A Galaxy Railways Story : Reiko
Chap 10 : Orage magnétique
/Attention lecteurs avertis : ce chapitre contient des scènes de violences, notamment à l’égard des enfants./
- On pourrait boire un verre ce soir, vous en pensez quoi ? J’ai repéré un bar, pas loin du QG.
- J’en pense que tu devrais te concentrer sur ton travail, David. T’as pas eu ta dose à Gun Frontier ?
- Bruce, toujours aussi fun. Les filles, ça vous tente ?
- Désolée, pas dispo.
- Et toi, Louise ?
- J’ai des épisodes de ma série en retard.
- Manabu ?
- Si tu veux, accepta-t-il sans grand enthousiasme.
L’ingénieur s’enfonça dans son siège en soupirant.
- Commandant, il faut absolument que vous vous joigniez à nous.
- J’ai des rapports à remettre. Une autre fois, peut-être.
- Et si on proposait au peloton Vega ?
- C’est pas une mauvaise idée ça ! Eux, au moins, ils ont le sens de la fête.
David ricana.
- Dans ce cas, c’est mieux que tu viennes pas, Bruce.
- Et pourquoi ?
- Comme si tu l'ignorais, railla-t-il.
- Tu ferais mieux de la fermer.
- C’est qu’il fait pas que tirer le sniper, il mord aussi.
Reiko jeta un regard par-dessus son épaule.
Le dos résolument tourné, Bruce contrôlait les systèmes d’armement de Big1 en prévision de leur arrivée prochaine à Destiny.
Leur mission d’inspection de la station de triage 2b-Astra avait duré toute la journée et s’était révélée d’un ennui mortel. Aidée de Manabu, elle avait examiné l’aile ouest à la recherche d’éventuels dysfonctionnements et, hormis la découverte répugnante de rats en train de grignoter des câbles d’alimentation, rien de spécial n’était survenu.
Préoccupée, elle fit craquer ses doigts.
Une semaine s’était écoulée depuis Heavy Melder.
Une semaine durant laquelle le Commandant n’avait eu de cesse de les faire trimer du matin au soir. Le reste de son temps étant consacré à d’interminables entraînements en salle de simulation. De plus, elle n’était pas peu fière d’avoir franchi deux autres niveaux, ce qui lui avait même valu un “pas trop mal” de son inflexible instructeur.
Depuis qu’ils avaient crevé l’abcès, Reiko trouvait que leur relation s’était apaisée et que leur collaboration n’en était que plus fructueuse. Ce qui lui plaisait moins, en revanche, c’était le trouble qu’elle pouvait maintenant éprouver lorsqu’il était un peu trop proche.
Elle était certaine qu’elle se faisait des films. Malgré la danse et les excuses qu’il avait formulées, elle avait conscience de ce qu’elle était et de ce à quoi elle ressemblait.
Elle se sentait minuscule et insignifiante à côté de lui.
Il était préférable qu’elle enfouisse ses sentiments dans un coffre fermé à double-tour.
Oui, c’était mieux pour tout le monde.
- Et si Schneider vient, ça ne te convaincra pas d’être des nôtres, Reiko ?
- Je ne comprends pas de quoi tu parles, répondit-elle en grimaçant. Je t’ai déjà dit que j’étais pas disponible.
- Fiche-lui la paix, s’énerva Louise.
Depuis leur retour, elle jouait à cache-cache avec Moritz, mettant en cause son emploi du temps surchargé pour l’éviter. Elle était tout aussi déstabilisée en sa présence et redoutait un nouveau tête à tête, n’ayant pas encore décidé de la direction à donner à leur relation.
- T’as vraiment rien à faire ?, le rabroua l’artilleur.
- Je te renvoie la question.
Manabu coupa court à la dispute en désignant des variations inhabituelles sur sa console.
- Vous avez vu… Ce ne serait pas des perturbations magn…
Une violente secousse ébranla le train, propulsant Bulge et Louise à terre tandis que Manabu et Reiko heurtaient respectivement Bruce et David.
- Putain, c’est quoi ça ?, croassa l’ingénieur en se massant le poignet.
Reiko s’écarta de lui et se rua vers l’écran de Manabu
- Tempête électro-magnétique. Et vu les courbes, on est dans l'œil du cycl… Aaah !
Une seconde saccade provoqua une embardée de Big1 et de ses wagons, catapultant brusquement la pilote contre le sol.
