A Galaxy Railways Story : Reiko
Chap 39 : Big1, en avant !
- Pression de la chaudière interne, ok !
- Valves en position.
- Soupapes de sécurité levées.
- Armement opérationnel !
- Space Eagle, system check. Stand by !
- Circuit général connecté !
- Énergie au maximum.
- Radars calibrés.
- System all-green !
Debout au centre de la “control room”, Bruce prit une longue inspiration. Enfin, il se décida à rompre le silence qui avait succédé aux vérifications usuelles.
- David, avance doucement jusqu’à l’aire de chargement des wagons.
- Compris… Commandant.
Les mâchoires du sniper se contractèrent à l’instant où Big1 se mit en mouvement… Pour la première fois depuis plus de quarante jours.
Il n’avait jamais convoité ce poste et toutes les responsabilités qui lui incombaient.
Néanmoins il était là ; raide, le ventre noué, les bras croisés au milieu de la salle de commandement.
Et, bien qu’il soit entouré, il se sentait incroyablement seul.
Certes, ce peloton c’était toute sa vie, mais sans la menace de l’assignation de sa femme chez Vega, il se serait probablement résigné à ce qu’il soit dissous.
Pour la tranquillité d’esprit de Reiko, il avait préféré garder cette information pour lui, arguant qu’il était de son devoir de veiller sur la section Sirius.
Cette décision impulsive avait eu pour effet de déposer un poids énorme sur ses épaules.
Wataru Yuuki… Schwanhelt Bulge… Ses prédécesseurs étaient des héros emblématiques dont les noms méritaient de figurer dans le grand livre des légendes du Galaxy Railways.
Comment un ex-mercenaire en quête de rédemption pouvait-il se montrer digne d’un tel héritage ?
Ou plutôt… D’un tel fardeau.
- Les voitures sont arrimées, déclara l’ingénieur.
Tous les regards convergèrent vers Bruce, qui peinait à articuler ces mots qu’il connaissait pourtant par cœur.
Car, les prononcer à haute voix, revenait à tourner une page, à clore le chapitre glorieux de la vie d’un homme qu’il respectait profondément et qu’il avait aimé comme un père.
- Autorisation de décoller ?, demanda Reiko, désireuse de se porter à son secours.
- Accordée, souffla-t-il.
David enclencha la commande entre ses jambes et Big1 prit de l’élan avant de s’envoler dans l’atmosphère de Destiny. Son sifflement caractéristique résonna à travers la ville tandis qu’il rejoignait la nuée de trains qui quittait la planète.
***
Ne pouvant se résoudre à s’asseoir dans le siège de Bulge, Bruce reprit place à son ancienne console.
- Je vous refais le topo même si vous êtes déjà au parfum. En résumé, l’Alliance, qui regroupe plusieurs nations souveraines en plus de la SDF, de l’Arcadia et du Yamato, a élaboré un stratagème pour mettre un terme aux agissements de la reine de Râ-Metal, dont l’objectif est d'exterminer l'Humanité. Que ce soit par les armes ou la mécanisation.
- Jusque là, on suit, intervint David sur un ton narquois.
- Aux dernières nouvelles, reprit-il en ignorant cette interruption intempestive, la flotte de Promethium a franchi les galaxies d’Andromède et de Cassiopée. Sa destination semble être…
- Destiny ?, l’interrompit Manabu.
- Exactement. Sans doute la première étape de son plan d’invasion de l’univers. Comme l’avait expliqué Maetel, l’annihilation de la Compagnie tuerait dans l'œuf toute forme de résistance, entravant voyages et communications. Pour protéger les passagers, des stations sont d’ores évacuées et certains axes, déviés.
- Nous devons l’empêcher par tous les moyens d’atteindre Destiny, termina Reiko.
- Oui. Nous l’affronterons au point XY-12548, après la ceinture d’astéroïdes 6536. Cet endroit stratégique devrait nous permettre de rééquilibrer les forces et de ralentir sa progression. Pas besoin de vous rappeler que nous sommes en infériorité numérique. Selon les investigations du vieux ban… Du Capitaine Harlock, nous serons à dix contre un. Et c’est sans compter le Yamato qui n’utilisera pas son canon à diffusion ondulatoire au vu des difficultés rencontrées par son équipage à contrôler sa puissance.
- Il risquerait d’anéantir les ennemis… Comme les alliés, lâcha Manabu, dépité.
- Voilà. Des questions ?
