L'Oracle de Gotham
La nuit commençait déjà à tomber lorsqu’elle descendit du train qui desservait l’ensemble de la ville. La gare était située en son cœur et l’on pouvait apercevoir les gratte-ciels depuis les quais ouverts. C’était une grande ville portuaire entièrement construite sur un ensemble d’îles au milieu d’un fleuve, reliées par de multiples ponts au continent, et dont le commerce, qui aurait pu être florissant, ne s’épanouissait pourtant pas.
Le quai était bondé de pendulaires qui repartaient chez eux dans les différents quartiers qui s’étendaient du port jusqu’aux banlieues et la campagne environnante. Des hommes en costume, leur mallette à la main, des femmes en tailleur et leur sac à main glissé sous le bras, mais aussi des ouvriers de chantier, des mères tenant par la main leurs enfants, se pressaient en une foule compacte et grouillante. Plus loin, à l’entrée de la gare, deux hommes en tenue de police déambulaient lentement en observant la foule. Des passants traversaient le quai à toute vitesse, d’autres s’enfonçaient dans les souterrains pour changer de voie, et d’autres encore semblaient errer à la recherche d’une personne. L’un d’eux, qui n’avait de cesse de jeter des coups d’œil furtifs autour de lui, finit par glisser sa main dans le sac d’une femme d’une quarantaine d’années qui débarbouillait le visage de son fils. Le pickpocket lança un nouveau regard rapide aux alentours avant de s’éloigner d’un pas vif avec son larcin en direction de la jeune femme qui l’avait surpris sans qu’il ne s’en rende compte.
Voyant que les deux policiers n’avaient rien remarqué, elle s’avança de quelques pas en tirant sa petite valise qui contenait le peu qu’elle possédait, parfois bousculée par la foule qui l’ignorait, perdue dans sa routine précipitée. Elle ne quittait pas des yeux le voleur qui s’éloignait d’un pas allègre de sa victime, la main crispée dans la poche de sa veste. Lorsqu’il arriva à sa hauteur, la jeune femme fit un brusque mouvement de côté pour le bousculer. Surpris, l’homme manqua de tomber. Il chancela, reprit son équilibre à l’aide de ses bras et jeta un regard hagard autour de lui pour identifier l’origine de l’impact, mais ne vit rien d’autre que la foule qui se dépêchait de rejoindre un wagon ou un autre quai. Il repartit à vive allure. La jeune femme avait continué son chemin comme si de rien n’était, passa à côté de la malheureuse mère de famille et glissa furtivement le portefeuille subtilisé dans son sac tandis qu’elle se relevait pour repartir avec son fils : elle n’aurait jamais connaissance du larcin dont elle avait été la victime. La mystérieuse jeune femme poursuivit sa marche droit devant elle, un sourire au coin des lèvres. Elle n’avait pas pu s’en empêcher, encore une fois.
Elle sortit de la gare et se retrouva dans une rue où les voitures roulaient au ralenti, les fenêtres des immeubles encrassées par la pollution rougeoyaient aux dernières lueurs du crépuscule. Les premiers froids de l’automne se faisaient ressentir, elle resserra son écharpe de laine à grosses mailles bordeaux autour de son cou et de ses longs cheveux d’un beau brun chaud parsemé de reflets plus clairs et jeta un coup d’œil autour d’elle. Une large enseigne qui surplombait une entrée souterraine indiquait l’entrée d’une ligne de métro, que la jeune femme emprunta afin d’y trouver un plan de la ville car elle ne savait pas où se diriger pour trouver l’adresse du logement qu’elle avait réservé par téléphone deux semaines auparavant. Une fois le guichet passé, où elle acheta un pass pour un mois, elle trouva effectivement une large carte des lignes de métro et bus qui parcouraient la ville. Sa recherche porta sur le quartier d’Otisburg, dans la partie haute de la ville qui semblait correspondre aux quartiers les plus pauvres. Elle repéra enfin le nom de la rue et inscrivit dans sa mémoire le nom de la ligne et l’arrêt correspondant à sa destination, puis emprunta la voie pour accéder audit métro.
