A Galaxy Railways Story : Reiko

Chapitre 79 : Le Monde des Morts

5445 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour il y a 8 jours

Chap 79 : Le Monde des Morts


- C’est… 

- … Ouais. 


Un paysage torturé s’étendait aux pieds des deux jeunes gens. 

Un paysage qu’ils n’auraient jamais pu imaginer même dans leurs pires cauchemars.

Non pas noir comme les ténèbres mais rouge comme le sang.

Un paysage constitué de pics rocheux aiguisés, de rivières rosées et d’arbres desséchés. 

Tadashi et Reiko avaient l’impression que des milliers de litres d’hémoglobine s’étaient déversés sur cet endroit jusqu’à en imbiber profondément sa terre.


- Où sont passés les ectoplasmes ? 

- J’sais pas. C’est vraiment désert ici. Il y avait pourtant des centaines de fantômes dans le train. 

- Ils sont autour de nous mais genre… Invisibles ?

- Magnifique. On n’est pas du tout dans le cliché là, Koko, répondit son frère en levant les yeux au ciel.

- On va où ? 

- Comme d’habitude…


Reiko eut un petit rire.


- Tout droit, hein ? Toujours tout droit. 

- On tournera à la prochaine intersection. 

- Et encore à la prochaine…, murmura-t-elle. 


Ils progressaient au cœur de cette lande dévastée où ne s’épanouissaient que des herbes éparses et où ne subsistaient que des troncs racornis. 

La pilote se rapprocha de l’artilleur de l’Arcadia, le souffle court. Elle avait beau donner le change, elle était terrorisée. L’atmosphère était chargée de soufre et de fer et l’air vicié saturait ses poumons.

Aucun être vivant ne parcourait cette terre infernale. 

Et nos protagonistes comprirent qu’ils n'étaient pas à leur place. 

Le silence était dérangeant, comme si un titan retenait sa respiration pour mieux libérer un ouragan ravageur sur cette plaine aride.

Reiko et Tadashi atteignirent le rivage d’une rivière à l’eau rose et épaisse dans laquelle flottait des os blancs et des morceaux de chair décomposée.


- Ani… Aniki… Est-ce que… Quand on sera morts… On finira là… Dedans ? C’est ça qui nous guette ?

- Non… Je te promets que non… 


Elle ferma les paupières quelques secondes. 


- Je veux rentrer… 

- Nee-san… 


Soudain, un claquement mat retentit derrière les enfants d’Harlock, qui se retournèrent au ralenti.

Leur sang se glaça. 

La bouche de Reiko s’ouvrit, se ferma et s’ouvrit à nouveau. 

Sa gorge, devenue aussi rêche que ce pays, l’empêcha de crier.

La créature se mit alors en mouvement, ses trois immenses têtes tendues en avant.


- Cours. 


La voix de Tadashi la ramena brutalement à la réalité.


- COURS ! 


Il tira sa sœur par la main et elle le suivit, désorientée, le regard vide, le cerveau en black out.


- C’est pas réel.

- Onee…

- C’est pas réel.


Il la força à calquer son rythme sur le sien tandis que la chose s’élançait à leur poursuite.

Cette chose qu’elle n’avait vue que dans les livres de Tôchiro. 

Cette chose qui n’était pas supposée exister. 

“Tu t’es fritée avec des zombies, des spectres… Et maintenant ça… Ressaisis-toi… Tu peux pas… Crever ici.”, se morigéna-t-elle.

Pendant ce temps-là, Tadashi, qui avait les idées plus claires que son binôme, dégaina l’arme à sa ceinture.


- Le cosmo-dragoon de papa… Devrait pouvoir venir à bout de ce monstre. Koko… Tu pars devant ! 

- Quoi ?

- Perds pas le nord, je te couvre.

- Attends, ne me laisse pas… Toute… 

- C’est temporaire, haleta-t-il, je te retrouverai !

- N-non… N…


Il la bouscula sans ménagement.


- J’ai promis à Speed… De veiller sur toi. 