- David, sors nous de là !
- Le système de navigation est parasité par l’électricité de l’orage mais je crois qu’on peut y arriver.
- Tu t’es fait mal ?, interrogea le sniper avec une pointe d’inquiétude dans la voix.
- N-non.
Bruce empoigna la veste de son élève et l’installa sur son fauteuil, à côté de Manabu.
- Mes résultats indiquent que la source de ces intempéries est une planète toute proche, analysa Louise, “Hal’wasa”.
- Et elle nous attire, confirma David.
- C’est nos appareils, ils sont brouillés, expliqua Reiko. Les signaux électro-magnétiques les dérèglent et les détournent des rails du Galaxy Railways. Plus on lutte, plus on risque d’endommager la machinerie. J’ai déjà vu ça… Il y a longtemps.
- Et… qu’avait fait Harlock ?
Mal à l’aise, Reiko se balança dans son fauteuil.
- Il avait activé les rétro-propulseurs à pleine puissance, mais…
- C’était inutile ?, l'encouragea le Commandant.
- Et dangereux pour les moteurs. Finalement, il a préféré “planer” jusqu’à ce qu’on sorte de la tempête.
- Tu suggères qu’on atterrisse sur la planète ?
Elle acquiesça.
- Pour épargner la chaudière et les circuits internes, abonda David.
- Très bien, cap sur Hal’wasa. Louise calcule un itinéraire sûr.
- Bien reçu.
Reiko esquissa un geste pour regagner sa place, mais Bruce appuya fermement sur ses épaules.
- Bouge pas.
- Mais…
Un a-coup ballotta à nouveau le train qui basculait en mode hors rail pour se diriger vers la planète.
- Il n’y a pas de gare, David, le prévint Louise.
- Accrochez-vous, ça va être sportif !
Reiko sentit un bras lui entourer le ventre et une odeur acidulée lui monter au nez alors que Big1 effectuait une vrille étourdissante en pénétrant l’atmosphère d’Hal’wasa. Elle ferma les yeux, essayant de retenir la bile qui lui envahissait la gorge, ses ongles entaillant profondément les accoudoirs. Le choc avec le sol fut rude et ils furent remués dans tous les sens jusqu’à ce que le train s’immobilise enfin.
- Tout le monde va bien ?, demanda Bulge après avoir repris ses esprits. Manabu, rapport de dégâts ?
- Nos instruments de bord sont HS après la traversée de l’orage, il faut rebooter tout le système.
- Combien de temps ?
- Au moins quatre heures.
- D’accord. Reiko ?
- La qualité de l’air est correcte, annonça-t-elle après une rapide vérification. On peut respirer normalement.
- Dans ce cas, nous allons faire un contrôle manuel de Big1.
- Compris !
Le peloton Sirius quitta la voiture de commandement. Une grande étendue herbeuse se déployait face à eux, balayée par une bise froide. Au loin, une route pavée serpentait jusqu’à une forêt clairsemée de sapins.
- C’est une planète privée ?
- Il semblerait, répondit Schwanhelt Bulge en s’avançant.
- On dirait la Terre. Avant la guerre contre les humanoïdes.
Manabu s’approcha, les mains dans les poches.
- Elle a été dévastée, continua-t-elle. Maintenant ce n’est plus qu’un champ de ruines où les plus pauvres essaient de survivre.
- Tu as vécu là-bas longtemps ?
- Jusqu’à mes huit ans.
Reiko s’éloigna, abandonnant son ami et le Commandant, qui avaient été entre-temps rejoints par Bruce.
- Certains souvenirs sont comme un boulet qu’on traîne derrière soi. Les raviver n’est jamais une bonne idée.
Schwanhelt Bulge observa sa nouvelle recrue s’agenouiller pour évaluer l’état d’un essieu. Soutirer des informations la concernant au Capitaine pirate n’avait pas été une sinécure. Après plusieurs verres, tout ce qu’il avait pu apprendre c’était qu’Harlock l’avait récupérée à Tokyo quand elle était petite et qu’il avait pris soin d’elle comme de sa propre fille car il n’avait pas eu le cœur à la laisser dans un orphelinat.
De retour au Quartier Général, le Commandant avait consulté la base de données de la SDF mais sa fiche était presque vide, excepté la mention de son origine terrienne et la recommandation de Warrius Zero.
