L'effet papillon
Chapitre 2 : L'effet papillon, Partie II
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L’effet papillon : Partie II
Tandis que Batman roulait au volant de sa Batmobile vrombissante, Gotham tout entière semblait vibrer sous ses roues. La voiture fonçait en direction de Park Row grâce au pilote automatique et Batman en profitait pour examiner plus attentivement les archives que le Bat-ordinateur avait déterré sur ce Gideon Wyborn.
Le moins que l’on pouvait dire sur lui, c’était qu’il avait tout d’un illuminé. L’histoire qu’il avait racontée à la police semblait tout droit sorti d’un rêve ou d’un roman de science-fiction. Une ville sous l’océan, un régent tyrannique, une guerre civile. Pourtant, le Chevalier noir ne pouvait s’empêcher de penser que résidait une part de vérité dans toute cette folie. La substance qu’il avait trouvée dans le morpho donnait étonnement l’impression qu’il était dans le vrai. Peut-être que le Lépidoptériste n’était pas qu’un simple dégénéré, après tout. Et c’est bien ça qui le rendait si terrifiant. Si c’était bien lui qui se cachait derrière le casque du scaphandrier, le Justicier masqué avait du souci à se faire.
Brusquement, Batman fut surpris par les soubresauts qui se répandaient dans l’automobile. La route se faisait plus cahoteuse, chaotique, moins entretenue. Il arrivait. Il décéléra pour se concentrer sur ce qui se passait autour de lui. Sur sa droite, un pauvre vieillard traînait un vieux caddie rouillé rempli de cannettes de bières devant une boutique de télévisions laissée à l’abandon. A sa gauche, c’est une femme qui tirait son landau à bout de bras. Bruce frémit. Une honte qu’il n’avait pas ressentie depuis longtemps commença à le tirailler. Il avait encore tellement à offrir à cette ville. Il le sentait au fond de ses tripes.
Soudain, le téléphone de la voiture grésilla. La voix d’Alfred s’échappa des haut-parleurs et son visage impassible pourvu d’une jolie moustache apparut sur l’écran de la Batmobile.
« Monsieur Bruce ? Vous n’avez pas oublié le gala, tout de même !
— Désolé, Alfred. Ils devront se passer de moi pour ce soir. Je suis sur la piste du Lépidoptériste. Je ne peux pas permettre de le laisser recommencer ses méfaits.
— Très bien, Monsieur Bruce. Je vais prévenir Monsieur Fox que vous aurez un léger retard. »
Juste après avoir mis fin à la conversation, le regard de l’homme chauve-souris fut attiré par une façade sur sa gauche. Instantanément, il se remémora celle de la photographie. C’était là que se terrait le Lépidoptériste. Batman stoppa net la Batmobile et descendit du véhicule pour jeter un œil de plus près.
L’endroit semblait abandonné depuis des années : les moulures sur la devanture en bois étaient abimées par le temps, la peinture de l’enseigne s’écaillait et le volet sur l’une des fenêtres du rez-de-chaussée bringuebalait au gré du vent. Batman s’avança sous le porche et tira la poignée de la porte d’entrée sans insister. Quand une petite cloche sur le montant se mit à résonner, il grimaça. S’il voulait rester discret, c’était manqué.
Une symphonie d’odeurs assaillit bientôt ses narines. La fragrance du foin d’abord, encore frais comme s’il venait d’être coupé. Puis, une senteur de vieux plâtre, assez désagréable. Tout ce qui avait servi à empailler ces bêtes.
Son regard se promena dans la boutique habillée d’un bois sombre, passant d’un renard aux yeux d’un noir profond fixé sur une branche, à celui d’un canard qui avait fière allure. Tous ces animaux le fixaient encore du regard, prêts à bondir sur lui. Pourtant, l’endroit semblait figé dans le temps. Seuls les tic-tacs de l’horloge accrochée à côté d’une tête de cerf sur le mur lambrissé rappelait que le monde n’était pas éteint. Grâce à ses sens acérés, il nota rapidement un autre bruit régulier, celui des gouttes qui tombaient du plafond et imbibaient le registre des clients posé sur le comptoir. Ces deux sons cristallins résonnaient en canon.
