Histoires colorées de l'île Panorama
Fourmilière humaine
L’une des règles d’or de la bourse des navets de la laie était « vends tes navets sous une semaine sinon ils pourrissent ». Et visiblement, la déléguée insulaire avait oublié de la respecter.
La pile de navets qui s’était amoncelée dans son jardin avait tourné, et voilà que désormais pullulaient fourmis et mouches, avides de toute cette pourriture légumière.
Ce n’était pas faute d’avoir été prévenue par Porcella ! Mais visiblement, les derniers jours avaient été particulièrement compliqués et chargés pour qu’elle oubliât d’effectuer cette tâches si simple et pourtant si urgente.
Ce qui suivit fut digne d’un film d’horreur, aux yeux des pauvres résidents du quartier.
Voulant se débarrasser de ces dizaines de milliers de navets pourris, l’humaine les prit par poignées et les glissa dans des sacs poubelles, qu’elle voulut jeter à la déchetterie insulaire. Or, depuis sa maison, il fallait marcher pendant de longues minutes, rallongée par le poids de sa cargaison répugnante. Et, fidèle à elle-même, victime de son étourderie habituelle, elle ne vit pas les dizaines – que dis-je ! les centaines – de fourmis qui s’apprêtaient à rapporter leur butin à la fourmilière, et qui rampaient le long de ses vêtements et de sa peau.
On vit débouler une silhouette noircie par les insectes qui la recouvraient ; seuls deux yeux bleus ressortaient de la masse grouillante. Cela ressemblait de loin à un humain, si l’on oubliait les deux immenses sacs qui ne faisaient plus qu’un avec ses membres antérieurs.
Il y eut d’abord le cri d’horreur de Kitty, qui se prélassait jusqu’alors sur les bords de la rivière ouest, et qui attira tous les animaux qui se trouvaient dans les parages. Même Thibou, qui somnolait paisiblement dans l’entrée du musée, sortit de son immense bâtiment, à la foi intrigué et inquiété par ce hurlement.
En voyant cette chose, nul ne put contenir son effroi. Kitty s’évanouit, complètement terrorisée, et Napoléon, interrompu lors de son footing quotidien, se chargea de la porter et de la ramener chez elle, en sécurité ; Aurore et son père veillèrent sur la pauvre chatte tout le reste de la journée. Les âmes les plus fragiles tremblaient, et les individus les plus courageux ou lucides eurent beau répéter que ce ne pouvait être un monstre, eux-mêmes commençaient à douter de leurs propres paroles au fil de la progression de la chose.
Elle ne semblait pas hostile, puisqu’elle avançait nonchalamment, balancée tantôt à droite, tantôt à gauche, par le poids de ses bagages. Derrière elle restait une traînée noirâtre – les fourmis qui avaient pu s’échapper de leur perchoir mouvant – que Reynald suggéra comme étant des particules de monstres.
« Si on y touche, expliqua-t-il, on deviendra comme cette chose : abominable !
– Tu as sûrement lu trop de science-fiction ou de romans d’horreur, gamin, répliqua Apollon en retenant de son mieux le tremblement de ses ailes, mais si ça se trouve, tu as entièrement raison.
– Bien sûr que j’ai raison ! argua le pingouin. J’ai toujours raison ! »
Lorsque finalement la silhouette se fit plus distincte, ils purent reconnaître l’allure générale de leur déléguée insulaire. Et les petits yeux perçants qu’ils entrevoyaient sous la masse s’arrondirent quand elle jeta ses sacs poubelle à l’endroit prévu pour, et s’épousseta, débarrassant son corps des fourmis qui y étaient encore accrochées, sous les yeux ébahis des animaux.
« Hah, désolée, répondit l’humaine à bout de souffle tant l’effort avait été surhumain pour elle. Je ne voulais pas vous faire peur… »
L’anecdote fut si mémorable qu’un court-métrage titré La fourmilière humaine fut produit, reprenant dans les grandes lignes les événements, sur fond de film d’horreur.