Au vu de sa réaction, il imaginait que son enfance n’avait pas été un long fleuve tranquille.
Quant à son intégration au sein de l’unité, elle se déroulait mieux que prévu. Elle avait même réussi à apprivoiser le mauvais caractère de son instructeur, ce qui était un exploit en soi. Et si ses compétences en tant que pilote étaient avérées, il lui restait encore pas mal de chemin à faire pour devenir un membre de la SDF à part entière.
- Fini de bayer aux corneilles les gars, au boulot.
Durant près d’une heure, ils examinèrent le train en long en large et en travers et relevèrent toutes les avaries. Cependant, et à leur grand soulagement, les dommages étaient seulement superficiels ; rien qui ne puisse les empêcher de décoller une fois la réinitialisation terminée.
- Bon travail !
Yûki descendit à son tour de Big1, une glacière à la main. Comme un seul homme, le peloton Sirius se jeta sur les boissons fraîches.
Manabu et Reiko s’adressèrent un regard complice lorsque Bruce décapsula une canette de lait à la fraise.
- Je vous vois tous les deux, s’exaspéra le sniper.
La jeune femme pouffa en se détournant.
- Tiens, c’est une carriole ?
- Tirée par deux chevaux ?, s’étonna Louise.
- On est passés dans une faille temporelle pour débarquer tout droit au Moyen-Age ?
- Très spirituel ça, David.
La charrette s’arrêta devant la locomotive et les équidés, effrayés, renâclèrent.
- Oh.. Oh !
Un homme âgé d’une quarantaine d’années, vêtu d’un long qamis argenté bordé de rubans nacrés, le crâne dissimulé sous un keffieh noir et blanc les salua.
- Bienvenue à Hal’wasa.
Le Commandant fit un pas en avant.
- Nous sommes désolés de vous importuner mais nous avons été pris dans une tempête électro-magnétique et avons été forcés d'atterrir.
- Oui, ces phénomènes sont courants par ici. Vous n’êtes pas les premiers et vous ne serez pas les derniers. Je m’appelle Nassim Al Bakri et cette planète m’appartient.
- Je suis Schwanhelt Bulge et je commande le peloton Sirius de la Space Defence Force. Je vous remercie de votre compréhension.
- J’espère que vous vous joindrez à nous pour une collation. Ma femme a d’ores et déjà préparé des rafraîchissements pour vous et votre équipe.
Bien que cela aille à l’encontre de son éthique de travail, le Commandant ne souhaitait pas froisser leur hôte.
- Nous acceptons votre hospitalité avec plaisir mais nous ne resterons pas plus d’une heure. Il nous reste beaucoup à faire ici.
- Entendu. Je vous en prie, montez.
L’unité Sirius s’entassa dans la carriole et Nassim Al Bakri fit demi-tour. Ils traversèrent la forêt et longèrent un étang dans lequel nageaient d’immenses poissons oranges.
- Ce sont de gros poissons rouges, constata David.
- En effet, affirma Louise, émerveillée.
- Y’en a pas des comme ça sur Terre.
- Ni sur Tabito.
Ils débouchèrent dans un joli vallon fleuri dans lequel se dressait une élégante demeure de style oriental. Cinq tours coniques immaculées défiaient un ciel non pas bleu mais rose pâle. De larges moucharabieh en bois vernis étaient percés dans les murs.
- C’est…
- Incroyable !, compléta Reiko.
La charrette franchit une arche et ils parvinrent dans un patio raffiné empli de roses colorées. Une fontaine majestueuse ayant la forme d’oiseaux exotiques se tenait en son centre.
- Votre maison est splendide monsieur Al Bakri, s’extasia Louise.
- Merci mademoiselle. Vous pouvez m’appeler Nassim.
Une femme d‘âge mûr les accueillit. Drapée dans une abaya verte claire, ses cheveux noirs ramenés en une queue de cheval sur sa poitrine, elle paraissait tout droit sortie d’une autre époque.
- Bienvenue. Je suis Asma. Si vous voulez bien me suivre.
Un long couloir lumineux les mena jusqu’à une salle à manger aménagée avec goût et décorée de grandes arcades. Des coussins moelleux étaient disposés de part et d’autre de la pièce et de nombreux délices sucrés étaient alignés sur une table basse.
- Asseyez-vous.
Reiko observa le buffet en se mordant les lèvres.