C’est alors qu’un vacarme s’éleva depuis l’arrière-boutique, un concerto de porcelaine brisée. Le Chevalier noir n’était pas seul. Il se précipita vers l’atelier, baignant dans l’éclat bleuâtre de la lune qui perçait à travers l’immense puits de lumière au plafond. Tous les outils étaient encore là, sur l’établi au centre. Comme si rien n’avait changé depuis que ce Wyborn avait arrêté son vrai travail pour se concentrer sur… d’autres activités plus lucratives, sans aucun doute. Par terre, il trouva un pot en terre cuite en morceaux. Voilà d’où venait le bruit. Mais aucune trace du Lépidoptériste.
Néanmoins, ce fut un autre détail qui chiffonna le plus grand détective du monde : un matelas, posé dans un coin, près d’une table de chevet aménagée grâce à une palette sur laquelle reposait une pile de jouets impressionnante. D’après ce qu’il avait vu en entrant, il y avait un escalier qui menait à l’étage, sûrement à une chambre. Alors, que faisait ce matelas ici ? Qui donc le Lépidoptériste hébergeait-il dans l’atelier ? Son enfant ?
Soudain, la porte se referma derrière lui. Il s’apprêtait à sortir un batarang pour se défendre, mais son assaillant ne lui en laissa pas l’occasion. De nulle part, un coup de pied dans le ventre le projeta à terre. Il releva la tête et le scaphandrier se révéla enfin devant lui, comme un caméléon reprenant ses couleurs naturelles. C’est à croire qu’il avait vraiment la capacité de se rendre invisible.
Batman se redressa en vitesse et plia les genoux, prêt à se jeter sur celui qu’il pensait être Gideon Wyborn, lorsqu’une voix féminine résonna dans le casque et lui colla des frissons dans tout le corps.
« Bruce ! Arrêtez, je vous en prie ! On doit parler ! »
Son corps se figea sur place. Cette personne, qui qu’elle soit, connaissait sa véritable identité ! Une goutte de sueur perla le long de sa joue. Avait-il été si imprudent ? Et cette voix… Un souvenir pas si lointain lui revint en mémoire. Le matin même, dans la Tour Wayne.
La femme retira son casque. Même s’il s’y attendait, Batman resta bouche-bée lorsqu’il découvrit le visage du scaphandrier.
« Mademoiselle Lamb ? s’étonna-t-il.
— Ecoutez, monsieur Wayne. Je sais que tout cela peut-être déstabilisant pour vous, mais je vous en prie, il faut que vous m’écoutiez.
— Je ne comprends pas… Qu’est-ce qui vous a permis de deviner qui j’étais ?
— Cela fait plusieurs mois que je vous suis.
— C’est impossible ! Je vous aurais repéré.
— Mon camouflage organique m’a grandement aidé, je dois bien l’avouer. C’est ce qui me permet de me rendre invisible lors de mes filatures. Votre identité s’est ensuite révélée d’elle-même.
— Qui vous envoie ? Hugo Strange ? »
Après tout, ce ne serait pas la première fois que Strange découvre mon identité, pensa Batman.
« Personne ne m’envoie, je vous prie de me croire !
— Très bien. Alors commencez par m’expliquer comment vous faites ça au juste.
— C’est grâce à l’ADAM, monsieur Wayne. (En un instant, elle façonna une boule faite de feu au creux de sa main.) J’imagine que c’est ce qui vous a alerté lorsque vous avez ramené le papillon chez vous, n’est-ce pas ? C’est de cette substance que sont nés les papillons de Gideon. C’est aussi cette matière qui me donne cette force, cette agilité et ces pouvoirs.
— Alors c’est donc comme ça que vous nommez la substance que produisent les limaces. »
Eleanor hocha la tête.
« Et qu’en est-il de lui, de ce Wyborn ? A-t-il les mêmes pouvoirs que vous ?
— Pas exactement, expliqua Eleanor en passant en revue les papiers tachés éparpillés sur l’établi. Si j’en crois ce que j’ai vu, il a développé ses propres capacités grâce à l’ADAM. L’argent qu’il volait lui a permis en partie d’arriver à ses fins. Et je suppose que la petite qu’il a recueillie a dû l’y aider aussi, à sa manière.
— De qui parlez-vous ? »
Eleanor Lamb tourna la tête vers un coin sombre de la pièce.
