Comme si c’était la première fois

Chapitre 1 : Pour quelqu’un qui le mérite autant

2621 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour il y a 5 mois

EKKO


« Il n’y a pas longtemps, j’ai appris d’une personne… très spéciale que, peu importe ce qui a pu arriver dans le passé, il n’est jamais trop tard pour bâtir quelque chose de nouveau… pour quelqu’un qui le mérite autant. »

Mon cœur s’emballe. Mes doigts crispés sur la chaînette, je m’apprête à la tirer une énième fois quand son regard m’arrête net. Ses yeux sont humides, brillants d’un désespoir qu’elle tente encore de masquer en détournant la tête. Sa lèvre tremble une fraction de seconde, puis elle se ressaisit, ravalant ce qui pourrait ressembler à une faiblesse.


— Jinx…


Ma voix est plus douce. Pas par pitié —je sais qu’elle détesterait ça— mais par instinct, comme si le moindre mot trop brutal pouvait suffire à la faire basculer. Elle renifle, jauge le vide sous ses pieds, et finit par demander :


— Et tu proposes quoi, petit génie ?


Un frisson me parcourt. Je tente de ne rien laisser paraître mais…


— Jinx !


Elle se jette dans le vide. Mon cœur éclate dans ma poitrine. Je tire sur la chaînette, encore et encore, ramenant le temps en arrière. Chaque fois, le même scénario. Chaque fois, le même poids dans mes tripes, la même terreur de la perdre. Mais cette fois-ci, quelque chose change. Quand elle rouvre les yeux, ses joues sont trempées, sa respiration hachée. Elle s’effondre au sol, son corps secoué de sanglots.


Je reste figé un instant.


Je devrais m’endurcir. Me rappeler ce qu’elle a fait. Me souvenir qu’elle n’est plus Powder. Mais, en cet instant, tout ce que je vois, c’est une fille brisée, recroquevillée sur elle-même, une fille qui pleure comme une gamine abandonnée. Et ça me fout en l’air.


Je m’approche, toujours sur la défensive, les doigts crispés autour de ma capsule. C’est compliqué, d’être à la fois prêt à l’arrêter et désespéré à l’idée de la voir sombrer. Elle ne bouge pas quand je m’assieds à côté d’elle. Je tends un bras et la bouscule légèrement de l’épaule, un geste instinctif, presque naturel. Un écho d’un autre temps, d’un coucher de soleil dont moi seul ai gardé le souvenir…


— On va s’en sortir, Jinx.

— Tu mens.


Sa voix brisée me frappe en plein cœur. Elle ne cherche même pas à être cruelle, elle dit juste ce qu’elle pense, ce qu’elle ressent au plus profond d’elle-même. Et moi, qui suis-je pour lui faire cette promesse ? Qui suis-je pour croire que je peux encore la sauver ?


Mais si je commence à douter, alors tout est perdu.


Elle finit par relever les yeux vers moi. Son regard est hanté, fatigué, mais il y a quelque chose d’autre derrière… quelque chose qui attend une réponse, même si elle ne l’avouera jamais.


Alors je lui souris en coin, un sourire que j’espère contagieux.


— On va déjà commencer par ta coupe.


Et avant qu’elle puisse réagir, j’attrape une de ses mèches entre mes doigts. Elle ne dit rien, mais ses sanglots se sont tus. Ses yeux dérivent vers l’anomalie dans ma main. Elle suit du bout des doigts les petits singes à l’intérieur de la capsule, son regard perdu dans une incompréhension silencieuse. Je vois les rouages tourner dans sa tête. Elle doit se dire que je suis un fanatique, un maniaque obsédé par son travail, quelqu’un qui l’a idolâtrée au point de reproduire ses inventions…


— J’ai fait ça quand ?


Ma respiration se coupe.

Elle a compris.

Évidemment qu’elle a compris. Jinx a toujours été brillante, trop même. Mais comment lui expliquer ? Comment lui faire accepter une réalité qui défie tout ce qu’elle connaît ?


Elle fronce les sourcils, détaillant la capsule comme si elle fouillait ses souvenirs, cherchant une trace de cet objet qui semble si familier et pourtant inexistant dans sa mémoire. L’agacement tord peu à peu ses traits, et je me frotte la nuque avant de soupirer :


— C’est compliqué.


Elle ne relève pas tout de suite. Ses doigts effleurent encore la surface de l’anomalie, comme si elle essayait d’en capter quelque chose. Puis, lentement, elle relève les yeux vers moi.


— Pourquoi es-tu revenu, Ekko ?


Je déglutis.


— Pour toi. Pour Zaun. Et…


Elle éclate de rire. Un rire vide, cynique, chargé de mépris.


— Il n’y a rien en moi qui mérite qu’on s’y attarde.


Je me tais. Lui dire le contraire maintenant ne servirait à rien. Pas tant qu’elle refusera d’entendre autre chose que sa propre condamnation. Mais avant que le silence ne s’éternise, elle reprend, d’un ton plus léger :


— Mais j’ai besoin d’une nouvelle coupe.


