A Galaxy Railways Story : Reiko
- Entrez !
Reiko glissa son bras dans l’interstice de la porte et secoua un sac en papier duquel s’échappaient d’agréables odeurs chocolatées. Puis, elle poussa le battant et entra dans l’infirmerie de la SDF en souriant.
- Je me disais que tu aurais sans doute besoin d’un remontant. Et je ne connais rien de mieux que les viennoiseries.
- Tu n’aurais pas une bière à la place ?, demanda Schneider en se redressant.
Reiko leva les yeux au ciel.
- Non, toujours pas.
Elle déposa le sac sur la table de nuit et tira un tabouret près du lit.
- Tiens où est passée ta combinaison de mécanicienne en herbe ?, demanda-t-il en arrachant un bout de croissant.
- Au placard ! Mon eagle est réparé et Akatsuki m’a donné mon congé. C’est donc officiellement mon second jour à bord de Big1.
Schneider lui lança un long regard scrutateur.
- Tu as l’air stressée.
- Après le fiasco de la dernière fois… J’ai l’impression que le Commandant doute de mes capacités. Je crois que je n'ai plus le droit à l’erreur. Et puis…
- Et puis ?
- Bruce déteste l’idée d’être mon formateur et me l’a bien fait comprendre. Je sens que les prochaines semaines risquent d’être compliquées.
- Ne t’inquiète pas trop. Si j’en juge à sa façon de faire, le Commandant Bulge te laissera ta chance. Et, pour ton autre problème, je connais bien Bruce. Il paraît dur et rustre mais c’est pas un mauvais gars. Il a vécu plusieurs coups durs qui l’ont rendu comme ça.
- Ah bon ?
- Ouais.
Comprenant qu’il ne souhaitait pas en divulguer davantage, elle n’insista pas, peu désireuse de s’immiscer dans la vie personnelle d’un membre de son peloton.
- Et toi, tu sors bientôt ?
- Demain, mais les toubibs m’interdisent de reprendre du service avant une semaine.
- Prends ton mal en patience, Moritz. Ton bras ne te fait plus souffrir ?
- Non, je ne sens plus rien.
- Tant mieux.
Des coups retentirent à la porte, faisant sursauter Reiko. Sans attendre qu’il soit invité à entrer, le Commandant Murase fit irruption dans la chambre. Il pila net en apercevant la jeune femme.
- Tiens, je vois que tu as de la visite, nota-t-il, étonné.
- J’allais y aller, répondit Reiko en jetant un œil à l’horloge murale. Passez une bonne journée.
Schneider leva un poing d’encouragement qui tira un sourire à la pilote. Elle leur adressa un petit signe de la main avant de quitter les lieux, ignorant la grimace goguenarde du Commandant Murase.
Elle réussit à atteindre la salle de pause du peloton Sirius sans se perdre dans les méandres du QG, ce qui fut déjà une victoire en soi. Un nœud lui nouait toutefois l’estomac et elle tripotait nerveusement son uniforme.
Ces derniers jours, elle avait rarement croisé ses collègues, passant tout son temps dans l’atelier de réparation du Chef Akatsuki. Manabu et Louise lui avaient rendu visite à quelques reprises et elle leur en était reconnaissante. En tant que derniers arrivés dans l’équipe, ils devaient sans doute comprendre ce qu’elle ressentait à l’heure actuelle.
Les vantaux se déverrouillèrent et elle pénétra dans la grande pièce lumineuse.
Le Commandant Bulge était penché au-dessus d’un rapport, Louise pianotait sur son smartphone tandis que Bruce et David jouaient aux cartes.
- Tiens, une revenante !, lâcha l’ingénieur. Bon retour parmi nous.
Reiko s’inclina formellement et s’approcha du bureau du Commandant.
- Il semblerait que ton stage se soit bien passé.
- Joanna et Akatsuki sont de très bons instructeurs.
- Très bien. Tu reprends donc ton poste aujourd’hui. Nous attendons les ordres du QG, donc repose toi avant notre départ en mission.
- Une partie de carte ?, demanda David.
Devant l’air blasé de l’artilleur, elle secoua la tête.