La foule se faisait plus clairsemée, la nuit était alors tombée et la plupart des travailleurs avaient regagné leurs logis. Le quai du métro, dont les murs autrefois carrelés d’un blanc crème qui devait illuminer les sombres souterrains, étaient tagués d’obscénités dans de larges écritures que la fumée des cigarettes avait noircies. La lumière blafarde des néons se reflétait sur les visages emmitouflés des voyageurs, leur donnant un aspect fantomatique et désincarné. Le métro déboula du tunnel dans un vacarme de crissements et de cliquetis qui présumaient de la vieillesse du matériel et de son entretien plus que sommaire. La jeune femme entra dans l’un des wagons, tagués eux aussi, et s’assit sur une banquette en plastique bleu terni par le temps.
Tandis que le métro prenait de la vitesse, les voyageurs se laissèrent bercer par le cliquetis des roues sur les rails et le balancement régulier du wagon. Soudain, la ligne sortit de terre : la ville s’offrit en un large paysage aux tons bleu violacé, le soleil avait disparu de l’horizon. La jeune femme observa d’un air rêveur la ville qui s’étendait devant ses yeux. De longues avenues d’anciens immeubles de briques défilaient, monotones, sur fond d’un continent qui disparaissait dans la pénombre de la nuit. Le fleuve apparaissait et disparaissait derrière les enfilades de bâtiments de cinq ou six étages. Au loin, une petite île lugubre étalait sa misère : des taudis amoncelés au pied d’une vieille bâtisse ressemblant à un hôpital insalubre. Vers l’avant du métro, l’on pouvait apercevoir une autre grande île, le Midtown qui abritait le grand réservoir d’eau potable de la ville. Plus loin encore, les hautes tours du quartier des banques et des diamantaires semblaient régner sur la ville : la troisième partie de la ville, la plus huppée, la plus riche, paraissait appartenir à un autre monde.
La jeune femme n’eut que trois arrêts à passer avant d’arriver à sa station. Elle ressortit du souterrain par une bouche qui donnait sur une rue mal éclairée. Une bouffée d’air froid envahit ses narines. Elle releva la tête : on distinguait à peine les étoiles dans le ciel, comme si celui-ci s’était soudainement voilé. Après quelques minutes de marche à la recherche du nom de la rue, elle bifurqua soudainement pour s’engouffrer dans une ruelle à peine éclairée par les lueurs diffuses provenant des fenêtres des deux immeubles. Elle s’arrêta alors devant une volée d’escaliers qui donnait sur une vieille porte de bois, surmontée du numéro 4bis. L’immeuble était en vieilles briques rouges ternies et une petite pancarte indiquait « chambres à louer ». Elle sonna. On entendit des bruits de pas se rapprocher, puis la porte s’ouvrit avec un grincement, râclant le sol du palier. Une vieille femme d’à peu près soixante-quinze ans se présenta en robe de chambre, le visage fermé, l’œil scrutateur, devant l’étrangère.
— C’est pourquoi ? interrogea-t-elle d’une voix éraillée.
— J’ai loué une chambre chez vous, il y a deux semaines, répondit la jeune femme imperturbable.
— Ah, c’est vous, entrez.
La vieille femme fit un pas de côté pour laisser entrer la nouvelle venue puis lui fit signe de la suivre. Elles empruntèrent un étroit couloir au fond duquel se trouvait une cage d’escaliers. La vieille femme, un peu essoufflée, s’arrêta au 3e étage et conduisit l’inconnue jusqu’à une porte de bois laquée de noir, écaillée sur les bords. Elle tira un trousseau de clefs de sa robe de chambre, fit glisser plusieurs clefs entre ses doigts, jusqu’à trouver celle qu’elle cherchait, qu’elle détacha du trousseau. Elle ouvrit la porte qui coinçait un peu.