- Ah… AAAH !


La pilote se figea un bref instant dans les airs, emportant avec elle l’image de son frère luttant contre cerbère, le gardien des enfers. 

Puis, elle dévala une colline escarpée en roulant sur elle-même avec la grâce d’un tonneau de vin.

Elle protégea son visage comme le lui avait appris Harlock et, après ce qui lui parut être une éternité, s’arrêta une trentaine de mètres en contrebas. 

Sonnée par la chute, il lui fallut du temps pour reprendre ses esprits.

Enfin, après plusieurs minutes, elle s’accouda sur un rocher et se releva difficilement, le corps parsemé d’estafilades écarlates, tentant de discerner les traces du combat. Cependant, celui-ci semblait s’être déplacé et elle n’entendit que les sifflements des rayons lasers et les grognements du chien géant. 


- Onii-san… Onii… 


Elle frotta ses tempes et toussa pour essayer d’éliminer la poussière ferreuse qui s’était insinuée dans sa trachée.

Elle s’attela ensuite à gravir la pente. 

Il lui était impossible d’abandonner sa précieuse famille aux griffes de cette créature mythique.


- Imbécile… Les pirates et leurs foutues promesses…


Elle empoigna une prise et commença à se hisser avec efforts. 

Toutefois, alors qu’elle était parvenue à effectuer quelques mètres, elle sentit un étau glacial se resserrer autour de sa cheville.

Une sueur froide ruissela le long de son dos. Puis, ses yeux se baissèrent. Mais, avant qu’elle ne puisse appréhender la réalité renvoyée par ses rétines, elle fut violemment tirée jusqu’au sol.

Elle hurla de terreur et s’écrasa sur des cailloux aux angles affûtés. 


- Nous te souhaitons la bienvenue… Sacrifice.


***


Reiko se recroquevilla au pied de la colline. 

Elle avait peur.

Vraiment très peur.

Les ombres étaient légions et la dominaient de toute leur hauteur.

Elles l’entouraient, la privant de toute échappatoire. 

La pilote était démunie.

Harlock avait tort. 

Elle était incapable de se battre contre ça. Elle n’avait pas pu affronter Promethium ce fameux jour et Leopard avait dû voler à son secours. 

Alors… Comment pouvait-elle faire face à une armée démoniaque… Seule ?


- Tu es venue jusqu’à nous… C’était presque trop facile.


Elle recula davantage mais une saillie proéminente entailla ses omoplates, faisant couler son sang sur la pierre tranchante. 


- Pas réel…

- Si, c’est très “réel”. D’ailleurs, c’est étrange que tu te poses toujours cette question. Est-ce que tu crains d’être piégée dans une illusion ? 


L’homme eut un rictus mauvais.


- Laisse-moi te rassurer, ce n’est pas un rêve. 


Il ajouta après une seconde de silence.


- C’est un cauchemar !


La jeune femme poussa un gémissement d’horreur pur.

Le salaryman du galaxy express 414 enfonça l’un de ses genoux dans la terre stérile.

Il était près. Trop près d’elle. 

Ses iris violets fluorescents la scrutaient sans aménité tandis que son visage blafard et émacié s’approchait encore. 


- Tu n’es pas ton père. Tu es une petite souris. Une petite souris effrayée. Tu n’es pas aussi puissante que lui. Tu n’es pas en mesure de nous chasser, tu n’en as pas la volonté.

- Bruce… 


Le zombie eut un ricanement sardonique et caressa le menton de sa victime avec une tendresse aussi froide que cette dimension.


- Il n’est pas là. Tu as beau l’appeler, il ne viendra pas.


Reiko ferma les yeux. 

Elle était tétanisée. 

“Pardon… Il a raison. Je ne suis pas assez… Courageuse. J’ai même pas la force de dégainer mon cosmo-gun.”


- Mais moi si. 


Elle hoqueta et avala sa salive.

Manqua de s’étouffer.

“Cette voix… Non… Je dois probablement halluciner.”