Son acceptation voilée me soulage plus que je ne veux l’admettre. J’acquiesce et l’aide à se relever. Alors que je détaille l’endroit, une étrange sensation me serre la poitrine. Toute sa vie semble réduite à cette plateforme suspendue au-dessus du néant. Ses couleurs explosives recouvrent la misère du métal rouillé, comme un masque grotesque sur une blessure béante. L’odeur d’essence est si forte qu’elle me brûle la gorge, mais ce n’est rien comparé aux vapeurs de Zaun auxquelles nous avons été habitués.


— Tu me fais visiter ?


Son regard s’anime d’une lueur fugace et elle hoche la tête, un sourire au bord des lèvres. Elle sautille jusqu’à un vieil établi, s’accroche au rebord et d’un ton théâtral, annonce :


— Dans cette salle se sont joués les plus grands combats de Pue-du-Bec ! Éternel vainqueur, il n’a jamais failli devant l’ennemi ! Il faut dire qu’Isha l’av—…


Sa voix s’étrangle brutalement.

Son corps se crispe.

Et d’un coup, elle s’effondre.

Ses épaules tremblent et je n’ai même pas le temps de tendre la main vers elle qu’un hurlement déchire l’air. Un cri de douleur pure, à glacer le sang. Pas une plainte, pas un sanglot. Quelque chose d’animal, de brut, un hurlement qui hurle trop de choses à la fois pour être interprété.


Mon cœur explose dans ma poitrine.

Sans réfléchir, je tire sur la chaînette.

Le monde se tord et se compresse, les secondes se déroulent à l’envers, et je la revois se pencher sur l’établi, ses doigts traçant un cœur gravé dans le bois. Son regard s’humidifie.


Non.

Encore un peu plus loin.


Je tire à nouveau. Un vertige violent m’arrache un gémissement. Mes entrailles se crispent, la douleur irradie dans mes tempes.


Stop.


Je tombe à genoux, le souffle coupé. La plateforme tangue sous moi, et lorsque ma vision se stabilise, Jinx est là, devant l’établi, les doigts suspendus au-dessus du bois usé.

Elle se retourne, me fixant avec surprise.

Ma tête bourdonne. J’ai réussi. Je suis remonté assez loin.

Assez loin pour l’empêcher de souffrir une fois de plus.


— T’es tombé ?


Jinx arque un sourcil en s’accroupissant devant moi, son regard oscillant entre amusement et curiosité. Je souffle, secouant la tête :


— Ça va passer.


Elle esquisse une moue sceptique mais ne commente pas davantage. J’essuie distraitement le sang qui coule de mon nez, réalisant que j’ai poussé la capsule à ses limites… et aux miennes.


— Ce gadget-là… enchaîne-t-elle en pointant la capsule du doigt. Je sais ce que tu fais avec. Je veux plus que tu l’utilises sur moi.


Son ton est tranchant, sans appel. Je me fige. Elle pense que je la manipule, que j’essaie de la façonner à l’image que je veux. Non, Jinx… ce n’est pas ça. Mais comment lui faire comprendre ?

Je relève lentement les yeux vers elle, retrouvant enfin une respiration normale.


— D’accord. Mais alors, t’arrêtes de vouloir te tuer.


Elle me toise un instant, l’air impassible, puis hausse les épaules avant de me tourner le dos. Fin de la discussion. Très bien…

Je serre la chaînette une dernière fois entre mes doigts avant de la laisser retomber. Un simple geste, mais qui donne l’impression de lâcher bien plus que du métal.

Elle a compris. Mais elle refuse mon aide.

Est-ce que je fais plus de mal que de bien ?

J’ignore qui est Isha, ou même Pue-du-Bec, mais si leur souvenir la met dans un tel état… peut-être que je ne veux pas le savoir.


— Bon, j’accepte que tu touches à mes cheveux… mais moi d’abord !


Elle arbore une paire de ciseaux dorés, couverts des mêmes taches rose et bleu que les murs de l’endroit. Sans hésitation, elle s’est avancée vers l’établi, cette fois sans trembler. C’est un progrès. Un tout petit pas, mais un progrès quand même.

Très bien, Jinx… On va te fabriquer de nouveaux souvenirs. Des bons. De ceux qui effacent un peu la douleur.

Un sourire en coin étire mes lèvres et j’acquiesce.

Elle sautille sur place avant de m’entraîner vers un fauteuil où son nom trône fièrement en peinture fluorescente. Ses doigts glissent dans mes dreads alors qu’elle cherche l’inspiration. Je l’observe en silence, capturant chaque nuance de son expression. Sa bouche oscille entre une moue concentrée et un sourire malicieux.

C’est ce côté enfantin qu’elle a toujours gardé, au fond. Celui qu’elle cache sous la folie.

Et, rien que pour ça, je suis heureux des progrès qu’on a faits aujourd’hui.


— Et si on rasait tout ?


Mon teint devient blême. Jinx éclate de rire et attrape mon visage entre ses mains.


— Détends-toi, je plaisante !


Ses paumes sont glacées. Plus froides que dans mes souvenirs. Bien plus froides que… notre baiser.