— Voilà votre chambre, dit-elle négligemment. Vous trouverez une salle d’eau au bout du couloir. Veuillez la maintenir propre, le ménage n’est fait qu’une fois par mois, et quant à votre chambre, il faut payer un supplément si vous voulez un service de nettoyage.
— Ça ira, je vous remercie, répondit la jeune femme en entrant dans la petite chambre meublée.
— Pas d’allées et venues à partir de 22h, ajouta la septuagénaire, et interdiction de ramener du monde, amis, copains, ou je ne sais quoi. Je ne veux pas de problèmes.
— C’est entendu, renchérit l’étrangère d’un ton naturel.
La vieille femme repartit en traînant les pieds sur la moquette qui fut autrefois rose saumon et disparut dans la cage d’escaliers.
La porte se referma dans un long râle puis un claquement sec sur la jeune femme. La chambre possédait un plan de cuisine aménagé sur la droite près de l’unique fenêtre qui donnait sur la ruelle et l’immeuble d’en face, tout aussi décrépi. En face du coin cuisine se trouvait un vieux bureau vide, une lampe sur pied adossée au mur, accompagné d’une chaise de bois au dossier fendu. Le lit était accolé au bureau le long du mur gauche et bloquait l’ouverture de la porte. Une étagère le surplombait, faisant ainsi office de garde-robe. La jeune femme poussa un léger soupir en déposant sa valise sur le lit aux draps délavés recouverts d’une couverture de feutre marron moucheté avant de s’y asseoir elle-même.
Tout commencerait demain se dit-elle en ouvrant sa valise et en déballant les quelques vêtements qu’elle possédait. Elle sortit également son ordinateur portable et son module de charge afin de le mettre immédiatement en route sur l’austère bureau en bois plaqué. Elle prit avec elle sa brosse à cheveux, sa brosse à dents et son dentifrice, une serviette qui avait été mise à disposition à l’arrière de la porte de sa chambre, et se rendit dans la salle d’eau de l’étage. C’était une salle de bain ordinaire, la porte se verrouillait avec un loquet, et contenait une douche, un WC et un lavabo avec un miroir suspendu, terni et taché en certains endroits. Elle se posta devant le lavabo et se brossa rapidement les dents, puis les cheveux devant le miroir. La jeune femme avait les traits tirés par la fatigue d’un long voyage ; ses yeux verts en forme d’amande étaient cernés ce soir-là, et son visage d’habitude jovial et illuminé d’un sourire généreux était éteint, ses lèvres légèrement boudeuses. Elle avait à peine la trentaine et son regard pouvait paraître froid et meurtri quand elle se retrouvait seule. Même lorsqu’elle croisait ses yeux dans un miroir, elle détournait la tête avec rapidité.
Elle fit rapidement sa toilette et retourna dans sa chambre. Vêtue d’une simple chemise, elle se glissa sous les draps et s’endormit aussitôt, la fatigue du voyage l’emportant sur tout le reste.
Le lendemain, ce fut de bonne heure que son réveil sonna sur son téléphone portable. Alerte mais peu reposée, car elle s’était réveillée à chaque bruit nouveau qu’elle avait perçu durant la nuit, elle se leva prestement, se rendit à la salle de bain avant que quiconque ne soit déjà réveillé, puis s’habilla dans sa chambre avec la tenue qu’elle s’était préparée : c’était sa tenue la plus impeccable, un pantalon droit de coton noir surmonté d’une ceinture à boucle d’argent, un chemisier en flanelle ivoire qu’elle recouvrit d’un blazer croisé noir qui marquait ses formes et sa taille fine ; une paire d’escarpins fermés terminaient de lui donner une allure fine et élancée. A l’aide d’un petit miroir qu’elle trouva dans l’un des tiroirs du bureau, elle se maquilla les yeux d’un mauve discret qui réhaussait le vert de ses yeux, un trait d’eyeliner noir et un mascara qui allongea ses longs cils, ce qui approfondissait davantage son regard pénétrant. Puis elle appliqua un léger blush sur ses joues ainsi qu’un rouge à lèvres rosé. Enfin, elle revêtit son large manteau qu’elle avait porté la veille car la journée s’annonçait plus froide que la précédente. Elle sortit de sa valise un porte-documents en cuir marron dans lequel elle vérifia le contenu, puis y glissa son ordinateur portable. Elle ne souhaitait pas subir une déconvenue lorsqu’elle reviendrait tout à l’heure dans ce quartier pauvre.