- Non merci.
- Comment va Schneider ?, questionna Bruce. Il paraît que tu es passée le voir régulièrement, révéla-t-il avec un sourire équivoque qui déplut à Reiko.
- Mieux, répondit-elle laconiquement.
- Il y en a qui ont de la chance, railla David.
Elle prit place auprès de Louise, se demandant brièvement comment Bruce avait obtenu cette information. Les deux hommes n’eurent pas le temps de la charrier davantage car Manabu entra à son tour dans la salle de pause.
- Bonjour !
Il s’installa auprès d’elles et Reiko se sentit un peu plus détendue.
- Tu es en retard ce matin, lui reprocha Louise en pinçant son oreille.
- Aïe ! J’ai raté mon réveil. Aïe, aïe, aïe !
Reiko pouffa en observant Manabu se masser le pavillon auriculaire.
- Rappelle-moi de ne jamais contrarier Louise.
- Je te le fais pas dire…
Une alarme assourdissante résonna alors dans la salle de pause.
“Peloton Sirius, intervention immédiate !”.
Tous abandonnèrent leurs activités pour se ruer vers Big1. Alors qu’ils déboulaient sur le quai, la jeune femme prit quelques instants pour admirer le train.
Réplique presque parfaite de la fameuse “Big boy” de l’Union Pacific, locomotive à vapeur fabriquée sur Terre au XXe siècle, surnommé “Le chien de garde” du Galaxy Railways en raison du blason de son peloton, Big1 est incontestablement le fleuron de la SDF ; ses résultats équivalant ceux des meilleurs trains des Space Panzer Grenader, les unités d’élite du Galaxy Railways.
Bien qu’elle en ignore la raison, Reiko avait conscience d’avoir été affectée à un peloton dont la renommée prestigieuse dépassait les frontières de Destiny.
- Tu rêves, la bleue ?, demanda Bruce, la sortant ainsi brutalement de ses songes.
Sans daigner répondre, elle enjamba le marchepied et rejoignit son poste. Cette fois-ci, elle n’attendit pas les ordres de Bulge pour lancer les vérifications de rigueur des eagles. Alors que le train décollait, le Commandant fit un rapide résumé de la situation à son équipage.
- Le 547 a émis un appel de détresse à proximité de la planète Frosted dans la galaxie d’Arès. Depuis, nous sommes sans nouvelle du train et de ses passagers.
- Je ne le détecte pas sur mes radars longue portée, renchérit Louise.
- Continue de chercher, ordonna-t-il. Bruce, Reiko notre armement est-il opérationnel ?
- Affirmatif, répondirent-ils en coeur.
- Tenez-vous prêts à faire face à n’importe quelle situation.
- Arrivée sur les lieux de l’incident dans une heure, annonça David.
Celle-ci s’écoula dans un silence presque total, uniquement troublé par le bourdonnement des machines.
Lorsqu’ils se stoppèrent enfin à proximité de la planète Frosted, l’écran de contrôle de Louise s’affola.
- J’ai localisé le 547 ! Il s’est… Il s’est crashé sur la planète de glace.
- Entre les coordonnées, David.
- Cap au pays de père Noël !
Reiko afficha Frosted sur l’écran principal. Composée à 85% de plaques terrestres recouvertes de plusieurs dizaines de mètres de couches de neige, elle lui évoqua la lointaine planète de Râ-Metal.
Elle secoua la tête. Ce n’était pas le moment de laisser ses mauvais souvenirs la perturber.
Le train pénétra alors l’atmosphère glaciale et fila en direction du 547.
- Le vent avoisine les 200km/h, ça ne va pas être une sinécure, remarqua David. J’amorce notre atterrissage.
Big1 s’immobilisa enfin sur la terre gelée.
- Je capte les signes vitaux des passagers sur le détecteur organique, les informa Manabu. Ils sont à l’intérieur du train.
- D’accord, revêtez vos combinaisons cosmo. Nous allons les secourir.
- Compris, Commandant !