Louise fit pivoter son fauteuil.
- Un appel en provenance du Cuirassé… Yamato !
Les pupilles du Commandant fraîchement nommé se rétrécirent.
“Pourquoi ce type est-il toujours là ? Toujours pendu aux basques de Reiko ?”
- Accepte.
Le visage de Mamoru Kodaï s’afficha sur l’écran principal.
Depuis qu’il s’était éveillé de son coma, il ne s’était presque pas déroulé une seule journée sans que cet homme n’apparaisse dans son champ de mire.
“Il couve Reiko du regard. Je ne suis pas fou. On dirait… On dirait qu’il s’est donné pour mission de veiller sur elle. Cet enfoiré…”
Bien sûr, il était tout à fait conscient que, sans son soutien, elle se serait sûrement complu dans son malheur. Et, malgré l’inimitié qu’il lui vouait, il devait bien reconnaître qu’il avait été une aide précieuse pour son épouse.
Mais voilà, sa présence envahissante et sa bonne humeur permanente hérissaient les poils de Bruce.
En bref, il ne l’appréciait pas.
Plus vite cette bataille prendrait fin, plus vite il retournerait s’enterrer sur Mars.
Et ce départ ne le chagrinerait pas le moins du monde.
“- Commandant Speed.”
- Kodaï, répondit-il, sur la défensive.
“- Je voulais vous souhaiter bonne chance. Nous allons couvrir le flanc droit avec certaines unités de la SDF et des SPG, ainsi que les nations tokargiennes et tabitotiennes. Je crois savoir que Big1 s’occupera du flanc gauche de l’armée de Promethium avec l’Arcadia et…”
- Où essayez-vous d’en venir ?, le coupa Bruce, à bout de patience.
“- Soyez raisonnable et ménagez votre peloton. C’est un marathon et pas un sprint, n’est-ce pas ?”
- Je me contrefous de vos conseils… Vides d’intérêt.
- Bruce !, se fâcha Reiko. Je veux dire… Commandant.
“- Je vois. En tout cas, faites attention à vous. Chacun… D’entre-vous…”
Mamoru tourna la tête vers son amie et lui fit de gros yeux, qui furent tout sauf discrets. Le sniper, qui ravalait son acrimonie avec peine, se positionna devant sa femme, la masquant à la vue de Kodaï.
- S’il n’y a rien d’autre, bon vent. Louise, met fin à cette émission.
Le faciès avenant du Commandant du Yamato disparut aussitôt de l’écran.
- Combien de temps avant le portail Alpha du Centaure ?
- Une heure.
- David, augmente notre vitesse.
- Bien reçu.
Cette fois-ci, il en était persuadé.
Mamoru Kodaï n’était pas net et le teint rougissant de la pilote en était la preuve.
Il se mordit l’intérieur de la joue, littéralement dévoré par la jalousie.
Quelque chose lui échappait.
Et ça le rendait fou.
***
Lorsque Big1 émergea du portail, le peloton Sirius constata que les hostilités avaient été engagées puisque l’avant-garde de l’armada de Promethium était arrivée sur les lieux. Plusieurs sections des Space Panzer Grenarder combattaient d’ores et déjà aux côtés de vaisseaux dépêchés par les nations souveraines libres.
- Manabu !
- Oui !
Des faisceaux lumineux surgirent des tourelles du train et percutèrent un aéronef de taille moyenne, le détruisant dans un feu d’artifices coloré qui plut énormément à Reiko.
- Commandant ! Requiers permission de déployer les Space Eagles !
Bruce soupira en détaillant sa compagne dont les traits étaient tendus. Dorénavant, il devait s’habituer à l’envoyer au front et cela il n’était pas sûr de toujours y parvenir.
Cependant, s’il refusait sa requête sans motif valable, il était certain, au vu de sa détermination à venger sa famille, qu’elle le lui reprocherait indéfiniment.
- D’accord, mais pas d’imprudence. Ne te mets pas sciemment dans une situation potentiellement mortelle.
- Promis !
Elle effectua un pas dans sa direction avant de se raviser. Elle ne pouvait plus se comporter à la légère avec lui durant une mission.
Plus maintenant.
Il parut le comprendre et un voile noir recouvrit ses prunelles alors qu’il se détournait, maussade.
Résolue, elle se dirigea néanmoins vers la porte, prête à en découdre avec ses ennemis jurés.
