Autant en emporte la volte-face
Chapitre 1 : Autant en emporte la volte-face
9863 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 29/11/2020 15:43
~ Autant en emporte la volte-face ~
[Cette fanfiction participe aux Défis d’écriture de Fanfictions.fr : Promenons-nous dans les bois (novembre 2019).]
– Ne t’éloigne pas trop, Benjamin.
Les mots franchirent ses fines lèvres rosées avec force, mais la jeune personne à qui ils étaient destinés ne s’arrêta pas pour autant, loin de là, et continua sa course d’un air insouciant, sans même se retourner ou bien prêter la moindre attention à la personne qui avait prononcé ces paroles. La jeune femme soupira tristement ; elle aurait dû s’y attendre. C’était vraiment très frustrant, de ne pas pouvoir être écoutée ni entendue.
Elle ferma les yeux et prit une profonde inspiration, comme pour entrer en communion avec le milieu qui l’entourait. La forêt, quel lieu paisible, et si ressourçant ! L’odeur de l’herbe jaune, voire flavescente, et du bois humide de l’automne qu’elle entendait craquer de temps à autre lui chatouilla les narines, un parfum puissant qui imprégnait sa peau et tous ses vêtements, et qu’elle n’avait plus ressenti depuis des années. Et pour cause : combien y avait-il de temps qu’elle n’était pas revenue ici ? Cela faisait un bon moment qu’elle avait arrêté de compter, pour être tout à fait honnête avec elle-même. De toute façon, cela n’avait plus d’importance, maintenant.
Le bruit de chaussures de cuir couinant sur l’herbe fraîchement mouillée à la suite d’une bruine récente la fit légèrement sursauter et elle se retourna. Plus loin, sur le chemin terreux, marchait dans sa direction un homme, à la silhouette mince et élancée, et qui était bientôt à la moitié de sa trentaine. Il portait un grand imperméable bien coupé, de couleur beige, et un large chapeau noir de la même couleur que ses cheveux courts, qu’il tenait afin de ne pas le laisser s’envoler au gré du vent léger de cette fin de matinée, tandis que son autre main tenait un panier en osier. Ses jolis yeux d’une couleur foncée, qu’elle savait d’habitude être si rieurs derrière ses lunettes rectangulaires noires, témoignaient en cet instant d’une inquiétude non dissimulée, à laquelle parut faire écho le doux friselis de la brise entre les feuilles. Enfin, une sacoche en cuir tapait doucement contre son flanc droit.
L’homme s’arrêta lorsqu’il arriva à sa hauteur, sans pour autant la regarder, et rajusta vivement son chapeau d’un geste ennuyé de la main. Elle le regarda faire, tendrement. Elle avait toujours adoré voir son mari faire ce petit mouvement, peut-être insignifiant pour certains mais tellement adorable pour elle. C’était, aujourd’hui encore, toujours quelque chose qui la faisait craquer.
– Nous devrions nous dépêcher. Benjamin risque de se perdre si nous nous attardons trop, souffla-t-elle d’une voix douce à son attention.
Il ne la regardait toujours pas.
– Je ne l’ai jamais vu aussi excité. Lui qui est d’ordinaire si sérieux et réservé… Je me demande si c’est à cause de ce que tu sais.
Elle écarquilla les yeux, la surprise marquant ses traits, avant d’esquisser un délicat sourire.
– Ça se pourrait, Henri. Ça se pourrait.
– Je ne lui ai encore rien dit, pourtant.
Sa main frêle se posa, sans qu’elle n’en eût vraiment conscience, sur le gros tronc d’un arbre voisin ; elle avait toujours beaucoup aimé faire cela. C’était un tronc banal et froid, qui ne se distinguait pas vraiment des autres, quoiqu’il fût un peu abîmé. Sous ses doigts se dessinait l’écorce rugueuse, tellement irrégulière et pleine d’aspérités, qu’une écharde aurait pu lui rentrer dans la main, si elle n’avait pas fait attention, mais elle savait pertinemment que cela ne risquait pas d’arriver ; elle était trop prudente pour ça, de toute manière. Autrefois, petite, elle considérait la forêt comme un lieu sombre et inquiétant, il lui arrivait même parfois d’en avoir peur. Mais depuis ce jour-là, ce n’était plus du tout le cas. La forêt était devenue un endroit chaleureux et vivant, voire un endroit magique : celui des contes de fées où cohabitaient toutes sortes de créatures magiques lorsque, le soir, elle lisait des histoires à son fils encore tout jeune.