Reiko et Louise se dirigèrent vers le vestiaire des filles et sautèrent dans leurs habits. Elles ne tardèrent pas à rejoindre les garçons qui étaient déjà occupés à vérifier leurs armes. Elles firent de même et quittèrent le wagon.
La planète, comme l’avait expliqué David, était balayée par un fort blizzard. Le peloton Sirius dû lutter pour gagner le 547. Bruce banda ses muscles et tenta de déverrouiller l’une des portes. Celle-ci, soudée par le gèle, s’ouvrit avec difficulté. Une fois à l’intérieur, ils furent accueillis par des cris de soulagement.
L’alimentation du train tournait au ralenti et du givre recouvrait les vitres. Des stalactites avaient même commencé à se former au plafond des wagons. Les passagers étaient serrés les uns contre les autres et claquaient des dents. Reiko eut mal au cœur en voyant les enfants pétrifiés par le froid.
Le conducteur se détacha du groupe pour se précipiter vers Bulge.
- Dieu merci, vous êtes enfin là !
- Tout le monde est sain et sauf ? interrogea le Commandant.
- Pas.. Pas vraiment… Malgré mes avertissements, deux de nos passagers ont quitté le train pour demander de l’aide au Château des Glaces.
- Le Château des Glaces ?
- Il se trouve à quelques kilomètres d’ici. J’ai essayé de les retenir mais ils ne m’ont pas écouté.
- De qui s’agit-il ?
- Un frère et une sœur, Kimi et Brandon Miller. Ils ont une vingtaine d’années.
- Je vois. Merci de ces précisions. Ne vous inquiétez pas, nous prenons le relais.
Bulge se tourna vers son peloton.
- David, Louise, évacuez les voyageurs et installez-les dans les wagons de Big1. Manabu, Reiko et Bruce, partez à la recherche des Miller. Vous ne pouvez pas utiliser nos véhicules de terrain car le carburant gèlerait immédiatement. Vous devrez y aller à pied.
Reiko pianota sur sa montre connectée.
- Un bâtiment se trouve à 2,3 km d’ici. Il semblerait que ce soit la seule construction de la planète même si je ne comprends pas comment on peut survivre ici…
- J’espère qu’ils sont sains et saufs, souffla Louise.
- Vous savez ce que vous avez à faire, alors au travail.
Le peloton Sirius se sépara. Reiko, Manabu et Bruce sortirent des wagons à contrecœur pour retrouver le vent glacé de Frosted.
- Vous avez entendu le Commandant, allons-y, leur intima Bruce.
Le trio se mit en route en silence. Il fallut moins de cinq minutes à Reiko pour être morte de froid. Elle devait régulièrement enlever des flocons de sa visière et chaque pas était un combat contre les éléments. Leur vision était réduite à moins de deux mètres de distance. La pilote cheminait en milieu de file et Manabu bouclait la marche. Elle manqua plusieurs fois de tomber en arrière et elle devait avancer pliée en deux. Un coup d'œil à sa montre lui apprit qu’ils avaient parcouru 950 mètres en 30 minutes. Lorsqu’ils butèrent contre une colline enneigée, ils comprirent que leur cauchemar était loin d’être fini.
Bruce leur fit signe de contourner par la gauche et ils s’exécutèrent. C’est alors qu’une rafale les percuta de plein fouet. Le sniper eut le réflexe de raffermir ses appuis, ce qui ne fut pas le cas de ses équipiers.
Manabu tomba tête la première dans la neige tandis que Reiko fut projetée en arrière. Un ravin, qu’ils n’avaient pas eu le temps de remarquer, s’étirait à leurs pieds. Elle bascula en arrière sans émettre un cri. Bruce se jeta en avant pour essayer d’attraper sa main, mais le froid ralentissait ses gestes. Il effleura les doigts de Reiko avant de chuter à son tour. Ils roulèrent sur une vingtaine de mètres et s’immobilisèrent pêle-mêle en bas de la pente. Sonnée, elle ne parvint pas immédiatement à bouger. Des vertiges l’assaillirent et, pendant un instant, elle craignit de vomir dans son casque.
- Tu es blessée ? Tu peux te relever ?
- Je vais bien.