- C’est impossible…

- Tu es dans mon monde. Donc si, poupée, c’est très possible.


Des larmes inondèrent les joues de Reiko.

“C’est pas ré…”


- Si ça l’est, lâcha le nouveau venu en interrompant le fil des pensées de la pilote comme s’il les avait devinées. 


Puis il se retourna, interpellant ses compagnons.


- Ces types sont sur notre territoire et on va leur montrer de quel bois se chauffent les champions de l’univers. Pas vrai, les gars ?


***


Une clameur de défi répondit à cette injonction. 

Pris au dépourvu, le salaryman n’eut pas l’opportunité d’agir ou de s’en prendre à Reiko. 

Il fut décollé du sol par une poigne solide. 


- Tu t’approches pas d’elle. Tu la regardes pas. Et tu poses encore moins tes sales pattes sur elle. Sinon…


Il n’eut pas besoin d’achever sa phrase pour que la menace soit entendue. 


- Tu t’es attaqué à la seule femme que j’ai jamais aimée. Et c’était une erreur. Monumentale.


Le poing de Moritz Schneider s’aplatit sur le nez du serviteur de Noo l’empêchant - définitivement - de s’exprimer. Ce dernier fut alors brusquement projeté dans les airs et, après un gracieux vol plané, termina sa course dans une mare peu ragoutante.


- Hé, relève-toi, Reiko.

- Je… Peux pas… Mes jambes… Ne me portent plus… 


Il s’agenouilla vers elle.


- Moritz… Je suis désolée… Ce qui vous est arrivé… Je voulais pas ça… Je voulais pas ça… C’est…

- … Pas ta faute. Nous avons choisi notre fin et nous en sommes fiers. C’est plutôt à moi de m’excuser. Avant la bataille de Râ-Metal, je t’ai… Ouais… J’ai été un vrai connard. J’aurais pas dû essayer de forcer quoi que ce soit…


Elle comprit qu’il faisait allusion à ce qu’il s’était produit devant le distributeur, à son retour de Tabito, lorsqu’il avait tenté de la séparer du sniper qui lui avait passé la bague au doigt quelques semaines auparavant.


- T’étais pas dans ton état normal... Je… C’est oublié… Ah ! 

- Je t’emmène loin d’ici, décréta-t-il en la soulevant. On causera après.

- Moritz… Qu’est-ce que… !

- Princesse, permets-moi d’être ton chevalier servant. Juste cette fois. 

- Je… 

- Je suis sûr que face de fraises ne m’en voudra pas si je te tire de ce guêpier en un seul morceau. Enfin, pas trop, s’amusa-t-il.


Reiko émit un petit cri de surprise quand Schneider entreprit de quitter cette échauffourée à grandes enjambées.

En effet, autour d’eux, Ryusaku Murase, Edwin Silver et José Valdivia s’en donnaient à cœur joie. Les passagers du 414 transformés en zombies s’entassaient, malmenés puis assommés sans vergogne par le peloton Vega.


- Je dois leur parler !, s’écria-t-elle en dardant une œillade par-dessus l’épaule de Moritz et en tendant un bras en direction de son unité.

- On les retrouvera plus tard, t’inquiète. Pour le moment, je t’éloigne de ça. Des amis t’attendent. J’ai pour mission de te conduire saine et sauve jusqu’à eux.

- Des amis ? Qu’est-ce que tu racontes ? Mon frère… 

- Il va bien. C’est pas un toutou obèse qui aurait la peau d’un dur à cuir comme lui.


Reiko se tut, confuse. 

Puis, elle posa la question qui lui brûlait les lèvres.


- C’est comment de… Mourir ?

- Pas aussi atroce qu’on pourrait le croire.

- Mais cet endroit… Il est… Carrément flippant…

- Ici ? C’est pas vraiment l’au-delà. C’est plutôt un hall d’entrée. 

- Un hall d’entrée ? 

- Ouais… Une zone de passage. Le nain te renseignera mieux.

- Le nain… Tôchiro ?