Elle n’aimait pas manger en public et son rapport avec les aliments était toujours aussi ambivalent.
Quand on a connu la faim, ça ne s’oublie pas.
Soit elle dévorait la nourriture à s’en rendre malade soit elle était incapable d’y toucher.
La maîtresse de maison leur tendit un plateau chargé de verres remplis d’un liquide violacé.
- C’est une boisson locale.
- Y’a-t-il de l’alcool ?, demanda Schwanhelt Bulge.
- Très peu.
- Oh, Commandant, soyez chouette !, le supplia David.
- Très bien mais avec modération.
Reiko, Manabu et David se servirent tandis que le reste du peloton refusa poliment la liqueur traditionnelle.
Les conversations se firent légères et la pilote se sentit un brin soûle. Habituellement, elle supportait pourtant assez bien l’alcool. Confuse, elle dessinait des arabesques sur la nappe avec ses ongles.
- T’as l’air un peu distraite, fit remarquer Bruce.
- Nan…
- Hum.
- Tiens mange ça, ajouta Louise. T’aimes bien le chocolat.
- Non, j’peux pas. Je dois partager.
Bruce lui lança un regard effaré.
- Je crois que les degrés de ce truc ont été sous-estimés.
Il la secoua sans ménagement.
- Hé ! T’endors pas.
Contre toute attente Reiko se leva.
- Je vais aux toilettes.
- Je viens avec toi, s’empressa de répondre David.
- Pour quelqu’un qui a été élevé chez les pirates, elle tient vraiment pas l’alcool, nasilla Manabu en renversant la moitié de son verre.
- Parce que toi si ?, se moqua l’artilleur.
Asma leur indiqua la direction à prendre et, se soutenant mutuellement, ils quittèrent le luxueux salon.
Bruce les fixa du coin de l'œil, peu convaincu de la pertinence de les laisser tous les deux puisqu’il n’y en avait pas un pour rattraper l’autre.
- Nous fabriquons ce vin sur nos terres, se justifia Nassim. Il n’est peut-être pas adapté à vos habitudes.
Bruce avala son jus de fruit, songeur.
Il essayait de mettre de l’ordre dans ses pensées depuis plusieurs jours maintenant sans pour autant parvenir à résoudre son dilemme.
D’un côté, il ne supportait pas l’idée qu’un autre homme tourne autour de Reiko, surtout cet imbécile de Schneider. De l’autre, il savait que s’attacher à elle revenait à la mettre délibérément en danger.
Et puis, il connaissait son mauvais caractère. Il était déjà à deux doigts d’emplâtrer Moritz et il était certain que ça ne jouerait pas en sa faveur.
Cette fille était une énigme à ses yeux. D’ordinaire, il n’avait pas de mal avec la gente féminine. Il savait que son physique était plaisant et il se rendait facilement compte quand il avait une touche.
Avec Reiko, c’était plus compliqué. Il avait le sentiment qu’elle le cherchait autant qu’elle le fuyait. Pour un pas en avant, elle en faisait deux en arrière. Et elle rougissait si fréquemment qu’il ne saurait dire s’il en était la raison ou non.
- Ça me prend la tête, marmonna-t-il.
***
Reiko et David avançaient vaille que vaille.
La jeune femme se sentait étourdie et ballonée.
“Ce n’est pas normal… Je ne réagis jamais si mal…”
L’ingénieur prit appui sur un mur, tout aussi nauséeux.
- C’est soit les gâteaux soit la liqueur, mais il y a quelque chose qui ne passe pas.
- Ouais, je suis d’accord.
Notant qu’il n’était plus à même de continuer, elle décida de faire demi-tour pour aller chercher de l’aide.
- Attends-moi ici.
Sans se faire prier, David s’assit en tailleur au pied d’une colonne, le menton rentré dans son cou. Reiko posa une main contre les pierres froides du corridor et retourna sur ses pas.
- Je vais vomir, murmura-t-elle en serrant les dents.
Lorsque la paroi contre laquelle elle était arc-boutée s’effaça, elle bascula dans le vide, proche de l’inconscience.
***
- Ils sont toujours pas revenus ?, demanda Louise, vaguement soucieuse.
- Ils ont dû s’égarer, expliqua Asma. La demeure est grande.
Le Commandant soupira.
- Ils vont tout me faire, dit-il en se levant à son tour.