Elle réalisa alors qu’elle était étalée de tout son long sur le ventre du jeune homme. Celui-ci la fixait de son regard acier indéchiffrable.
- Dé… Désolée.
Elle se releva, un peu vacillante.
- Rien de cassé ?, demanda-t-elle, hésitante.
- Hormis le fait que tu m’as écrasé, ça va.
Les joues de Reiko s'empourprèrent et elle ne pipa mot. Heureusement, le givre sur sa visière dissimulait son embarras.
- Je ne vois pas Manabu. Il va sûrement continuer en direction du Château et nous allons faire de même. Ça ne sert à rien de s'époumoner, il ne nous entendra pas.
- Mon communicateur ne fonctionne pas, il est brouillé par le vent.
- Dans ce cas, nous n’avons pas le choix.
- Nous nous trouvons à un km du Château, l’informa-t-elle avec lassitude.
Leur progression se révéla bientôt de plus en plus ardue. La neige s’accumulait au fond du ravin et, un pas après l'autre, Reiko s'épuisait considérablement. Le seul point positif fut que la bise soufflait bien au-dessus d'eux, les épargnant de fait. Bruce se retourna et avisa son équipière qui ahanait sous l’effort.
En soupirant, il lui tendit sa main.
- C’est bon… Ça va…
- Allez ne fait pas la fière, on ne doit pas traîner.
Reiko tergiversa un instant puis glissa sa main dans celle du sniper. Après tout, elle était déjà épuisée et elle devait économiser son énergie pour le trajet du retour. Refuser son aide par orgueil mal placé était ridicule.
Sous son impulsion, elle constata qu'elle marchait avec plus de facilité.
- C’est bien, continue comme ça, l’encouragea-t-il.
Trop fatiguée pour s’étonner de cette soudaine sympathie, elle hocha la tête. De longues minutes plus tard, ils aperçurent enfin le bout du ravin. Ils crapahutèrent presque à la verticale pour atteindre le sommet. Bruce, dont la condition physique était irréprochable, se hissa le premier au-dessus du précipice. Reiko le rejoignit quelques instants plus tard, soufflant comme un bœuf.
- Je vois le Château, l’informa l’artilleur en la happant par le bras.
- C’est quoi ça ?, demanda-t-elle après avoir repris son souffle.
Bruce lorgna sur la grande étendue bleutée que pointait Reiko.
- Un grand lac givré. Si on le traverse, on sera aux portes de l’édifice.
Le blizzard étant encore plus vigoureux en plaine, ils ne tardèrent pas à reprendre leur laborieuse randonnée.
Lorsqu’ils parvinrent enfin au rivage, ils marquèrent un temps d’arrêt pour admirer le paysage balayé par la neige.
- Du peu que j’en vois, c’est magnifique, commenta la pilote.
- Il faudra être prudents, la prévint Bruce en s’agenouillant. Je peux voir les mouvements de l’eau. Ça signifie que la couche de la glace n’est pas si épaisse que ça.
- On ferait pas mieux de contourner ?
- On perdrait trop de temps, il reste à peine 400 mètres. Je pense qu’elle peut supporter notre poids.
Le jeune homme s’aventura le premier sur la patinoire.
- C’est bon, viens.
- Honnêtement, je préfère faire le tour. Et si…
- Reiko ! Tu fais partie de la SDF ! Agis comme l’un de ses membres, bon sang !
Piquée au vif, elle déglutit difficilement.
- Arrête donc de me parler avec autant d’arrogance, je fais de mon mi…
- Alors viens, on ne va pas camper ici.
- J’arrive, lâcha-t-elle entre ses dents.
Si elle ne tremblait pas déjà de froid, ce serait sûrement de colère. D’accord, ils étaient tombés dans ce fossé par sa faute, mais ce n’était pas une raison pour qu’il la traite avec un tel mépris.
Reiko avançait précautionneusement, les jambes un peu tremblantes. Aussi loin qu’elle se souvienne, elle avait toujours détesté l’eau, bien qu’elle n’ait aucun souvenir d’un traumatisme en lien avec celle-ci. Malgré tout, son père adoptif lui avait enseigné la natation même s’il avait dû lutter contre ses crises de panique incontrôlables.
