu’un coup dans le vide, mais tenter de s’en convaincre ne l’en rend pas moins vrai. Il découvre les dents et plie, comme J’onn le lui a appris, roseau plutôt que chêne, fouet plutôt que lame... et la tempête passe pour un instant, le scalpel dérape et se fait moins pressant.

“Je t’ai eu”, murmure Vorakov, et sa main est encore sur le manche du poignard logé dans le flanc de Dick, nettement glissé à la jointure entre deux plaques de kelvar.

Dick attrape le poignet, le col de l’autre et profite de la proximité forcée pour placer un coup de tête vicieux qui résonne comme l’impact d’une hache sur un billot. L’homme titube, laisse échapper un râle étranglé et ils chancellent, agrippés l’un à l’autre dans une parodie obscène de pas de deux, heurtent le mur de tout leur poids.

Et avant que Dick n’ait vraiment compris ce qui arrivait, avant que la douleur ne se fasse connaître et que le sang chaud ne commence à s’écouler, ils basculent tous deux, passent à travers la paroi déjà fragilisée dont l’impact a fini par déloger les pierres, et c’est l’ombre, la chute ; et juste avant que la lumière ne disparaisse, quelque chose comme un écho, un fragment de la voix de Bruce noyée parmi les parasites et le grondement du mur en train de céder, une hallucination presque.

Puis plus rien.

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