- Humm…


La jeune femme était aussi raide qu’un piquet et ses jambes, en coton.

Elle ne pouvait détacher ses yeux du visage de celui qui fut son confident.

La culpabilité déferla une nouvelle fois, la submergeant toute entière. 


- T’es pas fâché contre moi ?

- Parce que tu en as choisi un autre ? Parce que tu es tombée amoureuse de boucles d’or et que tu l’as épousé ?


Schneider eut un doux sourire.


- Évidemment que non. Comment le pourrais-je ? Je regrette juste mon comportement de crétin fini. J’aurais mérité que Bruce me casse la gueule ce jour-là. T’aurais pas dû l’arrêter.

- Dis pas ça… 


Il glissa une main dans ses cheveux châtain grisonnants et les plaqua en arrière. 


- Quel supplice… T’es encore plus belle que dans mes souvenirs. Je suis content de te voir… Enfin, ne t’en fais pas… Je sais que tu es à lui mais je voulais te l’avouer… En étant sobre et en pleine possession de mes moyens.


Elle mordilla la muqueuse de sa joue, rougissante. Puis, fébrile, elle s’attela rapidement à changer de sujet.


- T’as là pour de vrai. Tu ressembles pas aux ectoplasmes que j’ai vus dans le train, constata-t-elle. Pourquoi ?

- Ça… Hum… Je ne peux pas te l’expliquer clairement. Disons simplement que certains choix peuvent être faits… Après la mort. Et avec les gars on a décidé de protéger ce lieu. C’est en partie pour ça…

- … Que t’es pas tout transparent ?

- Voilà, en gros.


L’artilleur de la section Vega toussota, cherchant visiblement ses mots. 


- J’ai appris que vous étiez parents. Félicitations. Sayuri, c’est ça ?

- Oui… Elle a eu deux ans.

- Deux ans… J’espère qu’elle n’a pas le caractère de cochon de ton imbécile de mari. 


Le rire de Reiko résonna, détonnant complètement dans ce paysage infernal.


- L’adolescence nous le révélera.

- Vous allez sûrement en baver. 

- Sûr et certain… 


Schneider détourna le regard. Cependant, celui-ci n’était pas empli de douleur et de jalousie comme autrefois. 

Non… 

En réalité, il paraissait apaisé.

Libéré des démons de son ancienne vie.

Seuls restaient les bons souvenirs et l’amour qu’il avait jadis porté à une femme à la longue chevelure emmêlée et aux iris ambrés.


- Nous y sommes, poupée. J’aurais bien aimé prolonger ce tête à tête plus longtemps mais t’as encore du pain sur la planche. 


***


Derrière un bosquet constitué d’arbres et de buissons flétris se dressait une cabane branlante qui semblait près de s’effondrer au premier coup de vent un peu trop violent.

À regrets, Moritz déposa Reiko sur le sol poussiéreux.


- Tu peux marcher ?

- Oui, ça va mieux… On est où ?

- Le QG provisoire de l’unité Vega.

- Hein ?

- Allez viens.


Reiko le suivit, le cœur battant la chamade. À sa grande surprise, il contourna la maison et se dirigea vers un entrepôt situé à l’écart où plusieurs silhouettes étaient assises près d’un feu surnaturel aux flammes bleutées.


- Aniki !


Le jeune homme se leva précipitamment, trébucha et se rua vers sa sœur.


- Nee-san !

- Aniki !


Elle courut dans sa direction et se jeta contre lui.


- Tu vas bien ? T’es pas blessé ? Le gros chien ne t’a pas mordu ? 


Elle l’inspecta sous toutes les coutures, traçant des cercles concentriques autour de lui avec une inquiétude non dissimulée. 


- Non… Rien. Il est intervenu avant que je ne sois obligé de vider le chargeur du cosmo-dragoon de papa. 

- Il ?

- T’as grandi, Koko. 


Elle se figea et pivota lentement sur ses hanches.


- Tôchi…

- Ça fait un bail, dit-il tandis que Schneider les rejoignait à son tour. 


