A Galaxy Railways Story : Reiko
Reiko se retourna en grognant et ses yeux papillonnèrent, dérangés par la lumière du jour. Interprétant cela comme le signal de départ, le sniper se leva et quitta l’infirmerie en catimini et tomba nez à nez avec Schwanhelt Bulge.
- Tu t’en vas encore avant qu’elle se réveille ?
Bruce enfouit ses mains dans les poches de sa veste et haussa les épaules.
- C’est mieux comme ça.
- Tu ne crois pas que ça prêtera à confusion ? Ça fait déjà une semaine et tu ne lui as toujours pas parlé.
- Tout ce qui importe, c’est qu’elle se remette sur pieds.
Le Commandant croisa les bras, dubitatif.
- Je pense que tu te trompes.
L’artilleur s’éloigna, les épaules voûtées.
- Tu ne pourras pas garder les gens loin de toi éternellement.
- C’est préférable pour tout le monde.
Schwanhelt Bulge soupira en le regardant disparaître dans les couloirs du Quartier Général.
Cela faisait des années qu’il le voyait prendre ses distances avec son peloton et avec tous les êtres humains en général. Les morts successives de ses équipiers l’avaient convaincu qu’une sorte de malédiction le poursuivait, qu’il suffisait que quelqu’un le côtoie de trop près pour connaître une fin précoce et tragique.
L’incident sur la planète Émeraude l’avait tant affecté qu’il avait fait une demande officielle pour se retirer de sa fonction d'instructeur.. Le Commandant ne souhaitait cependant pas accéder à sa requête, considérant que côtoyer d’autres personnes lui était bénéfique.
De plus, Bulge était suffisamment observateur pour se rendre compte que les sentiments que son artilleur nourrissait à l’égard de Reiko dépassaient le simple attachement à une collègue. Preuve en est qu’il avait fallu faire des pieds et des mains pour l’empêcher de retourner dans la jungle la chercher elle et les enfants. D’ailleurs, lorsque la jeune femme avait émmergé de la forêt, il achevait de s’équiper pour s’y aventurer.
- Bulge !
Le Commandant fit volte face en souriant, reconnaissant la voix bourrue de Murase.
- Quelqu’un pour toi dans la salle de briefing. Quelqu’un d’important.
- Tu connais son nom ?
- Le Haut Commandement n’a pas voulu me le dire mais, à les voir courir dans tous les sens, c’est inhabituel.
- D’accord, j’y vais.
- Au fait, c’est toujours bon pour ce dont on a parlé ? L’auberge de ma famille est prête à tous vous accueillir dès demain. Le peloton Spica se joindra à nous aussi.
- Si Reiko a l’autorisation de sortie de Yûki, nous viendrons avec grand plaisir.
- Mais oui, elle est pas en sucre la nouvelle. T’es un vrai papa poule, ma parole.
***
Reiko se redressa dans son lit, les paupières lourdes. Elle fit remuer sa jambe doucement mais abandonna rapidement quand la douleur commença à irradier ses nerfs.
Des coups retentirent alors contre la porte, la tirant de sa torpeur.
- Oui ?
Manabu, Louise et David, accompagnés de Moritz, pénétrèrent dans sa chambre. La pilote eut un sourire crispé en notant que son instructeur n’était pas parmi eux. Encore.
Voilà une semaine qu’elle était coincée ici et il n’avait pas daigné lui rendre visite. Elle serra les draps entre ses doigts, chagrinée. Elle l’avait déçu à tel point qu’il ne pouvait pas la regarder en face.
Elle se sentait vide et desséchée comme une algue restée trop longtemps au soleil.
- Comment ça va, aujourd’hui ?
Manabu et Louise s’échangèrent une oeillade inquiète, en notant le trouble de leur amie.
- Bien, répondit-elle d’une voix morne.
Schneider s’assit sur le lit en lui agitant un bouquet de fleurs multicolores sous le nez.
- Pour t’aider à te rétablir.
- Ah. C’est gentil.
Bien que déçu par le manque d’enthousiasme de Reiko, il choisit de ne pas y accorder trop d’importance, mettant cela sur le compte de la souffrance et des médicaments.
- Tu sors aujourd’hui ?
- Yûki doit me tenir au courant, répondit-elle, évasive.
- Dans ce cas, à nous Robunte Roldo, s’exclama David en levant les poings.
- J’ai dit au Commandant que je n’étais pas certaine de venir.
- Pourquoi ?, s’étonna Schneider. Les onsen sont idéaux pour se remettre de blessures comme les tiennes.
- Tu dois absolument être des nôtres, insista Manabu. Les parents du Commandant Murase ont tout préparé pour notre séjour dans leur auberge de montagnes.
Elle s’adossa contre son oreiller, peu désireuse de s’étendre sur le sujet, écoutant distraitement Schneider vanter les bienfaits du grand air. Perdue dans ses pensées, elle sursauta lorsque la porte de sa chambre s’ouvrit à la volée.
Un homme en uniforme gris et jaune, casquette à la main et cheveux en désordre, se tenait devant eux, escorté par un Commandant Bulge visiblement désemparé.
Reiko marqua un temps d’arrêt, sidérée par cette arrivée inattendue.
- Wawa !, s’écria-t-elle, euphorique.
Le nouveau venu se dirigea vers elle et la serra si fort contre lui qu’elle eut l’impression qu’il allait lui broyer une côte ou deux.
- Wawa, je peux pas croire que tu sois là. Tu m’étouffes.
- Évidemment que je suis là, ma Koko. Oh, désolé, s’excusa-t-il en relâchant très légèrement sa prise.
- Tu m’a tellement manqué.
Ébahis, les membres de peloton Sirius dévisagèrent Bulge qui n’en menait pas large.
- Le Commandant Warrius Zero de la Flotte Indépendante Terrienne, les informa-t-il.