Bruce l’invita à s'asseoir d’un geste de la main.
- Restez, je vais y aller. Je voulais prendre l’air en même temps. Je vais ramener ces deux idiots.
- Je peux venir avec toi ?, le questionna Yûki.
- Bien sûr, accepta-t-il en haussant les épaules.
Nassim enroula un bras autour de la taille de Manabu qui dodelinait de la tête.
- Laissez-moi emmener ce jeune homme dans le patio, il a aussi besoin de s’aérer.
- Je reviens, enchaîna Asma, je vais vous chercher des breuvages qui permettront au sang d’éliminer l’alcool plus rapidement et d’éviter ses désagréments.
- Vous êtes trop aimable, ils ne le méritent pas, grogna Bulge.
***
Reiko se réveilla, allongée sur un monticule de gravats. Hébétée, elle avisa les alentours.
Elle se trouvait au beau milieu d’une ville en ruines. Où que se portait son regard, ce n’était que désolation, désespoir et souffrance.
Elle se mit debout difficilement et se traîna parmi les ruelles d’un Tokyo méconnaissable. Ses habits étaient en lambeaux, elle avait perdu ses chaussures et son corps était couvert d’écorchures.
- Okaa-san… Où es-tu.. Okaa-san !
Des vaisseaux spatiaux assombrissaient le ciel et des tirs en rafale détruisaient temples, immeubles et jardins.
Pourtant, il y a quelques instants à peine, elle se promenait parmi les étals d’un marché coloré et odorant. Et puis, elle avait entendu des détonations et tout était devenu noir.
- J’ai peur… J’ai peur…
Des larmes roulèrent sur ses joues alors qu’elle enjambait des cadavres affreusement mutilés. Femmes, enfants… Personne n’avait été épargné.
Elle enfouit son visage entre ses mains et hurla aussi fort qu’elle le pouvait.
- OKAAA-SAAAN !
***
- J’ai l’impression qu’on tourne en rond, s’énerva Bruce. C’est pas étonnant qu’ils se soient perdus.
- On est déjà passés par ici.
- J’y crois pas…
Le sniper prit sur lui pour contenir son irritation. Cela faisait déjà un moment qu’ils erraient dans le dédale de couloirs de ce palais oriental et leurs équipiers étaient toujours aux abonnés absents.
- Bruce, je voulais te parler.
- De quoi ?, demanda-t-il abruptement.
- Tu as l’air perturbé ces temps-ci. Je suis là si tu as besoin d’une oreille attentive. C’est aussi mon travail.
Face au silence de son compagnon, l’infirmière poursuivit.
- Est-ce qu’il s’agit de Reiko ?
- Pourquoi dis-tu ça ?
- Sa formation te cause-t-elle autant de soucis que celle de Manabu ?
- Non, ce n’est pas exactement…
Il croisa les bras.
- Oublie, c’est rien.
Yûki acquiesça, soucieuse.
- Si tu changes d’avis…
Un éclat métallique attira l’attention de l’artilleur. Ses réflexes de militaire reprenant le dessus, il se plaqua contre le mur, entraînant Yûki dans son sillage.
Un rayon laser les frôla, roussissant une boucle de cheveux blonds de l’androïde.
D’un sang-froid à toute épreuve, Bruce dégaina son arme et tira.
L’ombre fut cependant plus diligente et il ne toucha qu’une colonne de marbre.
Une sueur froide ruissela dans son dos.
- Reiko, souffla-t-il avec anxiété.
***
L’explosion souleva un raz-de-marée de poussière et de béton. Reiko réajusta un foulard à la propreté douteuse sur son nez avant de sauter agilement entre les morceaux de ferraille et de céramiques qui jonchaient la rue.
Les humanoïdes attaquaient sans relâche les derniers bastions de résistance de la ville et elle risquait sa vie à chacune de ses sorties en quête de nourriture.
Affolée par la proximité des détonations, elle courut jusqu’au “refuge” des enfants des quartiers sud. Étant l’aînée de cette fratrie recomposée, il était de sa responsabilité de veiller sur les autres.
Après s’être cachée à plusieurs reprises pour esquiver les milices des envahisseurs, elle réussit enfin à atteindre l’immeuble désaffecté qui leur servait d’abri.
Ou plutôt ce qu’il en restait.
- Oh non…
Elle approcha en clopinant, sous le choc.