La jeune femme sortit de sa chambre tandis que les quelques pensionnaires se levaient à peine et la regardaient d’un air curieux s’éloigner de sa chambre qu’elle avait fermé à clef. Elle entendit des murmures dans son dos, auxquels elle ne prêta aucune attention puisqu’elle descendait déjà la cage d’escaliers. La vieille dame de la veille lui jeta un regard en biais tout en marmonnant grincheusement un « bonne journée » automatique et peu convaincant.
La jeune femme espérait que cette première journée dans cette nouvelle ville porterait vite ses fruits. Elle avait rendez-vous dans le quartier du Downtown, le quartier des affaires, près du palais de justice. Une société de chômage et d’intérim avait déjà réceptionné son dossier qu’elle avait pris soin de leur envoyer quelques semaines plus tôt et elle devait y rencontrer un conseiller afin qu’il l’aide à trouver un travail. Le soleil brillait dans un ciel clair et sans nuage, mais le fond de l’air était froid. Elle remonta le col de son manteau et se dirigea vers la station de métro la plus proche. Elle prit la ligne traversante, un métro aérien qui reliait l’ensemble de la ville. Celle-ci avait dû être d’une élégance et d’une grande innovation lors de son inauguration : les rails s’élançaient dans les airs, soutenues par de hauts piliers d’acier fins et élancés, et les rames possédaient de grandes baies vitrées qui inondaient de lumière un intérieur coloré et spacieux. Malheureusement, la ligne avait perdu toute sa superbe au fil du temps, les vitres avaient terni, les sièges décolorés par manque d’entretien, faisant ressembler celle-ci à toutes les autres des bas-quartiers.
La jeune femme en profita malgré tout pour découvrir le reste de la ville qu’elle n’avait qu’entr’aperçu la veille dans l’ombre de la nuit. Ce matin-là, le soleil faisait luire les hauts immeubles vitrés du quartier des diamantaires, les différents parcs reluisaient des couleurs de l’automne, le vent soufflant les dernières feuilles encore accrochées aux branches des arbres, l’eau du fleuve et de l’océan Atlantique scintillait au loin quand on pouvait l’apercevoir. La rame arriva au centre du prestigieux Downtown où siégeait un majestueux building surmonté d’un immense W à son sommet. Non loin du bâtiment, on pouvait admirer le plus ancien quartier de la ville avec ses maisons d’architecture gothique et sa cathédrale aux multiples tours élancées.
La rame ralentit, la jeune femme se leva de son siège et descendit à la station « St Andrews » à l’entrée de la vieille ville. Elle sortit dans la rue, repéra l’adresse du bâtiment où se trouvait la société d’intérim et entra dans les locaux avec assurance. A l’accueil, elle fut redirigée dans une large salle d’attente bondée de chômeurs. Elle eut à peine le temps de s’asseoir qu’on l’appela pour son rendez-vous de 9h.
On la fit entrer dans l’étroit bureau d’un homme en costume gris et chemise blanche, sa veste reposant sur le dossier de son fauteuil. Son bureau était jonché de porte-vues et de documents qui s’empilaient en cinq ou six tas plus ou moins hauts et qui dissimulaient un écran d’ordinateur. Le conseiller, qui devait avoir vingt-cinq ans tout au plus, se leva, tendit sa main que la jeune femme serra et l’invita à s’asseoir en face de son bureau sur une chaise droite molletonnée.