Ne pas assouvir cette soif de sang, ou plutôt d’huile de vidange, reviendrait à trahir ceux qui l’avaient quittée, et elle était bien décidée à ne s’octroyer aucun répit tant qu’il resterait un humanoïde debout.
Et ce, en dépit des avertissements peu subtils formulés par Mamoru Kodaï, dont l’unique résultat avait été de mettre les nerfs de son conjoint en pelote.
“Ça ne peut plus durer. Il va finir par croire que je lui cache quelque chose ou pire que j’ai des sentiments pour quelqu’un d’autre. Quand tout sera terminé, je lui avouerai la vérité. Je n’ai plus le choix.”
- Commandant ! Une communication… De l’Arcadia !
Reiko se figea et fit volte face, le cœur battant. Sans enthousiasme, Bruce acquiesça et Louise matérialisa le visage d’Harlock.
- Otto-san !
“- Bonjour usagi. Content de tous vous revoir sur vos deux jambes.”
Il haussa un sourcil étonné.
“- Qui est…”
- Je suis aux commandes, déclara Bruce abruptement.
“- Voyez-vous ça. Pour une surprise…”
- On se passera de vos commentaires.
- Hé !, protesta Reiko.
“- Hum. Félicitations pour cette… Promotion.”
Morose, le sniper ne répondit pas.
“- Le gros de la flotte sera là d’ici quelques minutes, continua le hors-la-loi. L’Arcadia se placera en première ligne. Lorsque les vaisseaux sortiront de la ceinture de météorites nous les prendrons en tenaille avec le Yamato et le concours... Des forces alliées.”
- C’est ce qui est prévu, en effet, lâcha Bruce, de mauvaise humeur.
“- Ne sois pas trop intrépide, lapin”, lança Harlock en ignorant l’arrogance de son gendre.
- Lapin, pouffa David.
Son rire moqueur s’éteignit rapidement quand son regard croisa celui, glacial, du Capitaine.
- Je le serai.
“- Tadashi sera à bord d’un Space Wolf.”
- Oh !, s’exclama-t-elle avec excitation.
“- Oubliez tout de suite votre petite compétition, vu ?”
- Oh…
Le père de Reiko tapota sur son accoudoir en bois, intransigeant.
- D’accord, Otto-san, marmonna-t-elle, déçue.
“- Hum. Et essayez de ne pas faire exploser votre train.”
- Espèce de…
- Bruce !
L’appel s’acheva sur le sourire goguenard du pirate. Le Commandant n’eut pas le temps de déverser le flot d’insultes fleuries qui lui venaient à l’esprit, car une violente secousse agita Big1. La pilote tenta de s’agripper à une paroi mais fut brutalement catapultée au sol. Elle heurta le métal dans un bruit mat et une plainte aiguë s’échappa de sa gorge.
- Chaton !
Elle se redressa, étourdie.
- Rapport d’avaries !, ordonna Bruce en se précipitant vers sa femme, catastrophé.
- La sixième voiture a été touchée ! Départ d’un foyer incendiaire !, les renseigna Manabu.
- Fermez les sas de sécurité ! Ouvrez les valves hydriques !
- À vos ordres ! Permission de riposter ?
- Arrose-moi ces enfoirés, grogna-t-il en attirant son épouse contre lui.
Alarmée, Reiko souleva son pull et se massa le ventre. Une vive douleur avait traversé son abdomen et des nausées refluaient dans son oesophage.
- Tu t’es fait mal ?, demanda-t-il avec une inquiétude non dissimulée.
- Je… Je… Je ne sais pas… Yûki. Peux-tu… Prévenir Yûki ?
- Yûki ?, répéta-t-il, confus.
- S’il-te-plaît, le supplia-t-elle, affolée.
Il la contempla, un brin désabusé. Visiblement, elle n’était pas gravement blessée alors pourquoi paraissait-elle si nerveuse ?
- Louise.
- Je l’ai déjà avertie.
Moins de cinq minutes plus tard, le médecin pénétrait dans le wagon de commandement.
- Reiko ?
- Je suis tombée… J’ai ressenti des élancements… Au niveau du bas-ventre.
- Du bas-ventre ? Suis-moi. Je dois t’examiner. Immédiatement.
- Quelqu’un va-t-il m’expliquer tout ce merdier ?, s’énerva Bruce.
Les deux femmes partagèrent un regard préoccupé au moment où une nouvelle salve effleurait Big1, faisant vibrer la voiture.