- Tu es gravement blessée ?, demanda-t-il en s’écartant. Est-ce que tu es correctement soignée ? Tu n’oublies pas de manger ? Qui est responsable de ça ? Je le fais renvoyer sur le champ.
- Wawa, respire un bon coup, lui conseilla-t-elle en pouffant.
- Je suis sérieux.
- Moi aussi. Seul mon manque d’expérience est à mettre en cause. Et on s’occupe très bien de moi.
- Je t’emmène sur le Karyû pour un check-up complet.
- Ce ne sera pas nécessaire, affirma-t-elle en posant une main sur le bras de Warrius.
Elle resta silencieuse un instant avant de reprendre.
- Je suis sûre que tu as fait flipper tout le monde ici, hein ?, dit-elle en lorgnant vers le Commandant Bulge.
- Absolument pas.
- Oh que si. C’est carrément ton genre de faire ça. Je ne sais pas ce qu’il vous a dit, mais ne le prenez pas au sérieux
- Bien sûr qu’on me prend au sérieux ! Je suis un type important.
- Oui oui, Wawa, on le sait tous.
Ils papotèrent encore plusieurs minutes avant que Reiko ne remarque que ses équipiers la fixaient, ébahis.
- Tu appelles le Commandant de la Flotte Indépendante Terrienne… “Wawa” ? L’un des hommes les plus redoutés de l’univers ?
- Ça vous pose un problème, soldat ?, rétorqua le concerné avec un regard noir.
- Non monsieur, s’empressa de dire David.
- Je pense qu’on va vous laisser, décida Bulge.
- Oui, à tout à l’heure, lança Louise à la cantonade en tirant Manabu derrière elle.
Lorsqu’ils furent enfin seuls, Reiko put poser la question qui lui brûlait les lèvres.
- Tu as de ses nouvelles ?
- Tu parles… J’ai dû négocier pour qu’il ne débarque pas sur Destiny.
- Vraiment ?
- C’est qu’il est têtu. Tu tiens bien ça de lui. D’ailleurs…
Reiko cligna des yeux, éblouie par le flash de l’appareil photo.
- La condition pour qu’il ne se pointe pas séance tenante. Il veut que je lui prouve que tu es entière.
- Il est toujours dans les ennuis, n’est ce pas ?
- Jusqu’au cou, confirma Warrius en se passant les doigts dans les cheveux. Je le couvre, comme d’habitude.
- Merci de veiller sur ma famille, dit-elle en l’embrassant sur la joue.
- Je le fais pour toi, Koko.
- Comment va Marina ?
Ils discutèrent une bonne heure durant laquelle Reiko narra ses premières missions à la SDF.
- Ce Bruce ne me plaît pas. Pourquoi est-il aussi dur avec toi ? Tu veux que je m’intéresse à son cas ?
- Wawa…
- Quoi ?
- Je vais me débrouiller seule. Je suis décevante, c’est tout. Il faut que je redouble d’efforts pour devenir meilleure.
- Excuse-moi ? Je ne veux plus t’entendre proférer de telles absurdités ! J’aurais dû te recommander à un autre peloton…
- Je savais bien que je n’avais pas atterri chez Schwanhelt Bulge sans raison, lâcha-t-elle. C’est toi qui a manigancé ça.
- Je connaissais sa réputation et ton père voulait que tu sois entre de bonnes mains, se justifia-t-il.
- C’est pas vrai… Si mon unité apprend que tu m’as pistonnée… Je vous retiens, tous les deux.
- S’ils te disent quoi que ce soit je…
- Mets un terme à leur carrière, c’est ça ? Non, je pense qu’on va éviter.
- Comme tu veux, mais tu sais où me trouver si tu changes d’avis.
Warrius Zero jeta un œil à la pendule et se leva en maugréant.
- Je suis désolé, ma grande, je vais devoir y aller.
- Déjà ?
- Le devoir m'appelle.
Il se pencha et lui déposa un baiser sur le front.
- De sa part.
- Merci, répondit-elle avec un sanglot dans la gorge.
- N’oublie pas, je suis là si tu as besoin. À bientôt.
Reiko l’observa quitter la pièce, le cœur lourd. Retrouver Warrius lui avait cependant remonté le moral et elle se résolut à ne pas se laisser abattre.
***
- Je peux pas croire que le célèbre Warrius Zero de la guerre contre les humanoïdes soit…Soit quoi déjà ?, questionna David en se frottant le menton.
- Un bon ami de ma famille.
- Un bon ami prêt à virer la moitié de la SDF si tu le souhaites... ?
- Il est un peu excessif, il faut pas y accorder de l’importance.
- Mais, dis moi, tu l’as rencontré comment ?
Reiko se mordit la lèvre.
- Il vient de la Terre et moi aussi.
- Oui, je m’en doute mais…
- David, fiche lui la paix, intervint Louise. Tu vois bien qu'elle n'a pas envie d’en discuter avec toi.
- Hé, protesta-t-il, je suis curieux c’est tout. C’est pas commun alors…
- C’est pas trop compliqué de marcher avec ta béquille ?, le coupa à nouveau Louise.
- Non, j’aime juste pas être dépendante des autres.
- Ça ne me dérange pas de porter ton sac, affirma Manabu.
- Tiens, c’est notre train !
Louise pointa une locomotive jaune et orange qui sifflait pour annoncer le départ prochain.
Les pelotons Vega, Spica, Bruce et le Commandant patientaient déjà sur le quai. Reiko coula un regard vers son instructeur. Il avait l’air de bien se porter. C’était la première fois qu’elle le voyait depuis l’incident de la planète Émeraude.
Elle avait décidé de crever l'abcès dès que possible, dans le but de le convaincre de reprendre son entraînement sitôt que Yûki donnerait son feu vert.
- Hey, vous êtes en retard, les apostropha Murase en désignant sa montre.