— Bonjour Madame Thorne, ravi de vous rencontrer, dit-il en souriant. Alors, j’ai attentivement étudié votre dossier…
— Mademoiselle, rectifia la jeune femme.
— Bien sûr, veuillez m’excuser, répliqua le jeune homme en souriant encore.
Il sortit de l’une des piles de dossiers un porte-vue rouge qu’il ouvrit et parcourut rapidement des yeux :
— Mademoiselle Julia Thorne, née à Nice en France le 18 décembre 1993, émigrée aux Etats-Unis durant votre enfance, puis naturalisée à vos 18 ans. Dernier lieu de résidence, Costa Verde à Los Angeles. C’est bien cela ?
— Oui, tout à fait, confirma la jeune femme.
— Vous avez fait des études de psychologie et vous avez travaillé dans le département de la criminelle à Los Angeles, et auparavant à San Francisco, Atlanta, Chicago… Hmm… vous avez un sacré CV, ajouta-t-il en feuilletant le dossier rouge. Vous pourrez très facilement trouver un CDI au sein de la G.C.P.D…
— J’aimerais plutôt travailler aux archives, l’interrompit Julia Thorne.
— Aux archives ? répéta le conseiller déboussolé.
— Oui, peu m’importe le département.
Le jeune homme jeta un coup d’œil perplexe à la jeune femme tout en gardant le silence, puis se mit à son ordinateur. Il cliqua plusieurs fois sur sa souris filaire à la recherche d’un poste vacant qui correspondrait à la demande de la cliente, puis s’arrêta sur une fiche de poste. Il tourna l’écran du côté de la jeune femme qui observa la description avec attention :
— Il y a en effet un poste vacant aux archives de la police. Il s’agit d’un travail à temps partiel, mais vous pourrez facilement faire des heures supplémentaires si nécessaire. La rémunération n’est pas très élevée, surtout que vous êtes surqualifiée pour ce poste…
— C’est parfait, l’interrompit encore une fois la jeune femme. Pouvez-vous prendre rendez-vous avec le service de ma part ? Je n’ai pas d’impératifs, s’ils ont une disponibilité aujourd’hui même, cela m’arrangerait également.
— Très bien, je leur téléphone tout de suite.
Le conseiller décrocha le combiné, tapa les numéros correspondant à ce qui était inscrit sur la fiche de poste dont il lança également une impression pour Mademoiselle Thorne, puis attendit qu’on réponde à son appel. On entendait résonner le bip de connexion, jusqu’à ce qu’une voix émerge du combiné.
— Bonjour, Marcel Wiart de la société de chômage et intérim de St Andrews, déballa le jeune homme d’un ton que l’habitude avait rendu monotone. Je vous appelle au sujet du poste d’archiviste que vous nous avez fait parvenir, j’ai une personne qui serait intéressée. Puis-je vous l’envoyer ? Mhmm, mhmm…
Le conseiller hochait de la tête tandis que son interlocuteur parlait au fond du combiné. Il se saisit soudain d’un calepin et d’un stylo et griffonna plusieurs informations.
— D’accord, c’est parfait… Mademoiselle Julia Thorne… oui, avec un -e… Numéro du bureau ?... c’est noté… Oui, 11h… elle sera là. Je vous remercie !... Au revoir.
Il raccrocha et sourit à la jeune femme :
— Vous avez donc rendez-vous aujourd’hui à 11h à cette adresse.
Le jeune homme lui tendit le bout de papier qu’il avait arraché de son calepin. Elle le prit en le remerciant. Lorsqu’elle reprit son porte-documents qu’elle avait posé à terre à côté de sa chaise et qu’elle allait ouvrir la porte, le jeune homme la questionna, curieux :
— Au fait, qu’est-ce qui vous amène dans notre ville ?
— L’attrait de la nouveauté, comme on dit, répondit Julia Thorne avec mystère.
Le conseiller fronça les sourcils, mais n’insista pas plus. La jeune femme sortit de son bureau et disparut.