Elle se mordit douloureusement la lèvre. Il avait déjà beaucoup trop grandi à son goût.
Maintenant, au lieu de récits enchantés, il réclamait que son père lui racontât les histoires des clients qu’il défendait, au tribunal. Elle était extrêmement fière d’Henri : il était le plus grand et le plus brillant avocat de la défense qu’elle n’eût jamais connu – d’ailleurs, c’était parce qu’il l’avait défendue lors d’une affaire de meurtre qu’ils s’étaient rencontrés –, mais elle aurait apprécié qu’il continuât à lire des contes ou des romans à Benjamin plutôt que sordides affaires criminelles, même s’il veillait à ne pas raconter ou tout du moins faisait attention à enjoliver certains détails. Ce qui la rendait le plus triste était qu’elle n’avait pas vraiment eu son mot à dire, cela s’était fait comme ça, presque… naturellement.
Elle chassa ces pensées de son esprit et fit quelques pas en direction d’un autre arbre, dont les feuilles avaient jauni et s’étaient asséchées. La terre, meuble, faisait comme un doux tapis sous ses pieds. Elle pouvait même deviner tous les petits insectes et animaux qui fourmillaient dans ce monde souterrain, juste en dessous. Au pied d’un cèdre qui semblait manifestement supporter le poids de nombreuses années, elle s’accroupit pour se retrouver face à un magnifique cèpe qui avait l’air fort délicieux ; elle aurait bien aimé le goûter. Elle l’effleura du doigt, et le contact la fit frissonner. Elle avait oublié ce que cela faisait, de se retrouver en pleine nature. Le pétrichor, le piaillement des oiseaux, la vue de ces grands arbres, dont les cimes semblaient pouvoir toucher le ciel…
Le bruit d’une branche morte qui craquait la fit soudainement sursauter. Elle se releva précipitamment, s’appuyant sur un tronc à l’écorce cette fois plus lisse.
– Henri, chéri ?
Elle sentit quelque chose lui effleurer imperceptiblement la peau, et un sourire lui échappa lorsqu’elle constata qu’il s’agissait d’une petite coccinelle – elle ne s’était pas attendue à en voir une en cette saison. Elle se décida à suivre cette dernière à travers les bois. Au détour du chemin, les buissons bougeaient, tantôt à cause du vent, tantôt à cause d’un lapin, faon ou autre animal qui s’était caché là, et alors elle regrettait de ne pas pouvoir les prendre en photo ou bien s’en approcher, ne serait-ce que pour les caresser. Ce qu’elle regrettait aussi, c’était de ne pas pouvoir cueillir des fougères pour s’en faire une couronne – comme celles des fées et des princesses des contes qu’elle pouvait presque deviner cachées dans les buis – et la poser sur sa tête… ou bien sur celle de son mari. C’était ce qu’elle avait fait, lorsqu’ils étaient venus ici tous les deux, la première fois. Elle sourit.
Ça avait été leur tout premier rendez-vous.
Mais elle n’avait pas le temps de penser à cela pour le moment. Il lui fallait retrouver son fils et son époux, ils étaient venus là ensemble et elle ne voulait pas les perdre. Pas encore une fois…
Ses pas se firent plus pressants, et il lui parut entendre quelques murmures secrets, entre les feuillages. Des sortes d’encouragements, pour être tout à fait précis. Elle avait le sentiment que la forêt souhaitait l’aider. Il y avait tellement de teintes, notamment dans les tons ocre et flamboyants de l’automne, c’était comme un arc-en-ciel de couleurs, et cela lui en donnait presque le vertige. Elle continua à avancer, les arbres défilant au fur et à mesure de ses pas qui foulaient la terre ; elle manqua même de glisser lorsque ses pieds s’aventurèrent sur un tapis de mousse particulièrement moelleux. Quelques fois, certains petits animaux sortaient discrètement de leur cachette pour la regarder, et on aurait dit qu’ils avaient des paillettes, dans leur fourrure. D’autres fois, elle s’amusait à imaginer que de petits elfes et farfadets réfugiés quelque part la montraient d’un doigt amusé en chuchotant entre eux.