Elle effleure l’établi, son regard accrochant une douille argentée. Du bout des doigts, elle la fait tourner, l’examine un instant… puis me jette un regard en coin.


— Ferme les yeux.


Son sourire machiavélique ne me dit rien qui vaille.


— Non.


Elle cligne des yeux, puis fronce les sourcils, faussement vexée.


— Ferme les yeux !


Cette fois, son ton est plus autoritaire. Suffisamment pour que je cède.

Je n’ai pas envie de la contrarier. Elle a besoin de sentir que je lui fais confiance… Du moins, je crois.

Et puis—

Une douleur soudaine me fait sursauter. Je rouvre les yeux en portant une main à mon oreille.

Elle est sérieuse ?!

Elle lève aussitôt les mains, son sourire désolé plaqué sur le visage.


— Avant de dire quoi que ce soit, sache que ça te va trop bien !


Je me renfrogne, une main toujours collée à mon oreille, et me lève en maugréant pour observer les dégâts dans le reflet abîmé d’un miroir.

Évidemment, elle me fixe avec cet air satisfait qui me donne envie de râler… mais aussi de sourire.

L’envie de remonter le temps me traverse l’esprit. Juste pour éviter qu’elle me charcute encore une fois. Mais non. J’ai promis.

Je vois l’anneau scintiller dans mon reflet. Incorrigible… Alors mon regard dérive, et accroche un petit dessin griffonné dans le coin du cadre.

Minuscule. Presque caché.

Mais une fois qu’on l’a vu, impossible de le manquer.

Un bonhomme aux cheveux bleus sous un casque coloré.

Il est tracé avec une maladresse touchante, fait à la va-vite, mais avec un soin particulier aux détails.


— C’est Isha.


Sa voix s’est posée. Plus calme. Pas triste comme tout à l’heure.


— Mon dessin ne lui rend pas justice mais… J’avais besoin qu’elle soit là.

— C’était qui ?

— Mon… amie.


Le sujet est sensible, mais je n’insiste pas.

Elle soupire avant de reprendre, sa légèreté retrouvée :


— Alors ? T’en dis quoi ?


Je souris et hoche la tête.

Son visage s’illumine. D’un geste fier, elle glisse la petite douille métallique dans l’une de mes dreads avant de s’applaudir, rayonnante au milieu des décombres.

Une lueur d’innocence brille dans ses yeux.

Je sais qu’elle ne durera pas.

Je vais te sortir de là.

Comme si elle lisait mes pensées, son sourire se crispe une fraction de seconde. Puis elle plisse le nez avec un rictus moqueur et se laisse tomber dans son fauteuil.

Elle me tend les ciseaux, rejetant la tête en arrière, résignée.



***


— Non, elle avait les cheveux un peu plus ondulés.


Sous le regard attentif de Jinx, je rectifie le dessin.

Elle est assise sur l’établi, se balançant d’avant en arrière, sa mèche rose enroulée autour de son doigt. Elle joue avec sans arrêt, et même si elle ne l’a pas dit, je sais qu’elle aime sa nouvelle coupe.

J’ajoute du bleu sur les pointes des cheveux d’Isha et laisse ma coéquipière gérer les détails du casque.


— Elle était tellement parfaite…


Je relève la tête.

Jinx est immobile.

Rare.

Son visage s’est voilé d’une douceur inhabituelle. Comme si cette petite l’avait marquée jusque dans les moindres recoins de son âme.

Elle me jette un regard en coin, puis baisse les yeux sur la capsule.

Je me crispe.

Elle ne va pas me demander de—


— Tu pourrais la…

— Non.


Elle plisse les yeux.


— Je suis limité à quatre secondes.

— Sinon quoi ?

— Sinon je meurs.


Un blanc.

Ses doigts cessent de triturer sa mèche rose. Son regard se perd quelque part derrière moi.

Le simple fait qu’elle envisage cette possibilité me blesse.

Elle soupire, puis se laisse tomber sur l’établi, les yeux rivés au plafond.


— Quelle vie de merde.


Je l’ignore et rajoute des touches d’éclat dans les yeux jaunes d’Isha.


— J’aurais aimé que tu la connaisses. Même Vi avait fini par l’apprécier.


Vi ?

Je tourne la tête vers elle. Sa respiration s’est ralentie, ses paupières sont closes, mais son visage reste crispé. Même dans son sommeil, elle se bat contre quelque chose. Contre elle-même, peut-être.

Je ne savais pas qu’elle avait revu sa sœur.


— T’as intérêt à tenir ta promesse, p’tit génie…


Elle roule sur le côté, épuisée. Je souris et l’observe un instant. Pour la première fois depuis longtemps, elle a l’air de lâcher prise.

Je cherche des yeux une couverture, quelque chose pour la réchauffer… Mais en voyant sa posture, je comprends qu’elle a l’habitude de s’endormir en ayant froid.

Alors j’enlève mon manteau et le pose sur elle. Il l’enveloppe entièrement tant elle est frêle. Ses paupières s’entrouvrent. Ses deux prunelles roses me transpercent. Je m’attends à ce qu’elle râle, qu’elle l’envoie valser… Mais elle se contente de se nicher dans la veste et s’endort.


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