Alien : La dérive du Fortune
Sur la surface obscure et luisante de l'astéroïde KDT-0340 reposait le Fortune, un colossal vaisseau d’exploitation minière. Malgré son impressionnante stature, à l’échelle du panorama, on aurait dit un insecte mécanique prisonnier dans le creux d’une immense vague figée dans le temps, vitrifiée et noire comme du pétrole. L’astéroïde était sphérique comme une lune, suffisamment massif pour avoir une gravité similaire à celle de la Terre mais aussi une atmosphère dont la composition corrompue n’aurait permis à aucune forme de vie de s’y développer ou d’y survivre. Une tempête faisait rage et ses vents glaciaux fouettaient le sol de bourrasques violentes qui charriaient des microparticules de silice. Des éclairs zébraient parfois le ciel tourmenté. Leur lumière verdâtre se diffusait dans la lugubre opacité cotonneuse des nuages. La surface inhospitalière et ses vastes étendues d'obsidienne parsemées de pics distordus évoquait l’agitation fiévreuse qui, jadis, avait animé de vie l’astéroïde lui-même. On eût imaginé que quelque chose, là-dessous, avait cherché à modeler cette matière en figeant, en un claquement de doigts, une myriade d’éruptions volcaniques.
Même s'il était certain que cette boule de roche était bel et bien morte, il était terrifiant de constater qu’elle avait abandonné aux yeux des curieux la plus déstabilisante des merveilles.
À bonne distance du Fortune reposait, intacte, l’ultime preuve qu’une vie intelligente avait un jour foulé le sol de ce désert stygien. Une pyramide imposante qui dominait l’horizon. Solitaire, elle se dressait au centre de ce qui aurait pu être un cratère d’impact ou une caldeira. Une anomalie architecturale, si ce n’était une anomalie tout court. Une telle découverte, à des milliers d’années-lumière de toute civilisation connue, avait de quoi faire perdre l’esprit à quiconque faisant preuve de bon sens au vu des implications qu’elle laissait planer.
Quand le Fortune avait découvert KDT-0340, ses scanners sismiques avaient permis d’obtenir un minimum d’informations au sujet de la pyramide. Elle culminait à près de deux cents mètres de haut. Elle comprenait une structure interne complexe composée de centaines de galeries et de couloirs allant de sa vaste entrée à son sommet et un pyramidion de cuivre orné de quatre branches articulées brandies vers le ciel. Mais le plus beau était sans nul doute le revêtement singulier de la pyramide : une surface d’émeraude polie de près de vingt mètres d’épaisseur. Elle rayonnait d’un vert onirique quand des éclairs foudroyaient le sommet conducteur. Cette nappe de lumière laissait entrevoir, un court instant, les entrailles de la construction comme si elles étaient dévoilées aux rayons X.
Trois cents mètres séparaient le monument du vaisseau qui avait trouvé au bord de l’entonnoir de roche le meilleur endroit où se poser. Entre eux se dressait un pont quasi-naturel qui menait au milieu du cratère où logeait la pyramide. De chaque côté du chemin s’élevaient deux longues rangées symétriques de pointes recourbées vers l’intérieur. Ces crochets de basalte donnaient la fiévreuse impression d’avoir un jour désiré former une cage thoracique. Aussi naturelle et organique qu’ait pu sembler cette formation, un second coup d'œil ne laissait planer aucun doute quant à son artificialité.
Foster, la navigatrice du Fortune, aurait ajouté qu’il n’y avait aucun doute quant à ses intentions.
Un chapelet d’éclairs frappa la pyramide quand la jeune femme releva les yeux pour admirer le spectacle. L’émeraude fit éclater un flash vert devoilant, le temps d’une seconde, le cockpit du Fortune avant de le replonger dans sa semi-obscurité. À l’intérieur du vaisseau, l’atmosphère était calme, à condition d’aimer entendre siffler le vent et crépiter ses passagers rocheux contre la coque et le verre du pare-brise. Le Fortune était vieux, chaque recoin portait les traces de ses dizaines de missions, dont une seule pouvait prendre deux ans au minimum. Des tuyaux d’acier couraient le long des murs du cockpit en un réseau complexe et usé par le temps, couverts de rouille, d’huile et d’humidité. Les panneaux de contrôle, encore fonctionnels malgré les années, affichaient des signes d’usure, accumulant la poussière, les rayures et les bosses. Même les touches des claviers étaient devenues à peine lisibles. Des traces de doigts graisseux maculaient les écrans, et des taches sombres parsemaient les coins du sol qui n’avaient pas été nettoyés depuis des lustres. Foster avait cessé de remarquer la crasse amassée, trop habituée à cet environnement industriel. L’odeur de métal chaud et de plastique brûlé flottait en permanence dans l’air recyclé. Les systèmes de ventilation, qui grondaient à intervalles réguliers, diffusaient en sourdine une sorte de ronronnement continu. Curieusement, cela avait sur la jeune femme, un effet apaisant.