- Je… Je ne sais pas comment…
- Je t’emmène à l’infirmerie, trancha-t-il en la chargeant dans ses bras. David, évite au maximum les dégâts. Manabu, tu tires à vue. Ne rompez pas la formation et restez dans le sillage de l’Arcadia.
- Compris !
Le battant coulissa derrière le trio.
Les mains moites, Reiko ne savait pas comment aborder le sujet délicat de sa grossesse.
Elle risqua un œil vers son mari, qui fixait un point invisible devant lui, ombrageux.
- Reiko.
- … Oui ?
- Tu vas enfin me dire ce qui ne va pas ?
Elle se mordilla les lèvres, angoissée.
- Je… Je suis désolée…
- Mais encore ?
- Je ne suis pas réellement… Malade.
Il se stoppa, déconcerté.
- Est-ce que ça a un lien avec Kodaï ?
- Ko… Kodaï ? Non ! Qu’est-ce que tu vas t’imaginer ?
- Alors quoi ?
- Mon amour… Pendant que tu étais dans le coma j’ai…
Sans trop savoir pourquoi, Bruce retint son souffle, son cœur tambourinant intensément dans sa poitrine.
- J’ai appris… Que j’étais enceinte.
Le cerveau du sniper se mit en pause, sa respiration se bloqua et le monde s’arrêta temporairement de tourner. Il n’entendit plus rien si ce n'est le sang qui battait ses tempes.
- Tu es… Tu es…
- J’attends un bébé. De toi, je précise… Au cas où tu viendrais à te poser cette question débile.
- De… Depuis quand ?
- Tabito. Les vacances de Noël. Nos… Noces.
- Bordel… De merde.
Un acouphène vrilla ses oreilles alors qu’il accusait le coup, reprenant sa progression tant bien que mal.
- Qui… Qui est au courant ?
- Juste Yûki et…
- Kodaï, gronda-t-il.
- J’avais besoin… Besoin d’en parler à quelqu’un… Et tu n’étais pas… Pas disponible.
Bruce garda le silence tandis qu’il entrait dans l’infirmerie, à la fois contrarié et ébranlé par ces révélations.
- Installe-la ici, lui intima l’androïde. Je vais l’ausculter.
- J’en suis, décréta-t-il.
- Non. Tu as du travail là-bas, intervint Reiko. Je… Je t’appelle quand c’est fini. Ça te laissera du temps… Pour digérer… Cette nouvelle.
- Elle a raison, approuva la praticienne médicale en le poussant vers la sortie.
- Atten…
Le panneau claqua au nez du Commandant et il demeura bras ballants dans le couloir.
- Je vais… Devenir père ?, balbutia-t-il, en état de choc.
***
Bruce se dirigea vers la “control room” avec une démarche de mort-vivant, par ailleurs plus mort que vivant ; ses pensées formant un bruyant capharnaüm qui lui donna la migraine.
Lorsqu’un rayon laser s’écrasa sur le bouclier, ses réflexes affûtés ne l’empêchèrent pas de se cogner contre un porte bagage mural.
- Aïïïïe… Fais chier… Fais chier !
Il se massa le crâne en pestant.
Reiko portait un enfant.
Son… Enfant.
Il peinait à réaliser la portée incroyable et improbable de cette annonce.
- Pourquoi… Ne me l’a-t-elle pas dit plus tôt ?, maugréa-t-il. Il fallait que ce gars soit au courant avant moi. Pas possible un truc pareil.
Le contenu de son estomac remonta dans sa gorge et il serra les dents, arc-bouté sur une banquette.
“Si j’avais su… Jamais elle n’aurait embarqué dans ce foutu train. Qu'elle se mette ainsi volontairement en danger alors qu’elle est… Qu’elle est… C’est aberrant.”
Au-delà de l’agacement, de la confusion ou de l’impression que le ciel s’était effondré sur sa tête, cette arrivée surprise…
… Ne lui déplaisait pas.
Que cela soit le “hasard” ou le “destin”...
- … C’est bien plus que ce que j’aurais pu espérer.
Un maigre sourire étira la commissure de sa bouche.
- Pour quelqu’un qu’on surnommait “Bruce la mort”, c’est un comble…, murmura-t-il en chassant les larmes qui perlaient au coin de ses yeux.
Enfin parvenu devant le vantail du wagon de commandement, il se raidit, reprenant un visage de marbre.
Il enfonça le bouton avec son poing, un peu plus fort que nécessaire.
- Je veux un point de situation, exigea-t-il d’une voix de stentor.