- On avait un handicap, répliqua David en ébouriffant les cheveux de Reiko.
- Tu sais ce qu’il te dit le handicap ?
- Bon, tout le monde à bord !
- Besoin d’aide ?, l’interrogea le Commandant, devançant Schneider d’une demi-seconde.
- Volontiers.
Reiko s’appuya sur la poigne solide de Bulge pour enjamber le marchepied. Clopinante, elle rejoignit l’immense wagon réservé aux trois pelotons de la SDF.
Elle se laissa aller sur une banquette de cuir confortable en poussant un soupir de soulagement.
- En route pour les vacances !, s’exclama Louise en prenant place à côté de son équipière.
- Sois sage, Manabu. N'oublie pas que ton avenir est en jeu.
- Tais-toi David. T’inquiètes vraiment pas pour Warrius, tenta-t-elle de le rassurer en posant une main sur son épaule.
- Oui, bien-sûr.
Reiko ouvrit les rideaux et contempla le train quitter l’atmosphère. Au même instant, Schneider tira un fauteuil pour s’asseoir en face des deux filles.
- T’as changé d’avis finalement.
- Oui, je voulais pas pénaliser tout le monde.
Elle lorgna en direction de Bruce qui s’était installé à l’autre bout de la voiture.
- Il t’a toujours pas adressé la parole ?
- Je réglerai ça plus tard.
- Ne te soucis pas de lui.
- Ouais, ça se voit que c’est pas ton instructeur à toi, grommela-t-elle.
- Si t’as besoin, je peux le remplacer.
- Vraiment ?, demanda-t-elle, surprise.
- Bien-sûr, on peut faire un recours auprès de nos Commandants.
- J’y… J’y penserai, merci.
Les bavardages allaient bon train dans le wagon et, bercée par le ronronnement du moteur, elle ne tarda pas à tomber dans les bras de morphée.
- Hé, on est arrivés.
Reiko émergea lentement de sa léthargie.
- Louise à Reiko, tu me reçois ?
- Hein ?
- On va débarquer, répéta Louise en claquant des doigts devant les prunelles hagardes de la pilote. Tu es avec nous ?
- Ouais, pardon.
Elle prit appui sur sa béquille et se leva, un peu vacillante.
- Oh, doucement l’artiste ou tu vas saluer le sol plus vite que prévu, l’avertit-elle en la soutenant tant bien que mal.
- Attends, je t’aide.
Bruce passa un bras autour de la hanche de Reiko, la guida vers la sortie du train et ne la lâcha qu’une fois qu’elle eut raffermi ses appuis.
- Merci, marmonna-t-elle, encore un peu étourdie.
- Pas de quoi, dit-il en s’éloignant.
- Il manque pas d’air, lui, bougonna Schneider. Allez viens, on y va.
Entourée par des montagnes enneigées, l’auberge était en réalité une maison en bois d’inspiration japonaise qui plut immédiatement à Reiko. Cette dernière tendit la main pour attraper un flocon indolent.
- C’est plus agréable que la planète des Glaces.
- C’est vraiment joli, approuva Louise.
Deux personnes âgées les accueillirent sur le pas de la porte en s’inclinant. Reiko leur rendit maladroitement leur politesse. Murase salua à son tour ses parents avant de se précipiter vers un chaton qui s’étirait sur le palier.
- Ryusaku, tu ne nous as pas prévenus que ton amie était blessée.
- Mais non, elle va bien. La SDF ça endurcit. C’est qui le gentil chat ? C’est qui le chat à son papa ?
- Venez Mademoiselle, l’invita la vieille dame avec un geste de la main.
- D’accord…
Reiko contourna le Commandant Murase et entra dans l’auberge, suivie par les autres unités.
- Je vous sers un bon thé chaud ?, proposa-t-elle en entourant les épaules de Reiko.
- C’est très gentil à vous.
- Où sont les bains ?, interrogea Valdivia. Vous aviez dit qu’il y aurait des bains, Commandant.
- Oui, oui, l’ancêtre va vous montrer. Viens là, bébé chat. Je t’ai manqué, hein ?, minauda-t-il en caressant le félin.
- Un vrai gamin, soupira Julia Reinhart.
Les pelotons se réunirent autour d’une boisson de bienvenue. La pilote réussit enfin à se détendre et les tartelettes au chocolat de la maîtresse de maison n’y étaient pas pour rien.
- C’est… Trop… Délicieux, s’émerveilla-t-elle, la bouche pleine.
- Je suis ravie que vous vous régaliez !
- Les meilleurs gâteaux de toute ma vie, madame.
- Appelez-moi, Koharu.
- Laisse-en pour les autres, la nargua David en lui arrachant son dessert.
- Hé ! Rends-moi ça !
- Ne l’écoutez pas, prenez-en autant que vous voulez, assura Koharu en tendant le plat à Reiko.
- Merci, dit-elle en adressant une oeillade suspicieuse à David.
- Bon, c’est pas que je n’aime pas ces mignardises, mais je vous propose une baignade ! Vous en pensez quoi les filles ?
Cette proposition suscita un vif enthousiasme chez l’unité Spica qui se rua comme un seul homme vers les vestiaires féminins. José Valdivia se leva également, tirant derrière-lui ses coéquipiers, Schneider et Silver.
- Allez, on y va. Toi aussi, minus, lança-t-il à l’intention de Manabu.
- Tu viens, Koko ?
- Ne mouille pas tes bandages, lui intima Yûki avant de suivre le Commandant Julia vers les onsen.
- J’arrive dans une minute, répondit-elle en observant Bruce et David qui s’apprêtaient à aller prendre l’air.
Elle claudiqua jusqu’à la terrasse et intercepta le sniper qui enfilait son manteau.
- Hé, on peut parler un moment ?
- Pourquoi ?