Sa marche la fit arriver, à bout de souffle, dans une petite clairière bordée de fourrés. Des pierres plus ou moins grosses et plus ou moins tranchantes se trouvaient çà et là et l’odeur des champignons et de la terre mouillée lui titilla à nouveau malicieusement le nez. Par endroits, la lumière coruscante se reflétait sur les gouttes de pluie que l’on pouvait encore observer sur les feuilles et les pétales de quelques pervenches ou scabieuses qui s’épanouissaient timidement, à l’ombre d’un grand chêne. En haut d’une courte branche d’arbre, elle remarqua un petit oiseau qui s’y était posé, et elle ne put s’empêcher de sourire sincèrement. Tout était exactement comme dans ses souvenirs.
Son regard se posa avec une immense affection sur Henri, assis simplement dos contre un chêne dont le tronc commençait à être colonisé par du lierre. Il avait installé devant lui une nappe à carreaux blancs et rouges, sur laquelle il avait disposé différentes victuailles pour déjeuner. Des odeurs salées de charcuterie et de fromage, et celles plus sucrées de tartes, lui mirent l’eau à la bouche, si toutefois une telle chose était possible. Il avait ôté son chapeau et l’avait coincé sous le panier pour éviter qu’il ne vînt à être emporté, même si la brise paraissait s’être quelque peu apaisée ; sa sacoche était à côté de lui, dans l’herbe.
Il releva la tête dans sa direction, et le cœur de la jeune femme rata un battement. Le doux sourire qu’il lui adressa – du moins lui sembla-t-il – la combla, et elle s’empressa de le rejoindre et de venir s’asseoir gracieusement à ses côtés. Laissant sa tête doucement reposer sur l’épaule de son mari, elle posa une main sur ses genoux à lui et elle le sentit poser sa main là où était la sienne. Ce que la main d’Henri était chaude… ! Et la forêt, avec tous ses bruits et toute la vie qu’elle abritait, leur offrait un doux cocon protecteur, rien qu’à eux. Rien que pour eux.
– Papa !
Une voix enfantine et claire perça le silence. Les pas d’une personne résonnèrent ; Amélia en sentit les vibrations dans le sol, bien qu’elles fussent légères. Elle s’écarta quelque peu d’Henri, surprise, tandis que les bruits de feuillages qu’on écartait et de branchages qui craquaient se faisaient de plus en plus forts.
C’était un jeune garçon qui n’avait pas plus de six ou sept ans. Ses cheveux courts étaient d’un brun presque argenté, un argent qui se retrouvait dans ses iris d’un noisette extrêmement vif, et si l’on regardait bien, on pouvait même y distinguer de très discrètes notes d’ambre, comme si le coucher de soleil lui-même avait été emprisonné dans les prunelles de l’enfant. Ses yeux reflétaient la lumière de la même façon que le faisaient ceux d’Henri. Il portait une veste de velours côtelé rouge, plus rouge que cette fragile feuille qui venait de doucement tomber aux pieds du garçon. Son short légèrement froissé rappelait par sa couleur brune l’écorce d’un vieil arbre. Ses chaussettes hautes grises lui arrivaient au bas des genoux, et ses chaussures tapaient avec impatience contre le sol tapissé de feuilles mortes fripées et vides de vie.
Le sourire lumineux qu’il afficha remplit le cœur des deux adultes de chaleur, qui lui répondirent d’un air rayonnant. Amélia tapota doucement l’espace entre elle et Henri.
– Allez, viens t’asseoir, mon chéri.
Benjamin fit quelques pas hésitants, ses yeux brillant devant le pique-nique que son père avait spécialement préparé pour eux. Habitant en centre-ville, il avait rarement eu l’occasion d’aller se promener en forêt, du fait que son père fût si occupé par ses procès. Il passa avec gourmandise la langue sur ses lèvres, et sentit ses joues progressivement rougir. Il releva soudainement la tête en entendant son prénom, et ses yeux croisèrent ceux scintillants et remplis d’amour de son père, qui tapota à son tour avec assurance la place à côté de lui.
– Benjamin, s’il te plaît, viens t’asseoir.