Julia se retrouva à nouveau dans la rue. Le soleil était un peu plus haut dans le ciel et avait réchauffé les trottoirs et les façades des immeubles. Elle rabaissa le col de son manteau et prit la direction de l’adresse que lui avait confiée le conseiller. Ce n’était pas très loin, à quelques pâtés de maisons d’où elle se trouvait. Elle décida de s’y rendre à pied.
Le Downtown n’avait rien à voir avec le quartier où résidait la jeune femme : il était plus lumineux, mieux entretenu et la population y était sensiblement plus riche. On y croisait des hommes et des femmes d’affaires, mais aussi des dilettantes ; il y avait également davantage d’officiers de police qui parcouraient les rues, et la jeune femme compris pourquoi lorsqu’elle passa devant le quartier général de la police, abrégé la G.C.P.D. Julia dépassa le bâtiment et se dirigea vers des immeubles communaux, ceux-là même qu’elle devait rejoindre selon l’adresse indiquée sur le morceau de papier. Ils se situaient juste derrière le quartier de la police, une tour vitrée de taille moyenne.
Elle pénétra dans le grand hall lumineux et se présenta à l’accueil, où elle fut tout de suite reçue de manière formelle. On la dirigea au deuxième étage jusqu’à une petite salle d’attente où des fauteuils arrondis et confortables étaient installés, une table basse vide au centre et une fontaine à eau dans le coin, accompagnée d’un yuka aux larges feuilles vertes. Julia Thorne s’assit jambes croisées et attendit qu’on vienne la chercher. Il n’était pas encore tout à fait 11h. Elle sortit son téléphone portable, ouvrit son application GPS et rechercha un restaurant dans les environs. Plusieurs épingles rouges apparurent autour de son lieu géo-localisé, puis elle élargit sa recherche à des snacks, boulangeries ainsi que superettes et supermarchés. Elle aurait besoin d’acheter quelques aliments pour les jours à venir. Par automatisme, elle vérifia également si un réseau wifi était disponible aux alentours. Elle fit dérouler la liste rapidement et repéra un réseau qui lui convint : elle détourna la sécurité par mot de passe et s’y connecta tout en masquant son IP. Alors qu’elle lançait une application de recherche de données en arrière-plan, un homme vint la chercher dans la salle d’attente. Elle glissa rapidement son téléphone dans la poche de son pantalon et se leva avec élégance. L’homme lui demanda de le suivre et la conduisit jusqu’à un petit bureau avec une large fenêtre qui donnait sur la rue et l’immense poste de police.
Un autre homme était assis à un bureau spacieux et méticuleusement rangé ; celui-ci se leva de son fauteuil pour tendre la main à la jeune femme. Ils se serrèrent la main, puis il l’invita à s’asseoir.
— Bonjour Mademoiselle Thorne, je suis Thomas Bergman, co-responsable du recrutement dans la fonction publique, département de la police et de la commune de Haysville.
— Je vous remercie de me recevoir aussi vite, lui répondit Julia en souriant.
— Nous avons plusieurs postes à pourvoir, notamment au sein du département de la police, mais Monsieur Wiart, en m’envoyant votre dossier par mail, m’a indiqué que vous cherchiez un poste d’archiviste. C’est bien cela ?
— Tout à fait, confirma la jeune femme en croisant ses jambes et en déposant élégamment ses mains sur ses genoux.
— C’est bien dommage, nous aurions besoin de personnes comme vous au sein de la police de cette ville…
— Ah oui ? l’interrogea Julia avec un air de curiosité sur son visage dont les yeux restèrent pourtant froids.
— Oui, disons que notre ville, depuis de nombreuses décennies, enregistre un taux de criminalité des plus alarmants, répondit avec gêne le bureaucrate. Nous ne manquons pas d’hommes et de femmes vaillants, mais… on dirait que cela ne suffit plus.