***
- Il me déteste. J’en suis sûre.
- Il était choqué, rien de plus.
Reiko enfouit son nez entre ses genoux.
- Il n’avait pas l’air enthousiaste ou… Heureux. Il paraissait juste… En colère.
- C’était soudain. Et tu n’as pas vraiment choisi ton moment.
- Oui mais…
- Au cours de sa première journée de reprise de service, la Direction lui a transmis les rênes de Big1 sous la contrainte, tu lui a appris qu’il allait être papa et c’est sans compter la tempête qui sévit dehors… Tout Bruce qu’il soit, ce serait compliqué à gérer pour n’importe qui.
- Je… Je n’avais pas vu ça sous cet angle.
- Sois patiente.
- Oui… Oui.
- Ton examen est sans anomalie, ajouta-t-elle en reposant l’échographe.
- Je peux voler ?
Le médecin eut une grimace perplexe.
- Tu le peux… Mais que tu en aies l’autorisation… C’est une autre histoire.
Reiko remua ses narines, songeuse.
- J’y vais et on verra, décida-t-elle en rabattant son pull.
***
La jeune femme s’immobilisa devant la porte de la “control room”.
Malgré les combats qui faisaient rage et le train qui était ballotté en tous sens, rien d’autre n’occupait son esprit que la réaction de son époux.
“Je l’ai déçu ? Aurait-il préféré… Que j’arrête tout tant que je le pouvais ?”
Elle secoua la tête.
- Il faut qu’on en discute. Je dois lui faire confiance. Je me fais des idées… J’extrapole sûrement bêtement.
Elle prit une profonde inspiration et s’enfila discrètement à l’intérieur de la voiture.
Bruce la fixa sans ciller alors qu’elle reprenait place sur son siège. Sans réfléchir, elle leva le pouce pour le rassurer.
Il ne réagit pas et ses traits indéchiffrables eurent pour effet de faire grimper la température corporelle de sa compagne de plusieurs degrés.
- Excusez-moi pour mon absence, croassa-t-elle.
- Rien de cassé ?, l’interrogea Manabu.
- Non, c’était… Une fausse alerte.
- L’Arcadia a percé leurs lignes de défense, les renseigna Louise. L’Armada royale semble en difficulté.
- L’ennemi s’est dispersé grâce aux astéroïdes, fit remarquer David.
- Et il est pris entre les canons de deux vaisseaux… Surpuissants, compléta Manabu.
- Profitons de cette chance. Faites feu dès que vous le pouvez. Déployez les torpilles à tête chercheuse. Infligeons leur des dégâts tant qu’ils sont désorganisés.
- Bien reçu !
Reiko toussota pour attirer l’attention de son mari.
- En ce qui concerne la couverture aéri…
- C’est non.
- C’est… Quoi ?
- Non. Tes fesses restent vissées à ce fauteuil.
Il fronça les sourcils.
- C’est un ordre.
- Mais… Pourquoi ?
- Depuis quand le Commandant doit-il justifier ses ordres ?
Elle bondit sur ses pieds, outrée.
- Quand ils ne sont pas justifiés… Commandant !, s’étouffa-t-elle.
Bruce détourna le regard, peu enclin à répondre à cette provocation. Reiko se renfrogna, exaspérée par cette attitude de dictateur ferroviaire. Le dictateur en question ne s’en formalisa pas, ignorant délibérément ses œillades révoltées.
“De deux choses l’une, soit il veut me punir, soit il essaie de me protéger. Dans tous les cas… Je ne peux pas me tenir en retrait lorsque mes amis et ma famille se battent.”
Elle rongea son frein pendant près de dix minutes avant de se lever tel un ressort désarticulé.
- Je vais aux toilettes. J’ai… mal aux intestins. Je me dépêche.
- J’appelle Yûki ? la héla Louise.
- Pas la peine !, grogna-t-elle hâtivement en s’enfuyant hors de la pièce.
Bruce, qui n’était pas dupe de ce stratagème digne d’un élève d’école primaire, s’élança à sa suite en fulminant.
- Reiko ! Attends !, vociféra-t-il.
Cette dernière dérapa à la jonction entre les wagons et se rattrapa in-extremis à la poignée.
- Qu’est-ce que tu fous ?!
- Je dois aller au petit c…
- Si tu me mens, je t’ai déjà dit de le faire mieux que ça !