Le visage mangé par des lunettes rondes tordues, vêtu de son traditionnel poncho brun troué et le front disparaissant sous un large chapeau élimé, Tôchiro plongea une saucisse dans le feu de camp.


- Vous êtes adultes maintenant. Le temps file… 


Voyant que Reiko était à deux doigts de défaillir, il l’invita à s’installer près de lui en tapotant un emplacement libre sur un rondin sec. 


- Koko, on dirait que t’as vu un revenant.


Il ne croyait pas si bien dire. 

Accroupie face à l'ami d’Harlock, une troisième personne les détaillait en silence. 

La pilote se laissa tomber, lourde comme une pierre, sur le banc improvisé. 

Elle observa l’homme et celui-ci lui rendit la pareille. 


- Vous… Pourquoi vous… 

- Bonjour Reiko. 


La respiration de la jeune femme s’accéléra. 

Le spectre la dévorait du regard, à l’instar d’un humain assoiffé, qui avait été privé de boire pendant des siècles. 

Une crinière auburn désordonnée. Une blouse blanche usée par les années. Un sourire ravageur et une mâchoire carrée.

Elle hoqueta alors que des connexions s’initiaient brutalement dans son cortex cérébral. Tremblante, elle extraya une photographie froissée de sa poche. Celle qu’elle avait récupérée dans le laboratoire du Professeur Daiba. 


- Je n’ai pas trop changé, non ? 


Elle ne répondit pas et tendit le cliché à Tadashi qui s’en saisit précautionneusement.


- Tu l’avais conservé, grommela-t-il.

- C’était vous… L’ectoplasme bouillie verte de la planète-rebut, déclara-t-elle. Celui qui nous a mis en garde contre Noo… Qui nous a incités à venir ici. 

- Oui. 


Il pencha la tête sur le côté et, comme un authentique reflet à celles de Reiko, ses prunelles ambrées se plantèrent dans les siennes. 

Cette dernière sut à cet instant qui il était. 

Elle ne comprenait ni comment ni pourquoi.

Mais elle sut.


- Shiro, tu me passes le saké ?, lui demanda Tôchiro sur un ton détaché. 


*** 


Un silence inconfortable s’installa. 

Reiko, pressée contre Tadashi, scrutait l’homme assis en face d’elle qui lui souriait avec tendresse. 

“Shiro”.

Le nom tournait en boucle dans son cerveau. 

Le doute n’était plus permis si jamais doute il y eut un jour. 


- Je ne vais pas te manger, Reiko, finit-il par lancer avec humour. 


Elle se rapprocha de son frère. 

Son ancre dans ce monde de fous furieux.


- Pourquoi t’as rien dit ?

- Parce que ce n’est pas une information que l’on peut annoncer en étant sous la forme… D’une bouillie verte, comme tu l’as si pertinemment mentionné. 

- Koko, prends une saucisse.

- J’ai pas faim, Tôchi. 


Schneider, qui se sentait piégé dans ces retrouvailles familiales, avait décidé de rallier son unité pour vérifier que tout était sous contrôle du côté des voyageurs possédés de l’express 414.


- Vous connaissiez mon père ?, l’interrogea Tadashi, suspicieux.

- Bien sûr, nous étions des amis proches en plus d’être des collègues.


Les yeux de Reiko s’écarquillèrent.


- Drôle de coïncidence, marmonna l’artilleur de l’Arcadia. 


Âgé tout juste d’une vingtaine d’années, Shiro Sakuramachi était ce que le commun des mortels pouvait désigner comme un “beau gosse”, “une bombe atomique” ou, expression qui parle davantage à notre héroïne, “un avion de chasse”. 

Puisqu’il fut tué lorsqu’elle était enfant, elle ne ne souvenait pas de ses traits et, aujourd’hui, elle était plus vieille que lui.

Ce qui était extrêmement perturbant.


- Tu as l’air d’être en bonne santé. Et il paraît que tu es bien entourée. Me voilà rassuré.