L’homme, d’une quarantaine d’années, poussa un soupir avant de reprendre avec plus d’assurance :
— Le poste que nous proposons a été créé il y a peu, il se trouve dans le département des archives de la police. C’est un temps partiel, et vous ne pourrez pas demander d’égalisation de salaire en fonction de vos qualifications, question de budget…
— Ce n’est pas grave, le rassura la jeune femme.
— Etes-vous à l’aise avec l’outil informatique ? demanda-t-il.
— Parfaitement. Je sais gérer une base de données, et je suis à l’aise avec de nombreux logiciels statistiques s’il le faut.
— Bien, répondit-il en hochant la tête. Par contre, vous serez la plupart du temps seule, car ce temps partiel a été créé à cause de la mise en maladie de notre archiviste actuel. Vous recevrez une formation sur 3 jours, puis vous devrez prendre vos fonctions au terme de celle-ci.
Julia acquiesçait aux différentes informations que lui donnait le bureaucrate, son air jovial et souriant se voulant avenant.
— Et peut-être même que vous pourrez décrocher le poste à temps plein en CDI si votre travail est satisfaisant, continua-t-il avec espoir.
— Je ne voudrais pas être responsable du licenciement d’une personne en arrêt maladie, objecta Julia.
— Ne vous inquiétez pas, il ne serait pas licencié, mais vous échangeriez vos postes. Une mention dans son contrat stipule qu’en cas d’arrêt longue maladie, il se verrait être rétrogradé sur un temps partiel.
Julia hocha à nouveau de la tête, moyennement satisfaite. Mais si cela devait en arriver là pour qu’elle obtienne un CDI durable dans le département, elle était prête à être la cause de ce sacrifice. Le quarantenaire poursuivit dans la description du poste et lui imprima son contrat. Il lui permit de prendre le temps de sa lecture et qu’ils pourraient se revoir le lendemain pour la signature et la visite des locaux. Julia accepta l’offre et proposa même de se revoir l’après-midi même. Ils fixèrent l’heure du rendez-vous à 15h, dans ces mêmes locaux. Ils échangèrent une nouvelle poignée de mains puis la jeune femme quitta le bureau en emportant le contrat dans son porte-documents. Elle sortit du bâtiment et regarda aux alentours, puis sur son GPS, et trouva un square où elle pourrait s’installer. Sur le chemin, elle trouva une chaîne qui faisait un café passable, commanda un capuccino puis se rendit dans le square arboré. Plusieurs bancs étaient déjà occupés, des hommes et des femmes mangeant leur sandwich ou discutant après leur repas pris sur le pouce. Un banc était resté libre à l’ombre d’un grand chêne ; Julia s’y assit et sirota son gobelet de café chaud, puis prit son téléphone portable resté dans la poche de son pantalon tout au long de son entretien d’embauche. Elle quitta l’application du GPS et retourna sur celle qu’elle avait lancée juste avant son rendez-vous : une liste de données cryptées défila sur l’écran. Après avoir enchaîné quelques manipulations, les données furent décryptées et elle balaya du pouce la liste avec attention, les traits de son visage s’étaient légèrement durcis sous la concentration. Elle fronça les sourcils, puis rangea à nouveau son téléphone dans sa poche.
Ce fut au tour du contrat d’être examiné : la jeune femme sortit le dossier imprimé et commença à le lire attentivement. Elle y souligna quelques éléments avec un crayon à papier, mais dans l’ensemble, il lui convenait parfaitement pour ce qu’elle comptait faire. C’était un très bon point de départ. L’heure de son second rendez-vous arrivant, elle se leva du banc, jeta son gobelet dans une poubelle de rue et prit le chemin de l’office communal. Elle se retrouva à nouveau dans la salle d’attente, et fut reçue à l’heure par le même bureaucrate, Monsieur Bergman. Les détails de son contrat furent négociés, puis elle put le signer. Elle devait commencer dès le lendemain matin avec la formation de 3 jours qui était prévue, et devrait se rendre dans les bureaux de la Gotham City Police Department à 8h. Là, on lui indiquerait son nouveau bureau.