- On s’est pas vus depuis, tu sais…
- J’étais occupé, dit-il, laconique.
- Je comprends mais je me demandais si on pouvait…
- On verra ça plus tard, okay ? David m’attend.
- Bruce !
L’artilleur claqua la porte coulissante derrière lui, plantant une Reiko abasourdie au milieu du séjour.
- Même venant de toi, c’est brutal, lui fit remarquer David. Qu’est-ce qu’elle a fait pour que tu sois si rude ?
- Mêle-toi de tes affaires.
Maussade, l’artilleur s’accouda à la balustrade, laissant son regard se perdre dans les paysages enneigés. Les sapins ondulaient au gré de la brise hivernale pendant qu’un couple de renards blancs jouait à leurs pieds.
Il n’aimait pas être comme ça.
Si ce mal était nécessaire, garder ses distances était difficile. Bien plus difficile que prévu. Il avait passé la semaine à s’éclipser dès les premières lueurs de l’aube, cédant sa place au chevet de Reiko à cet imbécile de Schneider et au reste du peloton Sirius. Les journées s’étaient déroulées au ralenti et il n’avait pas encore réussi à se débarrasser de la boule qui lui alourdissait l’estomac.
En bref, il était d’une humeur absolument massacrante.
Ce week-end risquait bien d’être long et déprimant.
Reiko fixa bêtement le battant pendant plusieurs secondes avant de faire demi-tour, le menton parcourut de tremblements.
La situation était bien pire que prévue et renouer le dialogue avec Bruce ne s’annonçait pas de tout repos.
Si, comme elle le pensait, le problème venait de ses mauvais résultats aux épreuves de simulation, elle se promit de trouver un moyen de le convaincre de lui donner une seconde chance.
La pièce commune s’étant vidée de ses occupants, elle se décida à rejoindre les onsen fumants.
Avec son bras noué en écharpe, enfiler le peignoir se révéla une épreuve redoutable. Lorsqu’elle fut enfin équipée, elle écarta le tissu de lin menant aux sources.
- Qu’est-ce-que tu fais ici ?, s’écria Manabu d’une voix suraiguë.
- Je… Je…
- Tu peux venir si tu veux, on te fait une place, se moqua Silver en lui désignant un rocher tout proche.
Schneider le frappa à l’arrière de la tête.
- Excuse cet idiot.
- Désolée ! Je suis vraiment désolée !
- Je te croyais pas comme ça, la bleue.
- Si t’arrêtes pas immédiatement, je te noie dans les trente centimètres de flotte.
- T’es bien sérieux, Moritz.
Elle s’écarta brusquement, manquant de peu de chuter sur les dalles en pierre. Ignorant les rires graveleux des hommes de Vega, elle se précipita vers la zone réservée aux femmes.
- Ben t’en as mis du temps.
Écarlate, elle s’assit au bord de l’eau.
- Un problème ?, l’interrogea le Commandant Reinhart.
- Aucun, marmonna-t-elle, les yeux résolument rivés sur ses cuisses.
- On n’a pas été présentées ! Je suis Ai. Voici Percy et Maggie.
- Enchantée, répondit Reiko en baissant la tête.
- Bienvenue à la SDF, j’espère qu’on s’entendra bien.
- Maintenant qu’on est toutes réunies, commença Maggie, mystérieuse, et si on débutait notre analyse ?
- Affirmatif !, se réjouit Percy.
- Vous voulez analyser… quoi ?
- Les garçons, bien entendu, Louise. Quoi d’autres ?
- D’ailleurs, on se posait une question. Toi et Manabu, c’est du sérieux ?
- Il… Il n’y a rien entre nous !
- Tu es sûre ?, insista Ai. Je peux tenter ma chance, alors ?
- Bien sûr, fais ce que tu veux, lâcha-t-elle en se renfrognant.
- Les filles… Cessez de la taquiner.
- Oui, Commandant !
Reiko ne les écoutait que d’une oreille, encore perturbée par sa conversation avec Bruce.
- Et Schneider, il est mignon, hein ?, poursuivit Maggie.
- Lui, tu peux oublier, il n’en a que pour la nouvelle.
Déroutée, la pilote se contenta de dévisager Percy, la bouche ouverte.
- Tu ne t’en es pas rendu compte ?
- Tu te trompes, on est juste amis.
Les analystes de Spica partagèrent un regard complice.
- Tu le penses peut-être mais alors lui, c’est certain que non.
- Je.. Je me préoccupe seulement du travail. C’est tout ce qui m’intéresse, bredouilla-t-elle.
- Et vous devriez prendre exemple sur elle, mesdemoiselles, les morigéna Julia. À présent, j’aimerais bien profiter du bain dans le calme si vous n’y voyez pas d’inconvénients !
Un enchevêtrement de pensées se bouscula dans l’esprit de Reiko. Mettre de l’ordre dans tout ce bazar se révéla bientôt mission impossible avec les médicaments qui l’empêchaient d’aligner deux idées correctement. Schneider, Bruce… On dirait qu’ils s’étaient tous donnés le mot pour lui compliquer la vie.
N’étant pas totalement immergée dans l’eau, elle commença à grelotter.
- Tu devrais rentrer, lui conseilla Yûki.
- Oui, je vais aller me faire du thé.
- Je viens avec toi !, s’empressa d’ajouter Louise, soulagée d’échapper à cet interrogatoire.
- Vous pouvez ramener ces tasses en cuisine ?
Une fois, Reiko sur pied, elles quittèrent les sources et s’engagèrent dans le couloir menant au séjour.
***
- Franchement Bruce, tu crois duper qui, ici ? À par Reiko. Et Manabu, éventuellement.
- Je sais pas de quoi tu parles.
- Sérieusement ? Je te connais depuis longtemps, vieux. Tu peux peut-être tromper les autres mais avec moi, ça ne prend pas.