- Et maman ?


La voix de Reiko se brisa sur ces mots. 

Nadeshiko Sakuramachi. 

Une chevelure de jais. Un kimono orné de sakuras. Des iris océan. Une gentillesse sans égale.

Une étoile abattue par les bombes des humanoïdes à Tokyô. 

Ensevelie sous des tonnes de gravats. 

Laissant une petite fille de six ans seule au milieu de cet enfer.


- Elle n’est pas ici. Le purgatoire, ce n’est pas sa place. 

- Le purgatoire, c’est donc ça. C’est évident. Je le soupçonnais, lâcha Tadashi. 

- Le hall d’entrée ?, murmura la pilote. 

- C’est exactement ça, abonda Tôchiro. Le lieu où dérivent les esprits égarés qui n’ont pas accès à l’au-delà.

- D’où l’attaque de ce cerbère.

- Oui, Dashi. Et c’est cet endroit que le peloton Vega préserve. Afin que les âmes des morts puissent reposer en paix, loin de Noo et de toute autre menace latente. 


Reiko acquiesça.

Elle commençait à comprendre. 

Mais tout cela n’expliquait pas la présence de son père biologique.

Et la désagréable impression qu’il s’apprêtait à lui révéler des horreurs qu’elle n’aurait jamais pu imaginer. 


- Donc ton truc c’est le pilotage ? Tôchiro m’a dit que tu étais douée. Quand la section de Murase est arrivée, j’ai découvert que tu avais intégré la Space Defence Force. Et que tu avais un mari… Bruce. Un sniper au mauvais caractère mais un bon gars, bosseur et loyal.


Il semblait fier. Très fier.

Ce qui la bouleversa encore plus.

Elle ressentait le besoin de se rouler en boule au sol. Ou dans les bras de cet étranger qui n’aurait pas dû l’être. Elle ne savait pas. Elle ne parvenait pas à réfléchir, trop occupée à contenir des torrents de larmes et de hurlements. 


- Oui… J’ai une fille aussi… Sa… Sayu… Sayuri.


Shiro porta une main à son cœur.


- Je l’ai appris d’un serviteur de Noo que Murase avait attrapé. Quel âge a-t-elle maintenant ?

- Deux ans. 

- Je n’ai même pas eu la chance de te voir atteindre cet âge. Tu n’avais que quelques mois lorsque… J’ai été assassiné.

- Les humanoïdes, gronda-t-elle.

- Non, Reiko. 


Il fronça les sourcils et le coin de ses lèvres se retroussa.


- Noo. Comme le Professeur Daiba.


Tadashi avala de travers et faillit s’étouffer.


- Cette entité ? Vraiment ? 

- Oui… Elle était là avant les machiners. Avant cette guerre qui t’a obligée à vivre dans l’indigence. Quand le professeur Oyama m’a confié… Ce que tu avais vécu… Ça m'a rendu… Malade. J’ai même pas pu protéger mon bébé. Quel genre de père… Je…


Il s’arrêta, visiblement éprouvé. 


- J’ai énormément à vous dire et ce ne sera pas facile à entendre. 


Tôchiro versa du saké dans des tasses et les distribua. 


- Bien, le temps nous est compté. Koko, donne-moi ce que tu as apporté. L’holographe. J’ai du travail qui m’attend. Dashi-kun, tu vas m’aider. 


*** 


Une fois seul avec Reiko, Shiro s’approcha d’elle comme un vétérinaire s’approcherait d’un animal blessé. 

Avec mille précautions. 


- Quand j’ai atterri ici, mon unique regret fut de ne pas avoir eu assez de temps avec toi. Et avec Nadeshiko. J’ai manqué… Tant de choses. J’ai vécu ta vie par procuration. Lorsque j’ai rencontré Tôchiro… Puis, Moritz et sa section de loubards. 


Il serra les poings à s’en faire blanchir les phalanges.


- Ma fille…. A dû survivre dans la rue… Parmi les rats… Elle a connu la famine, le désespoir… La misère. Et moi, j’étais impuissant.