« Tracey ! Tu peux sortir, ma chérie. Il ne nous fera pas de mal. »
Batman plissa les yeux pour mieux apercevoir la partie de l’atelier masquée par les ténèbres. Tout à coup, deux grands yeux jaunes, luisants comme deux soleils, se matérialisèrent. Une petite fille à la peau pâle entra dans la lumière, un sourire timide sur le visage, ses lunettes de soleil qu’elle tenait fermement entre ses petites mains. Elle approcha tout doucement et passa sa tête sous le bras droit d’Eleanor Lamb. La scaphandrière la serra et la réconforta.
« C’est une Petite Sœur, monsieur Wayne. Elle m’a dit qu’elle s’appelait Tracey Buxton. C’est elle qui produit l’ADAM, grâce à son métabolisme. Moi aussi, j’ai été une Petite Sœur il y a longtemps. Maintenant, je suis comme… sa Grande Sœur, si vous voulez. »
Elle secoua la tête et mit fin à ses divagations d’un geste de la main.
« Ce serait trop long à expliquer en détail. Tout ce que je sais, c’est qu’elle n’est pas ici de son plein gré. D’après ce que j’ai compris, Gideon l’oblige à rester cachée ici, derrière ses lunettes de soleil. Il a dû la recueillir dans la rue et en faire ce qu’elle est aujourd’hui avec les moyens qu’il avait à sa disposition.
— Alors, Wyborn n’est pas son père biologique.
— Non, affirma Eleanor, catégorique. Tracey est une orpheline, comme vous… et moi. »
Le silence retomba. Eleanor laissa le temps à Bruce de digérer l’information. Il ne parvenait pas à défaire son regard de cette pauvre fille. Bien sûr, son passé n’était pas étranger à son empathie pour cette petite. Il fallait tout faire pour qu’elle soit en sécurité. Et pour ça, il devait en finir avec Gideon.
« Si je suis venu, c’est pour trouver Wyborn, rappela Batman. Je suppose que vous savez où il est, n’est-ce pas ?
— C’est justement de ça qu’il faut que nous parlions. Il n’est pas ici, mais je crois savoir où on peut le trouver.
— Comment vous connaissez ce type ?
— C’est une longue histoire. J’ai connu Gideon Wyborn avant même qu’il arrive ici, à l’époque où il était encore à Rapture. Un fanatique, aveuglé par la croyance toxique que ma mère a importé dans la ville. Il était l’un de ses plus fervents adeptes, en fait.
— Votre mère avait fondé sa propre religion… dans une ville sous-marine appelée Rapture ? J’ai du mal à vous croire.
— Disons que c’était plutôt un courant de pensée, expliqua Eleanor, qui ne semblait pas avoir compris la remarque de l’Homme chauve-souris. J’ai compris qu’il serait prêt à tout pour faire la même chose ici à Gotham quand j’ai remarqué les morpho bleus qui apparaissaient ça-et-là. J’ai alors su que je devais vous empêcher de tomber dans son piège en vous envoyant voir Gordon.
— Un piège ? Mais enfin de quoi parlez-vous ?
— Le gala de ce soir, à la Tour Wayne. J’ai des raisons de penser qu’il compte s’en prendre à Bruce Wayne. Tout à l’heure, vous m’avez demandé où se trouvait la bathysphère. Je sais où elle est. Mais vous êtes le seul à pouvoir y accéder car avant sa mort, votre père a fait en sorte que vous seul puissiez l’ouvrir. Depuis que les journaux ont révélé que Thomas Wayne avait mis la main sur cet engin, Gideon n’a pas dû avoir trop de mal à deviner la suite. Et s’il vous atteint, tout est fichu.
— Que compte-t-il en faire ?
— Je l’ignore encore. Mais je suppose qu’il a oublié quelque chose dans cette bathysphère, quelque chose qu’il souhaite récupérer. Et vous êtes le seul à se tenir entre lui et ce qu’il veut.
— Mais pourquoi aujourd’hui ? Pourquoi maintenant ?