- On a dépassé la moitié du lac.
- Super, grogna-t-elle. Trop contente de l’apprendre.
- Détends toi, je t’avais dit qu’on ne risquait rien.
Reiko profita qu’il ait le dos tourné pour lui tirer la langue. Il n’avait pas le grade de “Capitaine” mais il donnait autant d’ordres que le Commandant, voire davantage. Il ne doutait pas de ses capacités et faisait preuve d’une condescendance sans limite. En bref, elle aurait préféré être coincée sur cette terre désolée avec n’importe qui d’autre que lui. Perdue dans ses pensées moroses, elle se cogna contre le dos de Bruce.
- Hé !
- Ne bouge plus.
- Quoi ?
Elle baissa les yeux, constatant avec horreur que la glace était fissurée à de nombreux endroits et que le sol était parcouru de soubresauts.
- Les… Les plaques tectoniques de la planète se déplacent !
Les dents serrées, Bruce demeurait aussi immobile qu’une statue alors que des craquements inquiétants se faisaient entendre autour d’eux. Reiko essayait quant à elle de garder son calme mais le stress accélérait ses rythmes cardiaques et respiratoires. Elle avisa le rivage qui se trouvait à une centaine de mètres devant eux.
- On court ?
L’artilleur réfléchit un instant avant de répondre.
- D’accord.
Ils piquèrent un sprint sans se retourner pendant que la glace se dérobait à chacune de leurs foulées. Sentant des ailes lui pousser dans le dos, la pilote volait littéralement vers la rive opposée. Alors qu’ils n’étaient plus qu’à un jet de pierres de la terre ferme, le lac s’ouvrit sous leurs pieds.
Reiko poussa un hurlement d’horreur.
Au même moment, une main plaquée dans son dos la catapulta tout droit dans la neige. Elle roula sur elle-même avant de s’immobiliser le nez dans la poudreuse, au pied du Château. Reiko leva les yeux à temps pour voir Bruce disparaître dans l’eau.
- Non ! Bruce ! Bruce!
Elle se redressa précipitamment, cédant à l’affolement. Sans réfléchir, elle testa la solidité de la glace qui bordait la rive puis s’allongea contre celle-ci, les membres parcourus de tressaillements irrépressibles. Elle rampa jusqu’au trou d’eau dans lequel son équipier venait de couler et plongea son bras dans le liquide. Le souffle partiellement coupé, elle chercha à tâtons jusqu’à ce qu’elle rencontre enfin une résistance. Lorsque la main du sniper se referma autour de la sienne, elle se jeta en arrière de toutes ses forces.
Il immergea en crachotant, transi de froid.
Reiko l’aida à se hisser en sécurité et, contre toute attente, le serra dans ses bras alors que des larmes de soulagement coulaient sur ses joues.
- T-tu m’ét-m’ét-ouffes, balbutia-t-il en grelottant.
- Pardon !, dit-elle en s’éloignant.
Elle passa un bras autour de sa taille et l’aida à rejoindre la terre ferme. Elle lorgna vers son visage et vit qu’il claquait des dents. Son teint déjà très pâle était presque devenu transparent.
- Ici, dit-elle en désignant du menton une large ouverture creusée dans la glace. On sera à l’abri du vent.
Les pensées de Reiko étaient en ébullition. S’il ne l’avait pas projetée en avant, elle aurait sûrement fini elle aussi au fond de l’eau, et elle était certaine qu’elle n’en serait pas sortie indemne.
Bruce se laissa aller contre l’une des parois.
- Ça va ? Tu te sens mal ?, demanda-t-elle morte d’inquiétude.
- Je v-vais b-bien.
- Je..
- C’est b-bon, je te dis.
- Je peux te réchauffer si tu as fr..
- N-Non !
- D’accord, répondit-elle, déconcertée.
Reiko tourna la tête, décidant de changer de sujet.
- Si on suit ce tunnel, on arrivera sans doute au cœur du Château. Mon communicateur est toujours HS, il ne nous reste plus qu’à continuer.