Le sniper porta le mug brûlant à ses lèvres.
- Arrête un peu tes âneries. Je suis juste son instructeur. Enfin, pour l’instant. Alors ne te fais pas d’idées.
- Tu te fous vraiment de moi, s'exaspéra-t-il en avalant d’une traite sa pinte de bière.
Emporté dans son élan, David tapa du poing sur la table.
- Tu bois trop, releva le sniper, absolument pas impressionné.
- Tu veux rester seul toute ta vie ? À cause de cette malédiction débile ? T'as toujours pas pigé que si t'y va pas, y'en a un qui se privera pas ?
- T’as pas bientôt fini, là ?
- C’est quoi que t’aimes pas chez Reiko ? Son sourire trop mignon ou ses formes trop généreuses ?
- T’as tout compris, railla-t-il. C’est exactement ça. Cette fille, c’est pas du tout mon style.
Le bruit d’un verre qui éclata au sol les fit sursauter. Ils se retournèrent de concert et découvrirent Reiko et Louise qui les toisaient avec effarement.
La pilote se baissa pour ramasser les morceaux de la tasse qu’elle venait de lâcher. Les doigts secoués par des tressaillements incontrôlables, elle récupérait méticuleusement chaque éclat de céramique qui parsemait le sol.
Bruce bondit sur ses pieds, déconcerté par la tournure qu’avait prise la situation.
- Reiko, fais attention. Tu t’es coupée. Là, dans ta paume. Il y a du sang partout. Repose ça, je vais chercher une balayette, lui ordonna son amie.
- On blaguait, tenta de se justifier David. C’était…
Face au regard accusateur de Louise, l’ingénieur préféra s’échapper en direction des onsen.
- Viens avec moi, on va chercher des bandages et de quoi désinfecter cette plaie.
- Je…, balbutia l’artilleur en s’approchant de Reiko. Ce n’est pas ce que je voulais…
- Pas maintenant, trancha Louise. On a plus urgent à faire.
Silencieuse, Reiko l'ignora et suivit la jeune femme vers la cuisine.
Bruce se retrouva seul dans le salon, complètement décontenancé.
***
- T’es sûre que tu veux pas dîner ?
- Non, c’est bon, j’ai pas faim.
- Si c’est à cause de ces deux imbéciles finis…
- Non, Louise, j’ai juste mal au ventre.
- Je te ramènerai du thé, proposa Manabu.
- Ne te dérange pas pour moi, répondit Reiko d’une voix lasse.
- On revient vite, lui promit Louise en s’engageant dans les escaliers qui menaient au séjour.
La tête posée contre la table, elle céda à son accablement.
“- C’est quoi que t’aimes pas chez Reiko ? Son sourire trop mignon ou ses formes trop généreuses ?
- T’as tout compris. C’est exactement ça. Cette fille, c’est pas du tout mon style.”
- Ferme la, ferme la !, s’énerva-t-elle en martelant du poing sur la table.
Cela va sans dire que ressasser ces paroles lui coupait l’appétit.
Et la blessait. Bien plus qu’elle n’aurait pu l’imaginer.
- Reiko, tu t’en fous d’eux. Tu t’es pas enrôlée dans les Space Defence Force pour ça, s’admonesta-t-elle.
Oui, alors pourquoi son coeur lui faisait si mal ? Pourquoi avait-elle l’impression que Bruce venait de le piétiner sans vergogne ?
Elle porta une main à son cou, se griffant la peau au passage.
“J’ai l’impression d’étouffer. Otto-san, tu ferais quoi à ma place ?”, pensa-t-elle, déboussolée.
Finalement, elle songea que Schneider avait raison. S’il reprenait son entraînement, elle n’aurait plus besoin de côtoyer le sniper si souvent. De toute façon, celui-ci avait été très clair : elle ne l’intéressait pas, que ce soit professionnellement ou personnellement.
- Et, je te rappelle que t’en as rien à faire, se répéta-t-elle.
Reiko avisa un grand piano en ébène qui prenait la poussière dans un coin de la mezzanine.
- Ça fait longtemps que…
Elle força ses membres à se mettre en mouvement avant de se glisser lourdement sur la banquette. Puis, elle promena ses doigts sur les touches.
- Tiens, t’es pas bien accordé l’ami.
Reiko appuya son crâne contre le bois sombre, bercée par les notes qui s’échappaient de l’instrument. Elle entama une mélodie simple, ponctuée de faux accords, puisqu’elle était partiellement handicapée.
- “... On another love… Another love… All my tears have been used up”, chantonna-t-elle d’une voix éraillée. “I wanna take you somewhere, so you know I care…”
Elle sentit ses paupières s’alourdir.
Trop fatiguée pour lutter, elle se laissa aller.
La douleur physique, alliée à l’épuisement moral, avaient raison du reste de son énergie.
- But it's so cold and… I don't know where…
Moins de quelques secondes plus tard, elle plongeait dans un sommeil profond et sa main retomba, inerte.
***
Le dîner se déroula dans une ambiance mitigée, voire glaciale, notamment du côté du peloton Sirius.
- Louise, tu peux arrêter de me fixer comme si tu voulais me tuer ?, la questionna David sur un ton qui se voulait léger.
- Je peux pas car j’ai envie de vous arracher la tête. À tous les deux.
- Oh si on peut même plus plaisanter…
- Il s’est passé quelque chose ?, s’inquiéta Koharu.
- Rien du tout, répondirent Louise et David en cœur.
- T’inquiète pas la vieille, ils sont toujours sur les nerfs ceux-là, intervint Murase en les désignant avec ses baguettes. Il y a du rab ?
Bruce se tenait en retrait, les bras croisés.
Il avait avalé ses ramens en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire et attendait que le supplice du dîner s’achève.