— Parce que c’est l’occasion pour lui de frapper un grand coup contre ceux qu’il pense responsables de ses malheurs, vous et tous les riches de cette ville. C’est aussi la raison pour laquelle il s’attaquait aux banques et aux bijouteries. Pour lui, tout est une question de symbole. Et le morpho bleu symbolise ce en quoi il croit : infiltrer la société pour renaître en son sein. »
Bruce avait affronté Ra’s Al Ghul l’immortel, mais cette histoire, c’était quelque chose. D’autant plus quand son propre père entrait dans l’équation. En plus, il se demandait encore s’il pouvait vraiment faire confiance à cette femme qu’il connaissait si peu. Mais il n’eut pas trop le temps d’y réfléchir.
Des grésillements s’échappaient d’un petit poste de télévision cathodique, posé sur une étagère bourrée de produits chimiques. Batman et Eleanor dédièrent alors toute leur attention à la petite Tracey qui s’était éloignée sans qu’ils s’en aperçoivent. Elle se tenait devant l’écran de télé maculé de neige, en train de régler la fréquence avec la molette.
« Qu’est-ce que tu fais, ma chérie ? lui demanda Eleanor, avec une pointe d’appréhension.
— Monsieur P m’a dit de regarder la télé ! Il m’a dit que je pourrai toujours le voir, même une fois qu’il serait parti ! » s’exclama-t-elle, avec une excitation palpable au creux de la voix.
Batman n’eut aucun mal à deviner ce qu’elle souhaitait regarder à la télé : Gideon Wyborn voulait que sa fille adoptive le voit en action. Et s’il attaquait la Tour Wayne, comme Eleanor Lamb le suspectait, il allait sans aucun doute obtenir ce qu’il voulait. Comme Eleanor s’apprêtait à arrêter la télévision, il la retint en lui agrippant délicatement le bras. Tout à coup, l’image se fit plus nette. Le visage de la reporter Summer Gleeson sortit progressivement du brouillard de pixels, un micro à la main. Avec son visage de marbre habituel, elle couvrait l’évènement de la soirée depuis la rue : une prise d’otage à la Tour Wayne.
« On dirait qu’il a déjà commencé son œuvre ! déplora Batman.
— Allez-y, Bruce ! Je vais m’occuper de mettre Tracey en sécurité ! »
Batman opina du chef et serra le poing. Ce Lépidoptériste avait été trop loin : voler des bijoux était une chose, mais prendre en otage un groupe d’innocents, c’en était une autre. Il était temps de lui montrer comment on se défendait, à Gotham City.
***
Une nouvelle nuit, un nouvel appel pour le commissaire Gordon. Cette fois, c’était la Tour Wayne qui était prise d’assaut. La fête battait son plein au dernier étage de l’immeuble lorsque le Lépidoptériste, le suspect qu’il recherchait depuis quelque temps, avait fait irruption dans le hall. Accompagné d’un groupe armé qu’il avait à sa solde, il avait déversé sur son passage des nuées entières de papillons tel un pharaon d’Egypte, provoquant une panique généralisée parmi les riches invités. Il en avait même capturé quelques-uns dans des filets. Des filets ! Ce type était dingue.
Malheureusement, aucun policier ne pouvait pour l’instant risquer l’ascension, aux dépens de la vie des otages. Seul le caméraman de la chaîne de télé locale s’était vu accorder une exception par le Lépidoptériste, afin qu’il puisse assurer la retransmission de ce grand feu de joie dans tout Gotham.
Gordon avait réussi à dégotter une vieille télévision et à la brancher dans le grand hall d’entrée de la Tour Wayne. Gideon Wyborn y apparaissait triomphant et exalté au milieu de la grande salle de bal à l’architecture Art déco d’une richesse inouïe. Il fixait du regard la caméra, coiffé d’un chapeau de paille recouvert de ses affreux papillons, vêtu d’une veste bleue en lin par-dessus un chandail à col roulé d’un bleu azur, entouré par ses dizaines d’hommes de main.
Assis sur la chaise du gardien, le commissaire assistait, impuissant, à son discours d’illuminé, qu’il prononçait d’une voix sinistre :
« Bonjour, peuple de Gotham. Je suis le Lépidoptériste. Ne craignez rien, car je suis ici pour vous libérer. Tel le morpho bleu, je me suis fait une place dans cette ville. J’ai mûri en son sein, et je suis enfin prêt à faire mon entrée devant vous. Aujourd’hui, il est temps de mettre un terme aux problèmes qui gangrènent cette ville et votre société tout entière. Mais pour ce faire, un homme doit en payer le prix. Si Bruce Wayne ne se livre pas avant le lever du soleil, ses chers invités en subiront les conséquences. »
Son regard débordant d’une folie latente était glaçant. Sa mâchoire carrée proéminente et sa bouche déformée ajoutait à la terreur qu’il inspirait. Gordon fut presque soulagé de voir l’image se figer brusquement, puis mourir, et Summer Gleeson reprendre l’antenne. Elle aussi tentait de garder son sang-froid entre les sirènes de police et les hoquets de peur des badauds dans la rue.