Le sniper acquiesça, les mâchoires verrouillées. Son corps était ankylosé et il ne sentait plus ses muscles, comme si son sang avait gelé dans ses veines. Ses gestes étaient robotiques et il ne doutait pas que l’hypothermie le guettait à tout moment. Il observa Reiko qui venait d’activer la torche intégrée dans sa montre.
Au moins, elle n’avait pas fini dans l’eau avec lui. Bruce se mordit l’intérieur de la joue. Il s’en voulait. Affirmer que la traversée était sûre avait été une erreur de jugement. Et, s’il se fiait à la terreur qu’il avait lue dans les yeux de son équipière, ils n’étaient pas passés loin de la catastrophe. Reiko avait eu l’élégance de ne pas le lui faire remarquer, mais il n’était pas dupe. Si c’était elle qui les avait précipités dans le ravin, c’était bien lui qui avait manqué de les faire se noyer. En tant qu’officier gradé, il considérait son erreur impardonnable.
- C’est sombre ici, marmonna la pilote. J’espère qu’on ne va pas se perdre dans ces souterrains.
- Il faut qu’on m-monte.
- On pourrait essayer ça.
Des escaliers en colimaçon, étroits et irréguliers, sculptés à même la glace, s’élevaient dans les ténèbres de la grotte.
- Je p-passe devant, lui intima Bruce. F-fais att-tention à ne pas glisser.
- Bien reçu.
Ils grimpèrent pendant plusieurs minutes, uniquement éclairés par la torche. Puis, ils débouchèrent dans un boyau exigu qui les obligea à progresser courbés.
- C’est quoi cet endroit ?, pesta Reiko.
Le couloir finit enfin par s’élargir et ils entr’aperçurent une lueur blafarde. À mesure qu’ils s’approchaient, elle gagnait en intensité.
- Tu entends ?
Des éclats de voix inaudibles leur parvinrent aux oreilles. Les deux membres du peloton Sirius partagèrent un regard entendu. La situation requérait prudence et discrétion. Ils avancèrent en longeant les parois, leurs cosmo-gun en main. Bientôt ils distinguèrent une grande salle. Accroupis de part et d’autre du couloir, ils se rapprochèrent en silence.
Reiko retint un hoquet de surprise.
Deux personnes étaient ligotées, baillonnées et adossées contre un grand pilier. Au vu de leur âge et de leur corpulence, elle en déduisit qu’il s’agissait sûrement du frère et de la sœur.
Assise sur un grand siège qui s’apparentait à un trône, une femme les fixait sans aménité. Cette dernière était d’une beauté incomparable. Ses longs cheveux argentés effleuraient le sol et recouvraient en partie sa longue robe vaporeuse aux nuances bleutées. Quant à son visage… Il était presque trop parfait pour être réel. Si sa peau évoquait la couleur d’une opale, ses prunelles bleues étaient comparables au plus pur des saphirs.
- Une vraie déesse…
Alors qu’elle croyait avoir tout vu, une seconde femme apparut dans son champ de vision. Elle était presque semblable en tout point à la première, si ce n’est sa chevelure d’un bleu profond et sa robe aussi sombre que l’obscurité de la grotte qu’ils venaient de quitter.
- Je n’aime pas ça.
- Si nous intervenons, nous risquons de mettre en danger les passagers.
- Elles ne sont pas armées, lui fit-il remarquer.
Bruce marquait un point.
- Tu peux prévenir Big1 ?
- Non toujours pas.
- Nous allons…
Il n’eut pas le temps de terminer sa phrase car une voix forte lui coupa la parole.
- Ne bougez pas et laissez les partir !
- Manabu ?!
- Manabu, répondit l’artilleur en soupirant. Toujours en subtilité.
La déesse aux cheveux argentés ricana.
- Qui est cet avorton ?
- Un laquais de la SDF, ma soeur. Il vient pour ces sales humains, dit-elle en s’approchant de Manabu qui la tenait en joue.
- Relâchez-les et il ne vous sera fait aucun mal.
- Tu l’entends, Oparu ?, railla la femme aux cheveux noirs. Il pense pouvoir nous imposer sa volonté.