Bien que David soit un idiot, il lui avait finalement rendu service. Après ce qu’elle avait entendu, Reiko se tiendrait à distance et il n’aurait plus à s’inquiéter des répercussions de sa malédiction.
Il avait finalement ce qu’il voulait.
Alors pourquoi se sentait-il si amer et en colère ? Peut-être parce qu’il s’était comporté comme le pire des mufles ? Ou parce qu’il avait blessé quelqu’un qui comptait pour lui ?
Il visualisa de nouveau la scène en accéléré dans sa tête. Le pire étant le regard de la jeune femme : un mélange de stupeur, de peine et d’abattement.
Oui, il venait sans aucun doute de remporter l’oscar du plus infâme goujat de la SDF.
“C’est pour son bien. C’était inévitable.”
- Tu entends ça Isao ? On dirait ton vieux piano, s’exclama Koharu.
- C’est Reiko ?
- Non, c’est le fantôme de la maison, Manabu, ironisa David. Tu veux que ce soit qui d’autre ?
La mélodie prit fin aussi vite qu’elle avait commencé.
“J’ignorais qu’elle aimait la musique.”, songea le sniper en palpant la poche de son kimono, dans laquelle se trouvait son harmonica fétiche.
Une fois le dessert englouti, la majorité décida de retourner un moment dans les sources chaudes.
Bruce déclina quant à lui l’invitation de Silver et choisit de monter se reposer dans sa chambre. Yûki, Manabu et Louise s’étaient déjà enfilés dans le corridor menant aux dortoirs.
- Hé Koko, tu devrais aller dans ton lit.
Louise secoua son amie mais cette dernière ne bougea pas d’un cil.
- Vous ne pourrez pas la réveiller. Les cachets sont puissants et elle dort depuis trop longtemps, les informa l’infirmière.
Bruce eut un petit sourire en voyant Reiko affalée sur le piano, ses cheveux masquant la totalité de son visage, la bave aux lèvres. Sourire qui s’élargit lorsqu’elle se mit à ronfler doucement.
- On n’a qu’à l’emmener jusqu’à votre chambre, suggéra Manabu.
- C’est bon, je m’en occupe.
Schneider, qui avait visiblement refusé lui aussi le bain de minuit, émergea des escaliers.
Bruce, dont le sang ne fit qu’un tour dans ses veines, lui barra le passage.
- C’est bon, on gère.
Les pupilles de l’officier radar de Vega se rétrécirent sous l’effet de l'agacement.
- C’est toi qui dit ça ? Après le bordel que t’as mis tout à l’heure ?
Devant l’air surpris du sniper, il ricana.
- Ton copain cause beaucoup quand l’alcool lui monte au cerveau. Maintenant, écarte-toi.
- Tu sais absolument pas de quoi tu parles.
- Ah non ? C’était pourtant limpide. Bouge, elle a pas besoin d’un gars comme toi. D’ailleurs, d’après ce que j’ai compris, toi non plus.
- Tu commences sérieusement à me foutre en rogne, répliqua Bruce, la mâchoire verrouillée et les poings serrés.
- Ah ouais ? J’aimerais bien voir ça. Pour être un enfoiré avec les femmes, y’a du monde, mais je voudrais bien voir ce que ça donne quand tu t’en prends à quelqu’un de ta taille.
- Ça peut s’arranger, répondit le sniper d’une voix glaciale en retroussant ses manches.
- Je pense qu’on va s’arrêter là pour ce soir.
Le Commandant Murase s’interposa entre les deux hommes, visiblement contrarié.
- Si vous avez de l’énergie à revendre, on vous attend au sous-sol pour notre tournoi de ping-pong. Et plus vite que ça !
- Non, ça ira, grogna Bruce.
- T’as peur de te faire éclater ?, se moqua Schneider.
- C’est toi qui va pleurer quand je te mettrai la pâtée de ta vie.
- Et bien vendu, allez donc vous défouler, ça nous fera de l’air.
Pendant ce temps-là, Manabu, aidé par Louise et Yûki, chargeait une Reiko endormie sur son dos.
- C’est bon ?
- Ouais, je la tiens.
- Fais attention à… Oui, comme ça.
Il prit la direction du dortoir féminin sous les regards médusés de Bruce et de Schneider.
- Bande de gamins, conclut Louise en leur tirant la langue.
***
La journée du lendemain étant consacrée à la préparation du spectacle de fin de séjour, Reiko resta cloîtrée dans la mezzanine, un plaid sur la tête.
Encore sous le coup des médicaments, elle goûtait à une tranquillité bienvenue. Ce matin, elle s’était éveillée dans son lit sans le moindre souvenir de la façon dont elle l’avait rejoint. Elle avait bien essayé de questionner Louise, mais celle-ci était restée évasive.
Son isolement venait également du fait qu’elle souhaitait éviter à la fois Bruce et Schneider. L’un car il s’était montré odieux, l’autre car il était un peu trop prévenant.
Alors qu’elle était plongée dans un recueil d’haïkus, le bruit d’un froissement de tissus la tira de sa lecture.
- Je voulais m’assurer que tout allait bien.
- Je vous remercie de votre sollicitude, Madame Murase. Je profite de votre magnifique maison, dit-elle en refermant son livre.
- Appelez-moi Koharu. Du thé ?
Reiko hocha la tête. La vieille dame déposa le plateau qu’elle tenait entre ses mains sur la table basse.
- J’ai cru comprendre que vous étiez nouvelle à la Space Defence Force.
- Oui, c’est exact.
- Je m’excuse si mon garçon vous en fait voir de toutes les couleurs.
- Le Commandant est extra, ne vous inquiétez pas. J’apprends beaucoup avec lui.
Elles discutèrent en sirotant du thé, Reiko appréciant la compagnie et la simplicité de son hôtesse.
- Vous ne jouez pas avec vos camarades ? Ils ont l’air de bien s’amuser.