Gordon massa ses yeux sous ses lunettes rectangulaires. Il avait du mal à savoir par où commencer, tant la situation semblait désespérée. D’après ce que le gardien de la tour lui avait expliqué, Bruce Wayne ne s’était même pas présenté à sa jolie petite fête. Il était, jusqu’à preuve du contraire, totalement introuvable. Tant mieux pour lui. Il n’était pas question de le livrer à ce monstre. Gordon avait beau se décourager, il n’en restait pas moins lucide.
Et, alors que tout espoir semblait perdu, Summer Gleeson annonça avoir repris contact avec le reporter coincé au dernier étage. Sa caméra retransmettait les images en direct, mais il était difficile de distinguer ce qui se tramait, tant les mouvements de caméra étaient erratiques. Des coups de feu et une ombre filant à la vitesse de l’éclair. Un sourire naquit sur le visage du commissaire : Batman était de retour.
***
Le Lépidoptériste n’avait jamais eu affaire à l’homme chauve-souris en personne, mais il allait bientôt s’en mordre les doigts. Un silence de mort avait enveloppé le gala quand l’homme au chapeau de paille avait fini de réciter le discours qu’il avait appris par cœur. Tous les invités qui s’étaient réfugiés sur la scène en arc-de-cercle au fond de la pièce étaient pétrifiés. Ils connaissaient Bruce Wayne et il avait beau être leur ami, il n’était pas vraiment du genre à se jeter à l’eau pour sauver quelqu’un de la noyade. D’ailleurs, il était sûrement loin de Gotham, à l’heure qu’il était.
Le Lépidoptériste, lui, trépignait d’impatience. Il crevait de chaud. Avec tous ces regards portés sur lui, il prenait lentement conscience de l’impact qu’il avait sur ces gens et se délectait de leur crainte. A vrai dire, il avait attendu cette reconnaissance toute sa vie. Lui, le pauvre petit gars chétif que personne ne prenait au sérieux était maintenant le centre de l’attention. Certes, il avait vieilli et mûri depuis, mais sa destinée l’attendait encore. Bientôt, d’une manière ou d’une autre, il aurait ce qu’il était venu chercher, ce qu’il avait oublié dans la bathysphère des années auparavant. Et une fois ce livre en sa possession, il règnerait sur Gotham en soulevant les masses qui n’attendaient qu’un guide pour mener la révolte.
Alors qu’il veillait sur l’un des papillons qu’il avait invoqué de ses mains, un bris de glace déchira le silence. Gideon leva les yeux et il l’aperçut : l’homme chauve-souris. Ce n’était pas vraiment celui qu’il attendait, mais il s’en contenterait. Un amuse-bouche avant l’arrivée du dîner. Mais avant d’attaquer, il observerait de loin.
En deux secondes à peine, Batman avait déjà assommé deux des mercenaires que Gideon avait enrôlés grâce à l’argent de ses braquages. L’homme chauve-souris était aussi rapide qu’un véritable chiroptère, mais cela n’avait jamais empêché Gideon d’en capturer un ou deux qui tentaient de s’en prendre à ses pauvres papillons. Les balles des mitraillettes s’entrecroisaient et manquaient leur cible, tandis que ses coups de poings filaient à toute allure, à chaque fois en pleine mâchoire. L’un de ses gars tenta une approche plus subtile et se jeta sur lui par derrière. Batman grogna et le rejeta d’un coup de coude dans la poitrine. Il fléchit les genoux, prêt à bondir sur le prochain adversaire.