Ce dernier acquiesça joyeusement et rejoignit son père en courant, avant de venir s’installer à l’emplacement que ses parents lui avaient indiqué, entre eux deux. Alors que le jeune garçon s’adossait à son tour à l’arbre, son père lui fit signe de la main de s’approcher ; lorsqu’il se fut exécuté, Henri ôta rapidement son écharpe en soie blanche et la lui noua précautionneusement autour du cou.
– Le vent se lève ; je ne veux pas que tu attrapes froid, expliqua-t-il dans un sourire chaleureux face au regard à la fois sérieux et interrogateur de son garçon.
Les joues de ce dernier rougirent subitement et il détourna légèrement le regard, gêné.
– Je suis grand, maintenant, je ne suis plus un enfant ! protesta-t-il timidement.
– Benjamin, je t’en prie. Ton père fait ça pour ton bien.
Amélia posa une main sur l’épaule du garçonnet, qui tressaillit vivement. Il se retourna pour lui faire face et leurs yeux se plongèrent dans ceux de l’autre pendant une seconde ou deux, avant qu’un éclat de rire ne brisât le contact ; Benjamin reporta son attention sur son père, qui riait sincèrement, et qui passa une main tendre dans la chevelure chocolat du garçonnet, en profitant pour enlever une petite feuille qui s’y était emmêlée. Ce dernier étouffa quelques mots discrets de protestation pour la forme ; il était bien trop fier pour admettre qu’en réalité, il adorait tout simplement être ainsi choyé par son père – même s’il supposait que ce dernier le savait déjà et que c’était pour cela qu’il se montrait si tactile.
En les voyant ainsi tous les deux, Amélia ne put s’empêcher de sourire doucement, avant de jeter un coup d’œil autour d’elle. Le décor était vraiment sublime : l’odeur des pins et autres arbres embaumait toute la forêt, et venait se mêler au bruit d’un petit ruisseau qui coulait non loin. Les animaux n’osaient pas encore trop sortir de leur cachette, mais ce n’était pas grave. Elle avait la sensation que la mousse sous ses mains lui caressait la peau, mais surtout, elle avait hâte de commencer ce pique-nique avec sa famille, surtout qu’Henri avait récolté quelques baies et champignons en chemin. Elle souhaitait vraiment goûter tout cela.
– Bien, fit-elle en joignant les mains. On l’entame, ce déjeuner ?
– Alors Benjamin, tu es prêt à manger ? demanda son mari.
La réponse du concerné ne se fit pas attendre.
– Oui !
Les éclats de rire des trois personnes se mélangèrent, et elles n’attendirent pas davantage avant de commencer leur repas.
***
– Dix-huit… dix-neuf… et vingt ! Attention, j’arrive !
Henri se détacha du tronc d’arbre contre lequel il avait compté, et commença à partir à la recherche de son fils, quelque part dans les sous-bois. Il était bientôt quatre heures, et il avait proposé à Benjamin de faire une bonne partie de cache-cache. Il avait très légèrement insisté avant que le garçon ne consentît finalement à se laisser prendre au jeu. Il avait tendance à se considérer un peu trop grand pour cela, à présent, même s’il n’avait que sept ans, et cela inquiétait tout de même un peu son père. Benjamin pouvait parfois avoir des préoccupations presque adultes, qui différaient sensiblement de celles d’un enfant de son âge. Henri aurait aimé que son fils ne grandît pas trop vite et restât un petit garçon innocent encore quelques temps.
Dans un soupir, il rajusta son chapeau d’un geste vif et s’aventura en terrain inconnu. En l’espace de quelques heures, il était incroyable de constater à quel point l’ambiance avait changé. La luminosité commençait très doucement à baisser et déjà les silhouettes des arbres se faisaient de plus en plus inquiétantes : leurs branches ressemblaient à des bras aux mains crochues, les grosses racines noueuses sortant de terre paraissaient être des pieds immenses, et des trous ça et là dans l’écorce pouvaient même faire office d’yeux.
On n’entendait plus les oiseaux chanter, non plus. Amélia le remarqua tandis qu’elle suivait son époux dans cet endroit devenu quelque peu inquiétant, et qu’elle ne reconnaissait de fait absolument plus. Elle se frictionna nerveusement les bras, et son cœur cogna dans sa poitrine lorsqu’un corbeau s’envola d’une branche en croassant sourdement. Tout était devenu plus sombre ; ce n’était plus la même odeur que la jeune femme avait eu l’habitude de connaître. Désormais, l’humidité et l’odeur de bois pourri la prenaient à la gorge, et c’en était si étouffant qu’elle dut poser une main sur son nez et sa bouche pour tenter de faire cesser cette sensation désagréable ; même ses yeux la piquaient, maintenant. Elle peinait à y voir clair.