Reiko, tendue comme un arc, se tourna vers son équipier.
- Ça sent mauvais.
- Attends encore. Elles cachent quelque chose, j’en suis certain.
La jeune femme se contraint à l’immobilité avec difficulté.
- Yoru, je serais d’avis qu’on le renvoie à son train en pièces détachées, qu’en penses-tu ?
- À ta guise, il ne m’amuse plus.
Yoru et Oparu leur tournaient le dos, leur attention entièrement focalisée sur Manabu.
- Occupe toi de libérer les passagers et fuyez par les souterrains. Je vais aider cet idiot.
- Compris, accepta-t-elle à regrets.
Elle était réticente à l’idée d’abandonner ses camarades derrière elle, mais la sécurité des Miller était prioritaire.
Oparu se leva de son trône et rejoignit sa sœur d’une démarche féline. Reiko profita de l’occasion pour se faufiler jusqu’aux voyageurs du Galaxy Railways. Les mains moites, elle dégaina le couteau accroché à sa cuisse et s’attaqua aux liens. Bruce quant à lui se déplaçait en catimini pour les prendre à revers.
- Je suis Reiko Sakuramachi, pilote du peloton Sirius de la Space Defence Force, ne vous inquiétez pas on va vous sortir d’ici.
Kimi Miller acquiesça, les yeux emplis d’angoisse, pendant que son frère remuait comme un beau diable pour détendre les cordes qui l’entravaient.
- Montre-lui notre véritable nature, ma sœur, clama Yoru.
Sous le regard sidéré de Reiko et des passagers, Oparu laissa tomber sa robe au sol, dévoilant sa peau nue immaculée.
- Mais que.. ?
Elle discerna alors une sorte de rond noir, semblable à un canon, qui mangeait la totalité du ventre de la déesse des glaces.
- À terre, s’écria Bruce.
Moins d’une fraction de seconde plus tard un rayon laser percuta le mur de glace de la salle y creusant un profond sillon. Manabu s’était jeté au sol et son tir manqua de peu Oparu. Reiko détacha les liens de Kimi en catastrophe et toutes deux arrachèrent ceux de Brandon. Elle les aida ensuite à se relever et leur désigna l’entrée du souterrain.
- Il faut se mettre à l’abri.
Dans le même temps, Bruce pointa son arme sur Oparu et son tir l’atteignit en pleine tête. Elle s’écroula au sol comme une poupée de chiffon. Yoru poussa un hurlement strident et visa le sniper à son tour. Celui-ci roula sur le côté pour éviter la vague énergétique. Celle-ci frola Reiko et les Miller qui eurent tout juste le temps de se jeter dans la grotte pour s’en protéger.
Manabu, qui avait retrouvé ses esprits, appuya sur la gâchette en même temps que le sniper et leurs deux tirs perforèrent Yoru en plein cœur.
Reiko, le cœur battant la chamade, risqua un œil dans la grande salle et constata avec soulagement que les sœurs étaient à terre et ses équipiers, intacts.
Accompagnée de Kimi et de Brandon, elle s’approcha des deux cadavres fumants. Elle se pencha et eut une grimace de dégoût.
- Leurs corps étaient mécanisés.
- Des femmes-robots ?, questionna Manabu.
- Tout juste, cracha Reiko. Voilà pourquoi elles pouvaient survivre au froid sans se nourrir. Elles n’étaient rien d'autres que des machines.
Bruce fut surpris par la véhémence de la pilote, mais il garda ses réflexions pour lui. Reiko retourna le corps de Yoru du bout de son pied et trouva sa beauté intemporelle soudain écoeurante.
- Je suis soulagé de vous revoir en vie.
- Moi aussi, abonda Reiko avec un demi-sourire.
- Vous n’avez rien ?, demanda Bruce à l’intention des passagers, coupant court aux effusions.
- Nous sommes indemnes. Grâce à vous tous, souligna Kimi en prenant le bras de Reiko.
- C’est notre travail, affirma Manabu d’une voix solennelle.
Un sifflement bien connu attira leur attention et le petit groupe se dirigea vers les grands vitraux.