Gideon sourit et saisit sa chance : il tendit le bras vers l’Homme chauve-souris et le mit en joue avec son arme artisanale. Lorsqu’il pressa la gâchette, un filet traversé d’arcs électriques en jaillit, comme une toile d’araignée prête à envelopper sa proie. Batman tourna la tête et tenta un pas de côté mais trop tard. Le piège se referma sur lui et le Chevalier noir se retrouva immobilisé, paralysé et cloué au sol par le poids du filet et l’électricité qui contractait ses muscles. Impossible de s’en dépêtrer.
« Bien tenté, Monsieur le Justicier masqué, le nargua Gideon en retenant un éclat de rire au fond de sa gorge. Mais vous ne faites pas le poids contre nous. Nous, nous sommes la Famille, nous avons un même idéal. En quoi croyez-vous, dites-moi ? »
Alors qu’il s’approchait de lui, une autre voix féminine lui répondit :
« Moi, je crois qu’il va vous botter les fesses. »
Une peur manifeste passa dans le regard de Gideon. Il avait reconnu Eleanor Lamb, la fille de son ancienne mentor, et il avait du mal à en croire ses oreilles. Entendre cette voix était comme revoir un fantôme, extirpé d’un lointain passé pour revenir le hanter. Un spectre qui allait bientôt mettre son plan en échec s’il n’agissait pas très vite.
« Toi ! hurla Gideon en manquant de s’étouffer. Occupez-vous d’elle ! »
Les hommes de main restants se massèrent devant leur chef et se mirent à tirer une pluie de balles en direction d’Eleanor, parée de son impressionnant scaphandre. Petit à petit, elle s’éloignait lentement de la fenêtre brisée pour se rapprocher de Gideon. Au bout de quelques secondes, les sbires blêmirent. Les balles ricochaient sur elle et ne parvenaient pas à percer le blindage de l’armure. Ce n’étaient que des piqûres d’insecte face à une telle défense. Mais Gideon, dégoulinant de sueur, leur ordonna de continuer, pendant qu’il rechargeait son arme.
Eleanor, cependant, n’en était pas à sa première rixe : elle attrapa un des types par le col et le projeta jusqu’au lustre en cristal accroché au plafond, puis elle en fit valdinguer un autre qui alla s’écraser sur le piano à queue près de la scène, arrachant au virtuose caché sous le piano un sanglot de terreur. Et, lorsque le Lépidoptériste la mit en joue, elle esquiva le filet qui se jetait sur elle à la vitesse d’un guépard en dépit de son scaphandre.
De son côté, Batman tentait tant bien que mal de reprendre le contrôle de ses muscles pour se sortir de son calvaire. Il sentait le courant faiblir et en profita pour se saisir du découpeur plasma caché dans sa ceinture multifonctions. Il s’affaira à couper la corde en métal et parvint à déchirer le filet électrifié. Le Chevalier noir se releva, toujours pris de vertiges. Il entendit un des sbires crier et para de justesse un direct dans le visage, auquel il répondit par un coup de coude dans les gencives. Un sourire se dessina sous son masque. Visiblement, il n’avait pas perdu ses réflexes.
Son attention se reporta rapidement sur le Lépidoptériste. Ce dernier avait relevé la manche de sa veste et avait apposé une seringue sur son bras. Doucement, il l’enfonçait sous la peau, s’injectant un liquide bleu phosphorescent en plein dans les veines. Batman jeta un œil vers Eleanor, qui s’approcha de lui à grands pas.
« Il faut qu’on l’arrête, maintenant ! lui dit-elle en envoyant valser le dernier type encore debout. Il s’apprête à utiliser son pouvoir et je n’ai pas envie de savoir ce que vont nous faire ses papillons. »
Batman opina du chef et les deux héros se ruèrent sur Gideon.
Mais il était trop tard. Le Lépidoptériste ouvrait déjà les bras et poussait un cri déchirant. Ce fut le chaos. Une nouvelle nuée de morphos, plus puissante et déchaînée que la précédente, recouvrit littéralement la pièce, masquant la seule source de lumière qui provenait du lustre. Tout devint aussi sombre qu’un jour d’éclipse. Les invités priaient pour leur vie, hurlant de terreur. Tous ces insectes semblaient se mouvoir à l’unisson, comme guidés par un esprit unique, celui du Lépidoptériste.