Une main dépassait des décombres.
La fillette s’agenouilla, dévastée par le chagrin.
Pliée en deux, elle vomit l’intégralité du contenu de son estomac.
Morts… Ils étaient tous morts…
Shiro, Kiyoka, Nami..
- Sayu.. Sayuri… Pas toi…
Elle saisit le membre tranché et exsangue et le serra contre elle, ôtant délicatement d’un doigt étique une petite bague, sertie d’une étoile dorée.
- Vous tuez des enfants ! Des enfants innocents !, rugit-elle à l’intention du ciel en s’arrachant les cheveux par poignées. Je vous massacrerai ! Je vous massacrerai tous jusqu’au dernier !
Suffocante, la fillette se roula en boule dans les cendres et les éclats tranchants.
Le nom du monde était violence.
Et désespoir.
***
- On devrait rejoindre le Commandant…
- Non.
- Bruce…
Le jeune homme inspecta le couloir avant de s’y engager prudemment.
- Il se doutera que quelque chose cloche quand il verra qu’on ne revient pas.
- On ignore ce qu’il se passe ici, ce serait plus prudent de s’y aventurer avec des renforts.
- Les renforts ont déjà disparu ou sont trop ivres pour faire quoi que ce soit, lâcha-t-il entre ses dents d’une voix aussi froide que la mort.
- Justement, leur comportement est devenu étrange après qu’on nous ait servi cette boisson.
- Ces gens étaient trop souriants pour être honnêtes.
Malgré son aplomb apparemment, il n’en menait pas large.
Savoir que la femme qui lui plaisait était possiblement blessée et piégée quelque part dans cette fichue barraque le rendait complètement fou.
Telle une grenade qui venait d’être dégoupillée, le sniper activa son “mode automatique”.
Il n’était pas du genre à renoncer.
Il serra les poings à s’en faire blanchir les phalanges.
Les habitants de cette maudite planète n'avaient pas la moindre idée de ce qu’ils avaient déclenché.
***
- Vermine. Tu n’es qu’une sale vermine humaine, persifla l’humanoïde en appuyant sa botte contre la clavicule de l’enfant.
Reiko ne réussit qu’à émettre un gargouillis presque inaudible. La douleur réduisait son champ de vision et des étoiles dansaient devant ses prunelles.
Elle était si terrorisée qu’elle ne put contrôler sa vessie et un liquide chaud coula entre ses cuisses.
- On va te donner une bonne leçon sale petite voleuse.
- Oh que oui, elle ne recommencera pas de sitôt.
- Surtout si on lui brise les deux jambes.
- N-non… Non… Je vous en supplie…
Un coup de pied dans l’estomac la fit taire aussitôt.
La fillette se replia en position foetale, les yeux résolument fermés, attendant la correction impitoyable qui allait lui être infligée.
Lorsque les hommes quittèrent enfin la ruelle et la laissèrent pour morte, Reiko crut bien que sa dernière heure était arrivée tant la souffrance avait franchi les limites du supportable.
Elle respirait avec difficulté et plusieurs de ses côtes étaient brisées.
Sa jambe droite était tordue dans un angle qui n’était pas naturel et son visage était si tuméfié qu’elle ne pouvait plus ouvrir la bouche.
Une flaque de sang poissait ses cheveux et s’étendait jusqu’à se déverser dans un caniveau tout proche.
La dernière image qu’elle emporta avec elle quand l'inconscience la frappa fut celle de sa mère assise sous un cerisier en fleurs, vêtue de son plus beau kimono.
- Okaa-san…
***
Bruce fit voler en éclat une porte qui menait tout droit dans les profondeurs du manoir.
- Tu es sûre Yûki ?
- J’ai le pressentiment qu’ils sont là bas. Je suis une empathe. Je peux capter les émotions fortes et cet endroit en est rempli.
- D’accord, on y va.
Ils empruntèrent précautionneusement l’escalier en colimaçon et descendirent pendant des minutes qui leur parurent interminables.
- Cet endroit est glauque. Ça fait tâche avec le reste.
Ils cheminèrent dans un étroit boyau qui déboucha sur une succession de salles vides voûtées. Tous ses sens aux aguets, Bruce examinait minutieusement les lieux.
- On est proches, l’avertit l’infirmière.
Il hocha la tête, fébrile.
Le ventre noué par l’inquiétude, il craignait que le pire se produise.