Reiko claqua la porte derrière elle, pianotant sur la console de commandes pour la verrouiller, à l’instant où Bruce pilait devant.
- Ouvre ça immédiatement.
La pilote avala le peu de salive qu’elle avait encore dans la bouche. Puis, elle posa sa main contre la fenêtre.
- J’aimerais… Qu’on en parle à mon retour. Je… J’ai pris la décision qui me semblait la meilleure. Je ne voulais pas… Je ne voulais pas mettre un terme à tout ça… Je n’en avais ni le courage ni l’envie… Si tu ne te réveillais pas, ce bébé c’était tout… Tout ce qui me restait de toi.
- Chaton ! Je ne suis pas… Je ne te reproche rien ! Ouvre ! Dans ton état, je refuse que tu risques ta vie !
- Mon… État ?
Les doigts de Reiko se rétractèrent et elle ferma les yeux une brève seconde, déboussolée. Puis, elle recula, cherchant à mettre de la distance entre elle et son conjoint.
- Hé ! Reviens ! Je te garantis que si tu quittes ce fichu train…
- Tu n’auras qu’à me sanctionner ou me renvoyer. Ça m'est égal. Si je ne venge pas les enfants… Je ne pourrai plus jamais me regarder dans un miroir.
Le Commandant, qui avait compris que les mots seuls ne pouvaient raisonner son épouse, martela la vitre, essayant par tous les moyens de la briser pour accéder au panneau de contrôle.
- J’aurais tellement voulu que cette annonce te rende aussi heureux… Que je le suis. Je t’aime. Je piloterai prudemment, t’en fais pas.
Il se pétrifia, soufflé.
- Mais… Je…
Bouleversée, elle se faufila hors de la voiture sans se retourner.
- Mais je… Je suis… Très heureux, marmonna-t-il en assénant mollement son poing sur la fenêtre.
Il fit volte-face, désarçonné.
- Idiote. Comment peux-tu en douter ? Tu me connais si mal que ça ?
Démoralisé, les épaules voûtées, Bruce reprit le chemin de la “control room”.
- Je n’atteindrai pas les hangars avant elle, grommela-t-il. Faut croire que son entraînement militaire ne fait pas le poids contre l’éducation anarchiste de ce vieux bandit.
“Quand tu rentreras, et tu as intérêt à rentrer, tu devras m’écouter. Une bonne fois pour toutes.”
***
Reiko empoigna un escabeau qu’elle fit rouler jusqu’au Space Eagle qu’elle utilisait habituellement.
“Il ne me suit pas ? Tant mieux. Il a d’autres chats à fouetter et… Moi aussi.”
Le comportement du sniper, à la fois stoïque et sérieux, l’avait considérablement perturbée mais, pour le moment, elle tâchait de ne pas trop y penser.
“Si… Si vraiment… Si vraiment il ne désire pas cet enfant… Alors… Je ne le lui imposerai pas. C’était mon souhait de le garder. Mon… Choix. Je trouverai… Je trouverai bien quelque chose pour m’en sortir. Pour qu’on s’en sorte tous les deux. Et… Otto-san… Aniki… Cette arrivée inattendue va assurément les plonger dans un état de choc dramatique.”
- Je m’en inquiéterai plus tard.
Elle enclencha l’ouverture du toit en manuel et sauta dans le cockpit.
“C’est probablement mon dernier vol à la SDF. Bruce va me couper les ailes, que ce soit à cause de ma grossesse ou de mon insubordination.”
- System check, stand by, énonça-t-elle en actionnant différentes manettes du chasseur.
Après un instant d’hésitation, elle activa son micro.
- Requiers autorisation de décoller.
“- Parce que tu te soucies de mon avis maintenant ?”
Reiko déglutit difficilement.
- Je répète. Sollicite l'autorisation urgente de décoller.
“- Refusée. Ou accordée… À la condition que tu rejoignes l’Arcadia.”
- L’Arcadia ?
“- Pour te mettre à l’abri derrière les murs de cette forteresse blindée.”
Elle hoqueta, sidérée. Son nez se retroussa à mesure que l’indignation déformait ses traits. De rage, elle ferma toutes les communications.
- Très bien, Big1. Que le vent me soit favorable, lâcha-t-elle avec amertume.
Elle saisit son manche et le jet fusa dans l’espace.
- Je ne suis pas faible. Je ne suis pas… Sans défense.
***
- Elle s’est envolée…
- Je sais, Manabu, cracha Bruce, furieux.