– Henri, l’interpella-t-elle entre deux quintes de toux, est-ce que tu le vois ?
– Il ne peut pas être bien loin… murmura ce dernier, comme pour lui-même.
– On devrait se séparer, proposa-t-elle, tandis qu’ils s’enfonçaient toujours plus dans ces broussailles sombres.
Tous les deux choisirent une direction et empruntèrent un chemin différent. Henri suivit un sentier tortueux, mêlant boue et pierres aiguisées, et qui slalomait entre différents arbres, plus ou moins grands, plus ou moins vieux. Il n’arrivait à reconnaître aucune des espèces, et ce malgré le fait qu’il avait toujours chez lui un herbier, qu’il avait réalisé lorsqu’il était encore au collège, et pour lequel il avait d’ailleurs eu une excellente note. Mais cela remontait à loin, maintenant. Ce qu’il souhaitait pour le moment, c’était de retrouver son jeune fils ; si jamais il lui arrivait quelque chose, son père ne se le pardonnerait jamais.
Sur son chemin, quelques ronces sauvages accrochèrent ses vêtements, mais il ne s’en préoccupa guère et continua à progresser. À un moment, il finit par passer devant une vieille cabane abandonnée, comme celles que les enfants ont l’habitude de construire pour s’amuser, mais celle-ci datait, à en juger par l’état de délabrement dans lequel elle se trouvait : elle n’avait plus de portes, et il y avait de gros trous, dans le bois. Était-il possible que Benjamin se fût réfugié là-bas ? Il était vrai que la cachette n’était pas mauvaise en soi, et puis ça ne coûtait rien d’aller voir. Le silence qui régnait actuellement était à la fois angoissant et oppressant, ce n’était pas le genre d’atmosphère qu’Henri affectionnait particulièrement, au contraire, même.
Il n’était plus qu’à quelques pas de cette cabane, lorsqu’un craquement sourd attira soudainement son attention. Il se retourna vivement, juste à temps pour voir le visage d’un jeune garçon qui le regardait, et disparut aussitôt derrière un gros tronc. Un sourire courba les lèvres de l’adulte et il se dirigea en direction de l’arbre derrière lequel son fils s’était mussé.
– Je t’ai trouvé, Benjamin ! Tu peux venir, maintenant.
L’enfant sortit timidement de sa cachette. Ses joues rougissaient, que ce fût à cause de ce froid automnal qui vous transperçait la peau, ou bien en raison de la gêne qu’il éprouvait. Il se frictionna nerveusement les bras, et répondit à l’appel de son père qui lui faisait signe de venir d’un geste de la main.
Il se précipita cependant un peu trop, et, dans la hâte de rejoindre l’adulte, il buta contre une épaisse racine partiellement enfouie dans le sol, qu’il n’avait pas vue, et en perdit l’équilibre.
– Benjamin !
Tout se passa au ralenti. Le jeune garçon eut juste le temps de mettre les bras devant lui, dans l’espoir que ces derniers pussent amortir la lourde chute qui s’annonçait. Les feuilles mortes devant lui paraissaient constituer une sorte de moquette agréable, mais il savait que ce n’était qu’une illusion et qu’il se ferait très mal au bout du compte. Tous ces buissons, tous ces vieux arbres abîmés à l’air sinistre, la forêt même, avaient l’air de se moquer lui. Mais ce qu’il redoutait le plus, c’était le goût amer de la terre qu’il aurait en bouche lorsqu’il atteindrait le sol, un goût âcre et écœurant ; il ne voulait pas cela.
Toutefois, ce qu’il craignait tant n’arriva pas. Au lieu de cela, deux mains fermes et puissantes vinrent se placer sur ses frêles épaules, et il se sentit poussé en arrière avec beaucoup de douceur, retrouvant par là même un semblant d’équilibre qui lui avait fait défaut quelques instants plus tôt. Lorsqu’il fut certain que ses deux pieds étaient à nouveau bel et bien ancrés dans le sol sombre et qu’il ne craignait théoriquement plus rien, il se risqua à rouvrir les yeux, et ne put retenir un soupir de soulagement. Il s’en était fallu de peu, vraiment.