- Non… Je serais un boulet pour eux, tout au plus.
- Mais non, voyons… J’ai distribué de jolis kimonos à vos amies en vue de leur petite fête, je peux vous en donner un aussi.
Reiko grimaça sous sa couverture.
- J'apprécie votre attention, mais ce n’est vraiment pas la peine.
- Oh vraiment ?, se désola Koharu, visiblement déçue.
- Oui, avec ma béquille…
- Je n’ai pas de fille, alors je me disais que j’aurais pu vous apprêter. Ils sont tous tellement affairés en bas… Mais je comprends, je ne veux pas vous déranger…
La vieille dame se mit debout, les épaules voûtées.
- Reposez-vous bien.
Elle l’observa se mouvoir à pas lents, se sentant soudain très coupable. Koharu et Isao les avaient accueillis chaleureusement et voilà qu’elle se comportait de façon grossière.
- Et si vous me montriez ce kimono, madame ?
Cette dernière se retourna, étonnée.
- Vous êtes sûre ?
La pilote acquiesça.
- Je reviens dans un instant ! J’en ai un qui conviendra parfaitement. Je le portais quand j’étais jeune.
Pour une personne âgée, Reiko la trouva drôlement rapide. Moins de cinq minutes plus tard, elle revenait déjà, lourdement chargée.
- Que pensez-vous de celui-ci ? Je me suis dit qu’il irait très bien avec vos yeux.
- C’est… Une merveille. Okaa-san… Elle en possédait un semblable… Vous pensez vraiment… ?, demanda-t-elle, émue.
La mère du Commandant Murase agita le vêtement sous son nez.
- Bien sûr. On l’essaye ?
- D’accord.
La bataille pour enfiler le kimono dura une bonne demi-heure ; le bras en écharpe et la jambe atrophiée compliquant fortement la tâche.
- Voilà, on y est ! Maintenant asseyez-vous. Les coiffures traditionnelles japonaises, vous connaissez ?
- Oui, mais je n’ai jamais…
- J’en fais mon affaire !
Koharu était adroite et un chignon bas surmonté d’une tresse fut promptement élaboré.
- Et pour couronner le tout, j’ajoute une jolie épingle fleurie. C’est un héritage de ma grand-mère. C’était une geisha renommée. À présent, fermez les yeux.
- Hein ?
Reiko éternua lorsque la poudre blanche recouvrit son visage. Elle détestait le maquillage sous toutes ses formes mais, étant donné le mal que se donnait son hôtesse, il aurait été impoli de l’empêcher de poursuivre la mise en beauté. Elle sentit qu’un pinceau lui appliquait du fard sur les paupières puis qu’un autre lui recouvrait les lèvres d’une encre froide.
- C’est terminé ! Je crois que je n’ai pas trop perdu la main. Qu’en pensez-vous ?
La jeune femme admira son reflet dans le miroir, hébétée.
- J’ai du mal à me reconnaître, avoua-t-elle.
Le kimono en lui seul était splendide. S’il était blanc au-dessus du nombril, toute la partie inférieure était recouverte d’une pluie de feuilles automnales multicolores. Oranges, sanguines, écarlates ou pourpres…
- Je dois avoir un vieux polaroïd. Ne bougez pas.
Reiko effleura son visage dont le teint était passé de fatigué à éclatant. Du rose poudré mettait en valeur ses iris ambrées.
- Le rouge à lèvre, c’est un peu trop… Mais si ça lui fait plaisir…
- Je l’ai retrouvé, se réjouit Koharu. Approchez du piano, je vous prends en photo. Voilà, asseyez-vous sur la banquette.
Elle s’exécuta, un peu empruntée dans cet habit traditionnel. L’appareil cliqueta et un cliché sortit instantanément.
- On le secoue et… Tadam !
Koharu tendit la photo à Reiko qui la saisit précautionneusement avec ses deux mains.
- Ça vous fera un souvenir de votre passage chez nous.
- Je vous remercie… Je crois que je vais la donner à mon père. Il ne va pas en croire ses yeux.
- Tant mieux, il sera fier d’avoir une fille aussi mignonne. Et si on descendait ? J’entends mon voyou de fils s’exciter, j’imagine qu’ils doivent avoir terminé leurs préparatifs. Laissez votre béquille ici, je vous escorte.
- Oui, madame.
Comme dit le dicton, “Les chiens ne font pas des chats.”, et Reiko constata qu’il était aussi difficile d’aller à l’encore des ordres de Murase que de ceux de sa mère.
***
- Doucement, voilà.
Reiko posa délicatement son pied sur le parquet vernis du séjour qui avait été, pour l’occasion, transformé en salle de spectacle. Des kotatsu, coussins et autres tapis moelleux avaient été déposés tout au travers de la pièce.
Accaparée à détailler tous ces changements, elle n’avait pas remarqué le silence qui s’était installé.
- Si on m’avait dit que des vêtements changeaient autant une femme, lâcha Silver.
- T’avais pas mieux comme compliment ?, le réprimanda Julia.
Le Commandant Murase refourgua les katanas qu’il tenait à Valdivia, qui faillit perdre l’équilibre.
- Maman, tu veux qu’il y ait une troisième guerre mondiale ici ?
Reiko et Kotaru se regardèrent, incrédules. Il agrippa le bras de la pilote et la guida jusqu’à un kotatsu tout proche en adressant un avertissement visuel à son officier radar qui était planté au milieu de la pièce, hagard.
- C’est ce qu’on appelle communément une arme de destruction massive, maugréa-t-il.
- Pardon ?
- Assieds-toi et bouge pas.
Reiko s’exécuta, un peu perdue.
- Mon dieu, Koko, s’écria Louise en découvrant le kimono. J’en reviens pas. Tu es trop belle.
- Ton yukata est vraiment adorable aussi.
- Tu parles… C’est à ça que tu as consacré ton après-midi ?