Batman et Eleanor se perdirent de vue derrière le rideau de papillons qui paraissait de sa propre initiative vouloir les séparer à tout prix. Malheureusement pour eux, la force de ses bestioles venaient de leur nombre. Batman avait eu le réflexe de placer sa cape au niveau de son nez, mais cela ne suffisait pas : il pouvait sentir le battement de leurs ailes qui repoussait ses bras ; il les sentaient s’immiscer sous son masque, leurs pattes déformant son visage, tentant de s’introduire dans sa bouche. Eleanor avait la chance d’être épargnée par son scaphandre. Il finit par la repérer, tandis qu’elle lançait une colonne de flammes dans les airs pour disperser la meute de papillons.
C’est alors que l’homme chauve-souris eut une idée à son tour : une bombe fumigène. Cela avait fonctionné dans la bijouterie. Il croisait les doigts pour que ça marche à nouveau.
Batman fit claquer sa cape et attrapa l’une des billes dans sa ceinture puis la jeta au milieu de la pièce. Il posa son masque à gaz sur son nez, juste à temps avant que la bombe n’explose, relâchant une fumée blanchâtre étouffante. En quelques secondes à peine, les papillons commençaient déjà à tomber comme des mouches.
Batman plissa les yeux. A travers la brume, le regard du Chevalier noir fut capté par le chapeau de paille du Lépidoptériste qui semblait flotter dans les airs, en direction de la sortie. Il essayait de s’enfuir !
« Là ! » cria-t-il à Eleanor.
L’héroïne au scaphandre rutilant réagit au quart de tour : le bras tendu vers lui, elle arma son harpon et ferma un œil. Le harpon glissa sur son bras et alla se ficher dans la jambe de Gideon. Le Lépidoptériste s’effondra au sol, le souffle coupé. Batman crissa des dents en s’approchant pour vérifier qu’il allait bien. Monsieur Wyborn allait sûrement boiter pendant quelques mois, mais il s’en sortirait.
***
La salle de bal du vingt-troisième étage était un vrai champ de bataille. Des fenêtres brisées, un piano réduit en pièces, un lustre qui ne tenait plus que par un fil. Autant que dire que les dégâts étaient conséquents mais, fort heureusement, limités à la Tour Wayne. Grâce à Eleanor, la ville entière était sauvée.
Les participants du gala avaient émergé de la fumée un peu groggys. Tout le monde était hors de danger et les hommes de Gideon avaient rapidement été arrêtés par le Commissaire Gordon et ses collègues. Gideon, quant à lui, avait eu le droit à un traitement de luxe : il était à nouveau en route pour Arkham, où Bruce Wayne s’assurerait qu’il reçoive les soins qu’il mérite.
Après la tempête vint le calme et les réponses. Une fois les deux héros parés de leurs tenues civiles, Eleanor mena son patron dans les souterrains de la Tour Wayne, là où elle avait travaillé incognito pendant toutes ces années. Le département de l’ingénierie maritime, celui que son père avait créé après l’arrivée de Gideon, ressemblait plutôt à un dépotoir ou à un garage qu’à un véritable lieu de recherche. Des dizaines de sous-marins entassés dans ses sous-sols aux airs de hangars attendaient d’être testés ou réparés. Des pièces étaient éparpillées un peu partout, comme une hélice adossée à une coque, ou des torpilles empilées tout le long des larges fondations en béton armé qui soutenaient la Tour.
Eleanor savait déjà où chercher. Derrière la figure galbée d’un sous-marin à la retraite estampillé Wayne Entreprises, Bruce aperçut une boule de métal à taille humaine. Etonnement, elle semblait aussi dorée et reluisante que si elle n’avait jamais touché l’océan. Eleanor avait dû bien s’en occuper.
« C’est drôle, c’est comme si elle attendait votre arrivée, lui fit remarquer Eleanor avec un sourire au coin de la bouche lorsqu’ils arrivèrent devant l’engin.
— Qui donc ?
— La bathysphère ! Votre père l’avait calibrée pour qu’il puisse être le seul à l’ouvrir. Mais… Quelqu’un avec une fréquence génétique identique à la sienne pourrait le faire, lui aussi.
— Autrement dit, je suis la personne idéale », nota Bruce.
Un grand soulagement s’empara de lui. Il comprenait enfin le rôle qu’il allait jouer. Hélas, cela l’attristait aussi beaucoup que son père n’ait pas pu lui en parler plus tôt. Sans le savoir, Thomas Wayne avait laissé cette bathysphère pour lui et avait emporté le secret dans la tombe. S’il avait été là, l’attentat qui avait eu lieu au vingt-troisième étage aurait sans doute pu être évité.