Elle ressortit enfin de l’immeuble vitré, il était 16h passé, et prit la direction de son logement dans les bas-quartiers. En chemin, elle s’arrêta dans une supérette et acheta quelques bricoles à manger, rien de frais, car elle n’avait pas de réfrigérateur dans la chambre qu’elle louait.
La nuit tombait lorsqu’elle arriva devant la porte du numéro 4bis, la vieille dame la fit entrer ; cette fois-ci elle s’était habillée d’un pantalon de velours côtelé vert bouteille et d’un pull en laine de couleur crème où d’anciennes tâches n’étaient jamais parties. La vieille lança un regard en biais à l’étrangère tandis que celle-ci montait la cage d’escaliers après l’avoir saluée. Arrivée devant la porte de sa chambre, elle l’ouvrit, puis remarqua tout de suite qu’on avait fouillé dans ses affaires. Julia Thorne n’en fut pas étonnée, et s’y était même attendue. Elle n’avait rien laissé de précieux ou de compromettant dans la chambre. Elle referma la porte derrière elle, rangea les quelques courses qu’elle avait faites sur le plan de cuisine et ouvrit quelques instants la fenêtre pour aérer la petite pièce qui sentait le renfermé ainsi qu’une légère odeur aigre d’un parfum qui avait mal vieilli, le même que portait la vieille propriétaire. Elle se prépara un sandwich avec du thon en boîte et une sauce vinaigrette en bouteille premier prix, qu’elle mangea, assise sur son lit, tout en regardant par la fenêtre. Elle avait en vue directe les voisins de l’immeuble d’en face, un couple qui semblait se disputer pour une histoire de rouleau de papier toilettes non remplacé. Cela fit sourire la jeune femme, qui termina son sandwich en écoutant la conversation.
Elle fit rapidement sa toilette dans la salle de bain de l’étage, puis s’enferma à l’intérieur de sa chambre en laissant la clef dans la serrure. Elle se mit à l’aise, enlevant sa tenue de ville et enfilant un legging noir ainsi qu’un t-shirt blanc qui lui tombait sur les épaules. Elle sortit son ordinateur de son sac, ainsi que son téléphone portable, puis les connecta en USB. Le téléchargement des données commença, et Julia se mit à les éplucher avec attention. Elle constitua des dossiers et sous-dossiers, classa certaines données, en mit de côté d’autres. Elle n’avait rien récolté qui l’intéressait particulièrement, mais cela lui avait donné quelques informations qu’elle pourrait peut-être réutiliser plus tard. Elle referma son ordinateur et le rangea dans son porte-documents qu’elle glissa sous son matelas pour la nuit, avant de s’allonger sous les draps et la couverture.
Ses pensées se mirent à tourner dans sa tête, ressassant les événements de la journée et les plans qu’elle avait établis depuis plus d’un mois pour arriver à ses fins. Elle devrait vivre un mois tout au plus dans cette chambre, le temps de passer le mois d’essai dans ce poste aux archives de la police. Puis, elle pourrait commencer à chercher un appartement dans un autre quartier plus sûr et se rapprocher du centre névralgique de la ville. Elle devrait aussi faire ses preuves dans ce nouveau travail, sans toutefois attirer l’attention sur elle. La clef pour le projet qu’elle avait entrepris était la discrétion, mais aussi le fait de se rendre indispensable. Elle prit son téléphone portable et navigua quelques minutes sur internet, puis se rendit dans sa galerie de photos. Elle balaya du doigt les petites images qui défilèrent à toute vitesse, puis s’arrêta sur un cliché d’elle accompagnée d’une autre jeune femme, plus jeune d’une dizaine d’années. Les deux femmes étaient rayonnantes et se tenaient l’une contre l’autre, une main sur l’épaule de chacune. Leur ressemblance était frappante. Les yeux de Julia s’humectèrent de fines larmes malgré elle.
— Je te retrouverai, Adeline, je te le promets, lui murmura-t-elle tout bas, avant d’éteindre son téléphone, laissant la place aux ombres.