Et moi je suis putain d’impuissant.”

À cet instant très précis, les paroles de Bruce résonnèrent dans l’esprit de Reiko.

Sans réfléchir davantage, elle pressa les mains de Shiro dans les siennes. 


- Il y a eu des moments joyeux aussi. Beaucoup. J’ai trouvé une famille d’adoption. L’équipage de l’Arcadia… Harlock. Tadashi. Je pourrais te parler d’eux durant des heures. Kanna qui m’a acceptée comme son propre enfant. Manabu… Et mon peloton… Sans oublier mes très chers amis, Mamoru et Hiromi… 


Elle prit une profonde inspiration.


- Avec Bruce, j’ai construit mon foyer, et Sayuri est l’étoile du berger qui nous guide dans le sombre océan de l’univers.


Elle entrelaça ses doigts avec ceux de Shiro Sakuramachi.


- Ne t’inquiète pas pour moi. Je suis très heureuse. Tu n’as pas à te sentir impuissant.


Il baissa les yeux vers l’auto-mail en métal qui remplaçait le membre palmaire droit de Reiko.


- Moritz me l’avait dit mais je n’y croyais pas… 

- J’ai presque plus de douleurs fantômes. Je m’y suis habituée et ça fait un bail que je ne l’ai pas bousillé. Je ne suis plus dévorée par la haine, même si ma méfiance à l’encontre des humanoïdes n’est pas près de disparaître. Tous les jours… Je deviens meilleure grâce à ceux qui me soutiennent et qui m’aiment.

- Je suis rassuré.


Shiro enfouit son nez au creux de son coude. La tension qui étreignait son corps s’évanouit et ses épaules se relâchèrent.


- Je suis soulagé… Réellement soulagé.


Il lui offrit un sourire paternel. 

L’un de ceux qui lui avait tant manqué, l’un de ceux qu’elle avait imaginé un millier de fois quand elle était au plus bas.


- Je ne t’en ai jamais voulu. Jamais. Je veux simplement que tu sois réuni avec okaa-san… En paix. C’est tout ce que je souhaite pour toi. Pour vous deux. Tu devrais la rejoindre. Je suis certaine qu’elle t’attend.


Il essuya les larmes qui roulaient déjà sur ses joues. 


- Ma belle et très précieuse fille. Je suis incroyablement fier de toi. Et, ajouta-t-il sur un ton mutin, j’ai appris que tu étais un véritable bourreau des cœurs. Comme moi. Tu as mon regard et mes cheveux mais ton teint de porcelaine, c’est de ta mère que tu le tiens. Pas étonnant que tu les fasses tous tomber comme des mouches.


Les pommettes de la pilote s’empourprèrent. 


- Hé ! C’est pas… Tu te méprends… Je n’ai pas eu ce genre de relation avec Moritz et… Je suis sûr que Leopard m’a déjà oubli…

- Leopard ? Qui est-ce ? 


Shiro Sakuramachi sembla très intéressé par ce pan de la vie de Reiko qu’il ignorait.


- Raconte-moi. Ce que tu veux, ça m’est égal. Profiter de ce moment avec toi… C’est bien plus que ce que j’aurais pu espérer.


*** 


- Et donc tu ferais quoi si t’étais à ma place ? Je lui casse la gueule ? Je lui balance une réplique cinglante et spirituelle devant tout le monde ? Killian m’assure qu’elle n’est pas un danger mais moi… Enfin, j’ai conscience que Bruce ne me trahira pas, c’est pas la question… Tu vois, savoir qu’elle rôde dans l’obscurité… Qu’elle pense impunément avoir la moindre ouverture avec MON mari… C’est insupportable !

- Humm… 


Shiro se gratta le menton, songeur, très impliqué dans les histoires d’amour de la militaire.