- Les renforts sont arrivés, annonça Manabu.
***
Une fois les Miller confortablement installés sous plusieurs kilos de couvertures et une boisson chaude entre les mains, Reiko quitta le wagon en compagnie de Yûki. Elle croisa Bruce et Manabu qui terminaient leur rapport au Commandant Bulge. Celui-ci les écoutait avec attention.
- On en rediscutera plus tard, conclut-il.
Lorsqu’elle avisa Bruce, Yûki se précipita dans sa direction. Elle posa une main sur son front.
- Tu es brûlant et tu trembles ! Je dois te donner des médicaments pour faire tomber la fièvre.
- Non merci, Yuki, répondit-il fermement en la repoussant.
- Bruce, l’avertit le Commandant. Se soigner fait aussi partie de notre devoir.
Reiko serra les poings, une chape de culpabilité s’abattant sur ses épaules. Si elle avait eu davantage de réflexes, elle n’aurait pas fait ce saut de l’ange dans le précipice et Bruce n’aurait, par extension, pas fini au fond du lac.
Celui-ci nota l’expression défaite de Reiko et il soupira.
- Je sais à quoi tu penses, alors arrête immédiatement.
- Hein ?
Yûki tira Bruce vers l’infirmerie et celui-ci n’eut d’autres choix que de se laisser faire.
- Bien, nous allons décoller, annonça Bulge.
***
Assise dans son siège, Reiko savoura la chaleur qui se dégageait de la locomotive. Elle avait ôté sa combinaison avec bonheur et elle commençait enfin à retrouver des sensations au bout de ses orteils.
Le train avait atteint sa vitesse de croisière et la jeune femme demanda l’autorisation au Commandant d’aller à la cafétéria se chercher une boisson chaude.
- Vas-y et vérifie en même temps que nos passagers n’ont besoin de rien.
- Entendu.
Reiko prit son temps pour traverser les wagons et constata que la plupart des voyageurs dormaient à poings fermés. Elle ouvrit la porte de la cafétéria et huma l’odeur du café.
- Tiens, tu as déjà quitté ton poste ?
Elle sursauta et manqua de lâcher son mug.
- Bruce ?
Confortablement installé dans un canapé, il tenait un soda à la main.
- Yûki t’a relâché ?, l’interrogea Reiko en remplissant une tasse de café.
- Je me suis évadé.
Elle lui tendit la boisson chaude.
- C’est meilleur que le soda et ça te réchauffera.
- Merci.
La pilote ouvrit les placards du wagon et fouilla à l’intérieur jusqu’à en tirer une montagne de plaids.
- Tu vas pas t’y mettre aussi, râla-t-il.
- Hé ho, ce sont les ordres du Commandant.
- De me noyer sous des couettes ?
- C’est mieux qu’au fond du lac, répliqua-t-elle mi-figue, mi-raisin.
Elle détendit les couvertures et les posa sur les genoux de l’artilleur. Celui-ci roula des yeux, exaspéré.
- Je n’ai pas fini au fond de l’eau à cause de toi. C’était ma décision de franchir le lac.
Silencieuse, Reiko se détourna pour se verser un café.
- Un agent de la SDF ne doit pas se laisser abattre pour si peu.
Devant le manque de réaction de la pilote, il enchaîna.
- Garder son sang-froid, c’est la clé pour se sortir de ce genre de situations. Tu l’apprendras.
Reiko haussa un sourcil intrigué en prenant place à son tour sur le canapé.
- Je vais prendre ton entraînement en main, lui assura–t-il avec fermeté. Et je ne tolérerai aucune forme de protestation. C’est à prendre ou à laisser.
Elle s’enfonça dans le canapé, perturbée par cette annonce soudaine alors qu’il ne lui avait pas témoigné grand intérêt jusqu’à présent.
- Je ferai de mon mieux, promit-elle après un instant de réflexion.
- Demain, six heures, salle de simulation B.
- Six heures du matin ?
Une lueur mauvaise s'alluma au fond des prunelles de son équipier.
- Non, mais dormir c'est surfait. Six heures, c'est parfait.