- Que se passe-t-il ?, l’interrogea David. Pourquoi… ?
- Pas vos affaires. Où en est-on ?
Louise analysa son écran attentivement.
- Selon nos estimations, la bonne moitié de la flotte a traversé le champ d’astéroïdes et nous avons mis hors d’état de nuire approximativement 30% de ses vaisseaux.
- Comment s’en tire le flanc gauche ?
- Le Yamato est redoutable, s’extasia Manabu.
- Un aéronef s’approche par tribord !, les informa l’Officière radar.
- Faites feu avec les tourelles principales ! Entravez son avancée !
Les ongles du Commandant entaillèrent violemment les accoudoirs.
“Reiko… Pourquoi es-tu aussi entêtée ? Imbécile… Ce n’est pas croyable d’être si présomptueuse.”
Pour la première fois de sa vie, il adressa une prière muette aux dieux de l’univers.
“Faites que ma femme et mon… Bébé me reviennent sains et saufs. C’est tout… Tout ce que je demande. S’il vous faut choisir, plutôt moi qu’eux deux.”
***
L’obscurité interstellaire était éclairée par des vagues de lumières intermittentes et Reiko siffla en découvrant les combats qui se déroulaient autour d’elle.
“Il semblerait qu’on ne s’en sorte… Pas trop mal.”
Les canons du Yamato et de l’Arcadia faisaient le ménage, détruisant des appareils humanoïdes par dizaines.
- À mon tour d’entrer dans la danse !
Elle enfonça une série de boutons et des rayons laser jaillirent de son chasseur, transperçant une navette, qui explosa en un milliers de fragments métalliques
“- Nee-san, t’en as mis du temps.”
Un large sourire fendit le visage de la pilote.
- J’ai été retenue.
“- J’en suis à dix-huit.”
- Hum, je suis sûre que tu as gonflé tes chiffres.
“- Que tu dis…”
- Aniki. Il faut qu’on ajoute à nos règles : “Descendre un cuirassé en utilisant ses propres armes contre lui.”
“- Comment tu as réussi cette prouesse ?”
- Les torpilles à têtes chercheuses.
“- Joli !”
“- Les enfants”, intervint Harlock sur leur canal privé.”Vous avez promis.”
- Oui, Otto-san, répondirent-ils en cœur, frustrés.
“- On maintient le contact. Pas d’exercice de voltige hasardeux ou téméraire.”
- Entendu.
Reiko se permit toutefois une dernière remarque.
- Tu veux bien être mon binôme ?
“- T’as déjà la réponse à ta question, Nee-san.”
Les muscles de la jeune femme se tendirent et elle déploya son viseur, une antiquité qu’elle tenait d’Harlock, qui en avait lui-même hérité de ses ancêtres.
Cependant, sans qu’elle ne se l’explique, ce vestige de la Second Guerre Mondiale était aussi efficient que les appareils modernes.
Tôchiro lui ayant appris à ajuster les réglages, elle s’employa à reproduire ses gestes du mieux possible.
- Dans ce cas, partons en chasse.
“- Comme dans notre jeunesse… Avant que tu ne choisisses de gâcher ta vie avec ces composteurs de billets de trains et en particulier...”
- Aniki !
“- Je ne m’excuserai pas.”
Elle souffla, agacée que tout le monde s’acharne à lui chercher des poux dans la tête.
- Moi non plus, rétorqua-t-elle en songeant à Bruce et au bébé.
“- T’es prête ?”
- Affirmatif.
Sans qu’ils n’aient besoin de se concerter, une cible identique se retrouva dans leur ligne de mire respective.
Ils l’encerclèrent, réduisant ainsi sa marge de manœuvre. Puis, lorsqu’ils eurent ferré leur poisson, ils tirèrent à moins d’une demi-seconde d’intervalle.
- Je l’ai touché avant toi.
“- Dans tes rêves, gamine.”
- Qui c’est que tu traites de gamine ?, s’offusqua-t-elle.
“- LES ENFANTS.”, les rappela à l’ordre la voix exaspérée du pirate. “Ne relâchez pas votre vigilance.”
- Rabat-joie.
“- Je t’entends encore, tu émets sur la fréquence de l’Arcadia.”
- Ah…
Tadashi pouffa dans son communicateur à l’instant où leur artillerie anéantissait un aéronef, qui avait eu le malheur de croiser leur chemin dans le chaos ambiant.
- Comment ça se passe ?