- Même si je suis sûr que tu la mettrais au tapis sans difficulté, tu serais probablement renvoyée. Et, je ne connais pas Bruce mais je suis persuadé qu’il n’apprécierait pas que tu l’humilies publiquement. Ma chérie, ma solution tient en un mot : l’ignorance. Écrase-la de ta superbe, ne la considère pas comme une rivale. Sois majestueusement indifférente. 

- C’est tout ? T’étais un tombeur, non ? T’as pas d’autres ficelles du métier ?

- Crois en mon expérience, c’est ta meilleure alternative.


Elle souffla bruyamment par les narines.


- Mouais, pas convaincue.


Elle entortilla distraitement une mèche de cheveux brune entre son majeur et son index.

Depuis qu’elle avait rencontré Shiro, elle tournait autour du pot et éludait le sujet qui lui taraudait l’esprit. Toutefois, elle n’était pas femme à battre en retraite. Elle rassembla son courage et serra les dents.

Il lui fallait des réponses.

Des réponses que seul l’homme qui lui faisait face possédait. 


- Shiro, je dois te demander quelque chose d’important. Sur la planète-rebut, tu m’as exhortée à garder Yuyu en sécurité et tu as précisé que je ne pouvais pas me soustraire au sacrifice, que le serment de sang devait être honoré... J’ai donc compris que mon rôle était sûrement différent de celui auquel j’aspirais… Et puis… Nous avons été, avec Tadashi, les premiers à entendre Noo et à subir son emprise. Sans compter que tu étais un collègue du Professeur Daiba. J’en déduis que tout ça n’est pas une simple coïncidence, pas vrai ?


Elle humidifia ses lèvres, les doigts animés de soubresauts.


- Quel est ce fardeau auquel je ne peux pas échapper… Et qui menace ma famille ? Parle sans détour et ne m’épargne pas parce que, moi, je suis prête à tout pour la préserver.


Les épaules de Shiro Sakuramachi s’affaissèrent. 


- Je suis désolé… Pour être honnête, la véritable raison de ma présence ici… Comme tu l’as pressentie est liée à ça.


Il raffermit son étreinte autour des mains de sa fille.


- Pardonne-moi… Pour ce que je vais t’annoncer. Pardonne-moi… Pour ce que je vais te voler.


*** 


Reiko accusait le coup.

Ces révélations… C’était difficile à encaisser. 

Mais elle s’efforçait de tenir fermement la barre. 

Si cette offrande pouvait mettre Bruce et Sayuri à l’abri du danger, alors elle le ferait. 

Sans hésiter.

Elle soupira.

Elle n’avait pas besoin de regarder Shiro pour sentir le poids de sa culpabilité.


- Tu as pris une décision digne d’un brave, tu n’as pas à rougir.

- Je t’ai transmis cette charge… Excuse-moi.


Elle secoua négligemment sa chevelure.


- Okaa-san m’a raconté que nos ancêtres étaient des bukes, des guerriers portant des katanas. En optant pour cette voie, tu les as honorés. Je ne peux pas faire moins bien.

- Tu ne me dois rien. Tu n’es pas obligée d’accepter.

- Agir ainsi me permettra de protéger ceux que j’aime donc je leur offre ça avec joie.

- Mais les conséquences…

- Ouais… Je sais.


Elle observa les alentours.

Ce ciel écarlate. 

Ces paysages imprégnés d’hémoglobine.

Cette odeur de soufre entêtante.

Elle enfonça ses ongles dans ses cuisses.


- C’est une possibilité. Je prends le risque. Comme tu l’as fait. 


Shiro acquiesça. Lentement.


- Si tel est ton choix, vous avez une chance de réussir.

- C’est amplement suffisant. 


Elle ne pleurerait pas. 

Elle avait été faible tout à l’heure en paniquant lors des attaques conjuguées de cerbère et des voyageurs de l’express 414.

Cette fois, elle ne flancherait pas.


- Il va m’en vouloir.

- Qui ?


Le pilote ne répondit pas. 

Elle n’en eut pas l’occasion.


- Alors ? Personne n’a préparé de saké pour le retour des champions de l’univers ?, tonitrua une voix de stentor.



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