Il n’était pas certain de supporter la vision d’un autre de ses équipiers étendu à terre dans une mare de sang.
“Raison de plus pour ne pas l’approcher, tu vois bien ce que ça donne quand tu aimes quelqu’un.”
Quand tu aimes ?
Bruce pila net et Yûki manqua de le percuter.
- Ce ne serait pas… ?, commença l’androïde en désignant un tas de chiffons.
Le sniper se pencha et récupéra ce que l’infirmière avait repéré.
- La veste de Reiko… ?
Froissant le tissu entre ses doigts, il darda un regard angoissé dans le tunnel.
- Dépêchons-nous.
Quelques mètres plus loin ils découvrirent une paire de gants blancs.
- C’est quoi ce bordel, siffla-t-il.
Toute prudence oubliée, il fonça à travers les souterrains, Yûki sur ses talons. Ils finirent par atteindre une sorte de fosse dont le plafond était fermé par une solide grille en métal.
- Pardonnez-moi… Je ne voulais pas…
Le cœur de Bruce rata un battement. Reiko lui tournait le dos, grattant frénétiquement les murs. Ses mains étaient ensanglantées et son pull en lambeau laissait entrapercevoir une peau irritée. Dans un état second, les yeux écarquillés par une horreur qu’elle seule voyait, elle déchira un nouveau pan de son uniforme avant de pousser un hurlement désespéré qui se termina en une quinte de toux.
- OKAAA-SAAAN !
Bruce se précipita à son chevet alors qu’elle tirait frénétiquement sur ses cheveux, en proie à une puissante hallucination. Il enserra ses poignets pour l’empêcher de se faire du mal.
- Ne tuez pas…! Ne tuez pas les enfants !
De grosses larmes coulèrent le long de ses joues et son corps fut parcouru de spasmes incontrôlables.
- Ne me battez pas… Arrêtez… J’ai mal…
Sa voix s’étrangla et elle retomba inerte dans les bras de Bruce.
- Yûki !
Désemparé et horrifié par ce qu’il voyait, l’artilleur se sentait terriblement impuissant. L’infirmière prit alors le relais, fouillant dans les poches de sa combinaison spatiale. Elle en tira une pochette contenant une seringue.
- Si la cause de son état est la boisson, je vais lui injecter un sérum à large spectre pour annihiler les toxines.
- Et si ce n’est pas ça ?
Yûki ne répondit pas, occupée à inoculer la solution dans les veines de la pilote. Bruce attendit quelques instants puis ôta sa veste pour envelopper Reiko.
- Je vais les massacrer, murmura-t-il. Ils vont payer très cher ce qu’ils t’ont fait.
Cette dernière gémissait dans un demi-sommeil agité.
- Sa respiration est devenue régulière. Je pense que ça fonctionne.
Bruce se releva, maintenant Reiko contre lui avec toute la délicatesse dont il était capable. Des griffures recouvraient son visage et sa nuque, desquels perlaient des gouttes de sang. Elle continuait à délirer mais au moins elle avait cessé de se violenter. Trempée de sueur, elle bougeait faiblement en marmonnant des paroles incompréhensibles.
- Prends mon arme, Yûki, ordonna-t-il sèchement.
- Bruce…
- On va chercher les autres et on dégage de cet enfer.
- Non, je crois que vous allez plutôt rester ici. La maison ne vous plaît plus ?
Asma les tenait en joue, un sourire dur étirant ses lèvres.
- Je suis désolée mais votre mort est une étape nécessaire pour que nous réalisions notre rêve.
Bruce, encombré par Reiko, n’avait pas un champ d’action très large. Il scruta les alentours à la recherche d’une porte de sortie.
- Pourquoi dites-vous cela ?, l’interrogea Yûki en essayant de gagner du temps.
- Bien tenté mais ça ne prend pas. Adieu.
Alors qu’il s’apprêtait à se jeter sur le côté, un rayon lumineux transperça la femme qui s’écroula sur les dalles dans un bruit mat.
- Excusez-moi du retard.
- Commandant !
Bulge, portant un David fiévreux sur son dos, s’avança.
- Vous avez Reiko en un seul morceau. Bien. Louise est partie à la recherche de Manabu.
Yûki, armée d’une seconde seringue, s’empressa d’administrer une dose à l’ingénieur dont le corps était frappé de convulsions. Celui-ci se calma presque immédiatement.