“- Plutôt bien”, affirma son père. “Le Yamato contient efficacement la flotte. La ceinture de rochers l’a suffisamment désorganisée pour nous donner l’avantage. Et Big1 ?”
La militaire resserra sa prise autour de sa manette directionnelle.
- Je crois que ça va, dit-elle en avisant le train dont les canons ne tarissaient pas de faisceaux lumineux.
“- Tu… Crois ?”, répéta le hors-la-loi, interloqué.
- Vu que Big1 ne fume pas de tous les côtés, j’en déduis que ça pourrait être pire.
“- Il y a un problème ?”, l’interpella son frère.
- Non.
“- Koko…”
- Plus tard, papa, trancha-t-elle en effectuant un retournement en immelmann.
Pendant la demi-heure qui suivit, jet alliés et humanoïdes s’affrontèrent en redoublant d’acrobaties et d’adresse.
Les robots, dont les sens avaient été aiguisés par la mécanisation, étaient des adversaires redoutables et les humains perdaient peu à peu du terrain.
Durant tout ce temps, Reiko n’avait pas contacté son peloton et aucun message ne lui était parvenu.
“J’ai l’impression de travailler en solo. Je déteste ça.”
Elle vola en rase-motte au-dessus d’un vaisseau et, distraite, n’aperçut pas la batterie de pulsars qui la visait par tribord.
Lorsque le trait rougeoyant se dirigea vers elle, elle pivota en catastrophe sur son axe de roulis, ce qui n’empêcha pas sa carlingue d’être méchamment fissurée.
“- Reiko !”
Le timbre des voix de Bruce, Tadashi et Harlock se mêlèrent dans un ensemble presque parfait.
Elle tira de toutes ses forces sur son manche pour redresser le Space Eagle, ce qui s’avéra être une tâche ardue.
“- Big1 pour Reiko. Rapport de dégâts ? Rejoins immédiatement les hangars ! Et plus vite que ça !”, hurla le sniper dans son émetteur, lui perçant les tympans au passage.
- Reiko pour le Big1 et l’Arcadia. Avaries légères du fuselage. Les voyants sont au vert. Les systèmes fonctionnent. Le moteur et les ailes n’ont pas été endommagés. Je maintiens ma position.”
“- Non, arrête tes âneries et pose-toi.”
“- Usagi, je te déverrouille le sas quarante-huit.”
- C’est bon, je vous dis. Je suis en mesure de…
“- De rien du tout ! Ne risque pas bêtement ta vie et celle du…”
Il y eut un silence et le Commandant de l’unité Sirius reprit en toussotant.
“- On est toujours en liaison avec l’Arc…”
“- Toujours, répondit Harlock sur un ton glacial.”
“- De quoi… De quoi il parle ?”, s’étrangla Tadashi.
- Rien, lança-t-elle précipitamment en cédant à la panique.
“- Comment ça “rien” ? Depuis quand, c’est “rien” ? Au contraire, ça pèse dans la bal…”
- Bruce !
“- Nee-san, explique toi tout de…”
“- Usagi ! J’arrive, ne bouge pas. Yattaran, vire à 140° bab…!”
“- Ramène tes fesses illico presto ou je m’occupe…”
“- À quoi il fait allus…”
- Otto-san, ne romps pas la formation, c’est absurde ! Vous tous… Vous… Vous encombrez la ligne !
Sous le coup du stress, elle désactiva toutes les émissions, entrantes comme sortantes.
- Putain… De putain de merde, pesta-t-elle en appuyant son casque contre le tableau de bord.
“C’est pire que prévu. C’est pas du tout ce que j’avais imaginé. Les événements sont complètement hors de contrôle.”
Elle virevolta entre deux corps stellaires avant de se rétablir pour faire face à l’armada de Râ Andromeda Promethium.
“Quand ce conflit prendra fin, ils vont tous m’attendre de pied ferme et je suis certaine de ne pas apprécier la sauce à laquelle ils vont me dévorer… Si je le voulais, Mamoru m’offrirait sûrement l’asile politique sur le Yama… Hé, mais ce ne serait pas… ?”
De la vague rocheuse, surgit une gigantesque base en forme de toupie, dont les pôles et la ceinture centrale étaient bardés d’antennes pointues.
Le vaisseau amiral de l’armée royale.
- Elle est enfin là… Cette sorcière millénaire.
Reiko eut un sourire carnassier.
- Terminons-en si cela vous sied, Majesté, cracha-t-elle en grinçant des dents.