Foster, assise seule dans le cockpit étroit, disposait d’un espace à peine suffisant pour son fauteuil, les petits écrans et les boutons lumineux en face d’elle. Autour de son poste étaient rassemblés les rangées de sièges des autres membres d’équipage, de larges modules de commandes et leurs nombreux moniteurs, des supercalculateurs, une table tactile centrale, quelques compartiments de rangement et deux caissons d’hyper-sommeil de secours sous les deux allées latérales courtes et exiguës qui faisaient le tour des postes. Elle se sentait souvent compressée dans cette pièce dont chaque centimètre carré était une ressource trop précieuse pour être gaspillée.
Foster jouait avec un modèle réduit du Fortune. Une miniature qu’elle faisait tourner machinalement entre ses doigts. La lumière vacillante des LEDs qui clignotaient par intermittence autour d’elle évoquait une nuit de Noël. Si elle ne regardait pas dehors, elle pouvait se croire dans un chalet en plein blizzard. Mais l’illusion ne pouvait durer bien longtemps. Une cigarette à moitié consumée pendait à ses lèvres tandis que ses yeux fatigués se laissèrent aller à la contemplation de la pyramide perdue dans la tempête.
Cette chose.
Bon sang, ce qu’elle pouvait la fasciner autant que la troubler. Cela faisait des jours qu’ils étaient arrivés sur ce caillou, mais ce monument énigmatique avait déjà commencé à user les cerveaux de ses collègues. Toutes sortes d’hypothèses avaient fusé pendant que les scanners avaient dévoilé certains secrets de cette structure. Elles avaient gagné en absurdité au fil de la préparation de l’expédition de ce jour. Corday, la capitaine, était certaine qu’ils avaient affaire à une construction d’origine extra-terrestre. Là encore, l’idée se tenait. Cobb, l’officier scientifique, avait ajouté que cette pyramide indiquait que ses créateurs avaient bien pu visiter la Terre il y a des milliers d’années. La mécanicienne, Corman, s’obstinait à répéter que les responsables étaient des capitalistes du futur, voire, que l’astéroïde était un morceau de notre planète qui s’en était décroché il y a bien longtemps. Il était évident qu’elle n’en pensait pas un mot. Elle ne faisait qu’inventer ces histoires farfelues pour titiller les nerfs déjà bien entamés du chef de mission, McClare, qui lui, avait refusé d’apporter son opinion. Pour autant, tout le monde s’était accordé sur un point : cette chose, malgré l’incongruité de sa forme si familière, n’était pas d’origine humaine.
Et Foster n’aimait pas cette idée. Aussi intéressante et extraordinaire soit-elle, le simple fait de son existence lui posait d'énormes problèmes. D’abord, par pur pragmatisme, car cette découverte, bien que d’une importance scientifique de premier ordre, n’avait aucun lien avec la mission de prospection minière du Fortune. Leur fiche de route indiquait en effet que toute découverte de ce type devait être signalée, voire, si possible, explorée pour observation et par intérêt de la science. Ce dernier point, rien ne les y forçait, mais la prime était tout de même conséquente. Une bonne raison de perdre une semaine sur leur programme. La navigatrice s’était jointe aux votes favorables à cette décision car elle savait que trop bien les difficultés financières que rencontraient ses camarades. Du point de vue strictement matériel, ils étaient très bien équipés pour affronter ce genre de terrain. Apparemment, chacun d’entre eux semblait capable de gérer la pression mentale qui pouvait peser sur leurs nerfs face à ce type de situation inédite. Ils en avaient parlé très souvent. La possibilité d’une vie alien ou même une preuve qu’elle puisse exister était une chose merveilleuse. Quel bond incroyable pour l’humanité.
L’autre problème qui rongeait de façon insidieuse l’esprit de Foster était que toute son existence, elle avait vécu dans le confort de l’idée qu’il ne pouvait pas y avoir pire forme de vie consciente que l'humain. Toute l'histoire des conquêtes des “grandes” nations du monde lui revenait en tête. Alors qu’en serait-il d’une espèce étrangère dont la survivance remonterait à bien des éons? Quel que fut son niveau d’évolution technologique ou civilisationnelle.
Tout en y repensant, Foster jouait avec les réflexions métalliques de son jouet et se mit à la place d’une enfant. Là, dans sa main, ce petit vaisseau, elle pouvait en faire ce qu’elle voulait. Imaginer qu’il vole en tous sens, lui faire accomplir des figures incroyables en espérant très fort que ce cargo puisse voler. En clair, lui souhaiter une forme d'autodétermination. Mais comment aurait réagi la gosse si ce jouet s’était de lui-même échappé de l’étreinte de ses doigts pour décoller vers le ciel?
Un autre éclair fendit les nuages lorsque la radio grésilla, brisant le silence. Un bruit strident retentit alors et fit sursauter Foster qui en fit tomber la cendre de sa cigarette sur ses genoux. Foster ne l’avait pas remarqué mais il s’était aussi mis à pleuvoir dru dehors. Un rideau translucide jouait avec le panorama en se déversant sur la fenêtre du cockpit. Un bip indiqua que la communication était enfin établie.
— Foster, tu m’entends bien ?