Bruce fit quelques pas en direction de la baie vitrée qui scellait le submersible et un petit clic s’opéra. Comme mue par une force invisible, la porte s’ouvrit lentement devant lui avec un léger grincement, dévoilant un intérieur luxueux et confortable, baignant dans la lumière vacillante de la bathysphère qui venait de s’allumer. Il y avait une banquette moelleuse en cuir rouge en demi-cercle accueillait autrefois le postérieur des habitants de Rapture. Et, sous cette banquette, Bruce y voyait quelque chose. Il se baissa pour le ramasser
« C’est… un livre ? s’étonna Bruce Wayne en prenant l’objet tant convoité entre ses mains avec un air ahuri.
— C’est celui de ma mère ! découvrit Eleanor, interloquée. Unité & Métamorphose, c’est comme ça qu’elle l’avait appelé. Il contient tout sur son idéologie, ses pensées et sa… religion.
— Alors c’est sur ce livre que le Lépidoptériste comptait mettre la main, après m’avoir kidnappé.
— C’est logique, en fait. Gideon n’était pas assez intelligent ou charismatique pour expliquer ou transmettre l’idéologie de ma mère comme il le souhaitait. Mais s’il avait réussi à s’en prendre à vous pour avoir ce ramassis de bêtises, il aurait pu la répandre dans tout Gotham et bien au-delà.
— Heureusement que vous l’en avez empêché alors, lança Bruce avec un sourire.
— J’ai reçu un peu d’aide », rétorqua Eleanor en répondant par le même sourire.
***
Eleanor Lamb et Bruce Wayne n’avaient pas tardé à enfiler leurs costumes de créatures de la nuit pour une dernière virée sur les toits de Gotham. Là-haut dans le ciel, la Lune illuminait le ciel rougeâtre de la ville, projetant des ombres difformes au sommet des immeubles et dans les rues animées.
Alors qu’ils tenaient debout, côte à côte sur le toit du GCPD, le commissariat de Gotham City, les deux héros profitaient d’une pause bien méritée. L’air empestait la fumée des cheminées des usines et les effluves polluantes des voitures en contrebas, qui remontaient dans les hauteurs. Le calme semblait être revenu. Mais Batman savait que le crime n’attendait pas. Ce n’était qu’une question d’heures ou de minutes. Cette quête sans fin était pesante, mais il ne pouvait la confier à personne d’autre.
Ou bien… Peut-être qu’Eleanor pouvait être celle qui prendrait sa place, un jour. Elle en avait les épaules.
« Qu’allez-vous faire, maintenant ? » l’interrogea Batman.
— Je… Je crois qu’il est temps que je prenne le large quelque temps. Et puis, je suppose que je dois vous annoncer ma démission.
— Plus rien ne vous retient ici, alors ? demanda le Chevalier noir en croisant les bras, avec une pointe de déception au creux de la voix.
— Maintenant que j’ai soigné Tracey de son mal et qu’elle est en sécurité à l’orphelinat, je crois que non. Pour tout vous dire, j’ai attendu la venue de Gideon pendant longtemps. Je savais qu’il essaierait de prendre le contrôle de la ville, un jour ou l’autre. C’est pour ça que je suis restée. Mais maintenant que nous avons mis un terme à ses agissements, je n’arrête pas de penser à Rapture. S’il reste encore des gens à sauver là-bas, je dois essayer. Je ne peux pas rester ici, les bras croisés.
— Je comprends. Mais si vous revenez à Gotham un jour, passez me voir. J’aurai peut-être besoin de votre aide, on ne sait jamais.
— Quand je reviendrai à Gotham, monsieur Wayne, je passerai vous dire bonjour, je vous le promets. »
La Grande Sœur reposa son casque rond sur ses épaules et le scella. Elle s’étira puis se prépara à faire le grand saut en posant ses pieds au bord du vide.
Au loin, les docks de Gotham et ses entrepôts en tôle luisaient sous la lumière de la Lune. L’eau agitée de la baie scintillait comme en plein jour.
Eleanor sourit. C’était comme si l’océan la rappelait à lui.