- C’est impressionnant, approuva Maggie.
- Je dirais même improbable, renchérit David.
- Toi, on t’as pas demandé ton avis, le rembarra Louise.
- Bon tout le monde est beau, on est très content, s’irrita Murase. Maintenant, place à la représentation ! Chacun est à son poste ? Il est où l’artilleur de mes deux ?
- Je suis là, répondit Schneider.
- Pas toi andouille, l’autre. Bon tant pis, on commence sans lui !
La pilote se tordit le cou pour tenter de repérer Bruce mais celui-ci était en effet aux abonnés absents. Tant mieux, c’était une source d’anxiété en moins.
Elle ne s’en préoccupa pas davantage car le spectacle accapara toute son attention. Murase ouvrit le bal avec une pièce de théâtre sur le thème des antiques samouraïs et avait réquisitionné tout son peloton pour l’accompagner.
Reiko adressa un clin d'œil d’encouragement à Schneider et celui-ci, déconcentré, manqua de s’empaler sur le sabre de Silver.
Le Commandant Reinhart entama ensuite une danse lascive qui hypnotisa toute l’assemblée. Une fois qu’elle eut terminé, ce fut au Commandant Bulge de pousser la chansonnette. Le “Murase Show” prit fin avec un ballet de danse classique des filles du peloton Spica.
- Mana… Manabu ? Elles l’ont embarqué là-dedans ?
Reiko dut serrer les dents à s’en faire mal pour ne pas éclater de rire. Louise, de son côté, broyait du noir, mécontente qu’on emprunte son équipier.
La jeune femme applaudit à tout rompre les artistes, le coeur un peu plus léger.
- Dire qu’il était censé jouer de son foutu harmonica, grogna Murase. Si je le chope, ça va barder.
- C’est vrai où est passé Bruce ?
Le sniper en question s’était réfugié sur la terrasse sitôt que Reiko avait fait son apparition. Et ce, pour plusieurs raisons. Premièrement, il voulait cacher le trouble qu’avait suscité l’arrivée de la pilote et qui avait remis en cause tous ses beaux principes. Secondement, il avait honte des paroles cruelles qu’il avait eues envers elle, mais aussi de son altercation avec Schneider. En bref, se cacher dehors lui avait paru être la meilleure option.
- Putain, c’est quoi mon problème ?, soupira-t-il en s’adossant contre le mur.
De son côté, Reiko élucidait enfin le mystère de sa téléportation de la veille.
- C’était toi alors.
- Ouais, on avait pas le choix tu te réveillais pas, avoua Manabu en ôtant sa robe de ballerine.
- Vraiment désolée.
Les discussions allaient bon train et, aux côtés de Manabu et de Louise, Reiko s’amusait, oubliant un peu l’humiliation survenue le jour précédent.
Schneider s’approcha alors discrètement du petit groupe.
- On peut parler ? Juste un moment.
Maggie se pencha pour chuchoter à l’oreille de Percy qui fit de même avec Ai.
- Allez vas-y, l’encouragea Louise. Je te garde la place.
- On sera plus tranquille sur la terrasse, lui dit Schneider en l’aidant à se lever.
- Si tu veux…
L’air frais fouetta le visage de Reiko et elle savoura la douceur nocturne.
- On voit bien les étoiles, ici.
Elle imagina le vaisseau de son père adoptif qui naviguait quelque part dans l’univers. Se portait-il bien ? Était-il en train de risquer sa vie dieu ne sait où ? Retrouver Warrius n’avait fait que lui rappeler à quel point sa famille lui manquait.
- Est-ce que… Est-ce que j’ai fait quelque chose ?, demanda-t-elle en se tournant vers son ami.
- Non.. Pas du tout…, s'empressa de la rassurer Moritz.
Il attrapa une mèche de cheveux qui s'était échappée du chignon et la porta à ses lèvres.
- Je ne te l’ai pas encore dit mais tu es magnifique ce soir.
- Vrai… Vraiment ?, balbutia-t-elle en sentant son coeur s’emballer.
- Je ne sais pas si ce que je vais te confier va te surprendre mais…
Après une profonde inspiration, il empoigna la rambarde derrière Reiko.
- Je t’aime beaucoup et j’aimerais sortir avec toi.
- Oh.. Oh.
“Elles avaient raison.”, fut la seule pensée cohérente qu’elle réussit à formuler.
Schneider, se méprenant sur le mutisme de sa compagne, se pencha en avant et déposa un baiser sur ses lèvres.
Un long frisson parcourut le corps de Reiko.
- Je te rends la pareille, dit-il en s’éloignant, satisfait.
- Je… Tu… Je…
- Je te prends au dépourvu, j’en ai conscience. Tu n’es pas obligée de me donner ta réponse tout de suite.
Il saisit délicatement la main de la jeune femme et déposa un baiser au creux de sa paume.
- Oui.. C’est… Inattendu.
Elle se mit à trembler, sous le contrecoup du choc.
- On va rentrer si tu as froid, s’inquiéta-t-il.
- C’est… Mieux.
- Appuie-toi sur moi, dit-il en refermant sèchement la porte coulissante derrière eux.
Bruce, qui avait retenu son souffle pendant des minutes qui lui avaient semblé durer une éternité, se laissa glisser sur le sol glacé. Paralysé par la scène qui s’était déroulée sous ses yeux, il s’était contenté d’assister avec horreur à la déclaration de Schneider.
Il asséna son poing contre les dalles à plusieurs reprises, jusqu’à ce que du sang poisse ses doigts. Insensible à la douleur qui irradiait de ses membres, il se prit la tête entre les mains. La boule dans son ventre s’était transformée en un poids qui le clouait au sol.
Un râle de souffrance pur s’échappa de sa gorge.
- T’es un putain d’abruti. T’es juste un putain d’abruti.