- C’était l’alcool, c’est ça ?
- Je le pense, oui.
- Je vois. Je m’en suis douté quand aucun de vous n’est revenu. Nos hôtes y compris.
Schwanhelt Bulge réfléchit un instant.
- Allons par là-bas, il y a un passage qui nous permettra peut-être de nous évader de ces oubliettes.
L’artilleur avisa une ouverture exiguë qu’il n’avait pas remarquée au moment de leur arrivée. Lorsque le peloton Sirius se mit en marche, David heurta les parois à plusieurs reprises, ballotté sur l’épaule droite de Bulge, au contraire de Reiko sur laquelle Bruce veillait jalousement. Les traits détendus et les muscles relâchés, celle-ci dormait d’ailleurs paisiblement.
- Bruce.
- Oui, Commandant ?
- Certaines personnes méritent qu’on s’y attache. Si c’est la peur qui te dicte tes actes, tu ne trouveras jamais la paix. Ou le bonheur.
Il soupira.
- Merci du conseil, papa poule.
- Un peu de respect, n’oublie pas à qui tu t’adresses, répliqua-t-il en souriant.
- Bien reçu.
Ils rejoignirent une grande pièce dans laquelle trônait une demi-sphère parcourue d’arcs électriques
- C’est quoi encore que ce machin ?
- La source de tous vos ennuis, répondit une voix dédaigneuse.
Nassim Al Bakri se tenait au-dessus d’un promontoire rocheux et les fixait avec condescendance.
- J’avais espéré que le poison nous facilite le travail, mais il semblerait que la SDF soit plus coriace que prévu.
- Votre femme aussi a fait l’erreur de nous sous-estimer.
Une grimace de colère déforma le visage de l’homme.
- Je regrette que la vie éternelle ne nous soit pas offerte à tous les deux mais peu importe. J'obtiens tout ce que je veux. Et ce que je veux maintenant c’est votre mort.
Bruce se réfugia derrière un poteau avant que les premiers tirs ne les visent. Il déposa son précieux fardeau à l’abri pendant que Yûki lui rendait son arme.
Bulge avait lâché David et ouvert le feu sur leur ennemi commun.
Le sniper calcula son angle d’attaque, entièrement focalisé sur sa cible.
L’homme s’était dissimulé derrière une balustrade taillée dans la pierre.
Bruce pointa son cosmo-gun et patienta, attentif au moindre faux pas.
Lorsque Nassim Al Bakri se rejeta en arrière pour éviter un éclat rocheux, il appuya sur sa gâchette.
Une seule fois.
Leur geôlier s’effondra, le front percé d’un troisième œil.
- Si tu joues avec moi, prépare toi à perdre.
Les membres de l’unité se mirent debout.
- Digne d’un tireur d’élite, commenta Bulge.
- Qu’est-ce qu’on fait avec ça ?, questionna Bruce en montrant la sphère.
- Il a dit que c’était la source de nos problèmes. J’imagine que cette machine a provoqué l’orage magnétique. Nous devons nous situer sous une des tours du palais qui a servi d’antenne-relais pour nous attirer ici.
- Dans ce cas…
Bruce tendit son pistolet et tira au centre de l’installation. Il attrapa ensuite Reiko tandis que Bulge chargeait David en travers de ses épaules et ils quittèrent la salle avant qu’une explosion ne secoue les souterrains.
Ils retrouvèrent Louise et Manabu, toujours dans les vapes mais indemne, dans le patio et ne tardèrent pas à reprendre le chemin de Big1.
***
Quand le train spatial eut atteint sa vitesse de croisière, Bruce et Yûki se dirigèrent vers les wagons dortoirs.
L’infirmière entrouvrit silencieusement la porte et le jeune homme retint un petit rire.
- On peut dire qu’il y en a certains qui se la coulent douce.
Si Reiko dormait sous une montagne de couettes, David était couché sur le dos, la tête suspendue dans le vide. Quant à Manabu, allongé sur le ventre et les membres tordus dans des directions improbables, il ronflait allégrement.
- Ils vont être drôlement surpris de se réveiller ici.
- Ouais.
- C’était une drôle de journée.
- Ouais.
- Bruce ?
- Hum ?
Le regard de Yûki allait et venait entre l’artilleur et la pilote.
- Rien, laissons-les se reposer.