En face de lui, Henri s’agenouilla, de telle sorte à ce que son visage se retrouvât bien en face de celui de son fils.
– Benjamin, est-ce que tout va bien ?
– Je… Je crois, répondit ce dernier, de manière légèrement hésitante.
Il laissa cependant échapper une grimace en bougeant le pied. Sa cheville, bien qu’elle ne se fût pas cassée, avait pris assez cher suite à ce choc, et le lançait. Il allait devoir marcher avec précaution, s’il ne voulait pas que cette douleur lancinante le fît souffrir davantage ; la tête lui tournait presque.
En voyant des larmes perler à la lisière des yeux de son fils – bien que ce dernier tentât à grand-peine de les réprimer –, Henri se mordit la lèvre, inquiet et attristé à la fois. Il se sentait quelque peu coupable d’avoir proposé ce jeu, il n’aurait jamais pensé qu’une simple partie de cache-cache pût tourner ainsi.
Sa main se posa sur sa sacoche en cuir, et un sourire courba harmonieusement ses lèvres. Il ouvrit le sac et, quelque part entre son porte-monnaie et le dossier sur lequel il travaillait actuellement, il trouva ce qu’il cherchait et sortit victorieusement l’objet, qu’il tendit à son fils.
– Tiens, regarde qui est là !
Le regard de Benjamin s’éclaira immédiatement tandis que son père agitait le doudou devant lui.
Le jouet avait bien quelques années déjà. Il s’agissait d’un simple chien en peluche – il ressemblait à un petit berger blanc –, aux coutures maladroites. C’était sa mère qui le lui avait confectionné, pour sa naissance, et il portait encore son odeur, même des années après. Il l’attrapa d’un geste vif et enfouit son nez dedans, fermant les yeux pour sentir le doux parfum réconfortant de sa mère. C’était une senteur boisée et fruitée qui se mêlait parfaitement à l’odeur de la forêt. Il avait l’impression de sentir sa mère juste à côté de lui, quand il humait le textile, et cela l’apaisait. Il n’aimait pas être séparé d’elle trop longtemps, et c’était la raison pour laquelle il affectionnait tout particulièrement cette peluche.
– Allez, ne tardons pas.
Soulagé de voir son fils apaisé, Henri rajusta tendrement l’écharpe autour du cou de son jeune garçon et lui sourit avec douceur. Il se releva ensuite, et il ne fallut que quelques secondes à Benjamin pour réclamer de lui prendre la main, et tous les deux reprirent leur marche, en faisant attention de ne pas se perdre dans ce dédale de végétation qui se révélait être de plus en plus angoissant à chaque pas qu’ils faisaient. Le feuillage des arbres était si épais ! Les ronces, sauvages, se faisaient désormais omniprésentes et le vent contribuait lui-même à cette atmosphère effrayante. Plus le temps passait, et plus l’ouïe s’affinait, rendant perceptible chaque souffle d’air, chaque craquement de bois, chaque bruissement de feuillage, feuillage qui, désormais, ne laissait plus ou peu passer le moindre rayon de lumière. Tout était si sombre et obscur qu’on avait l’impression que quelqu’un s’était amusé à recouvrir de suie chaque recoin de cette partie du bois si immense, où vraisemblablement plus aucune vie ne subsistait. Le moindre bruit qui aurait pu être rassurant paraissait volontairement avoir été étouffé pour maintenir ce climat de peur, comme si une sombre entité régnait sur ces lieux et se plaisait à effrayer jusqu’à la folie les malheureux qui avaient pu s’égarer dans cet épais labyrinthe végétal.
Cet endroit étant si hostile, sa végétation si touffue et si noire – dans tous les sens du terme –, ni Benjamin ni son père ne s’étaient attendus à croiser une âme humaine en ces lieux. Voilà ils ne savaient combien de temps qu’ils marchaient, et l’un comme l’autre avaient quelque peu perdu la notion du temps, lorsqu’un homme qui approchait la cinquantaine arriva dans leur direction.
La première chose notable chez lui était qu’il était particulièrement vieux pour un quinquagénaire. Ses épais cheveux filandreux, gras et blanchâtres, collaient à l’arrière de son crâne ; sa peau ridée et fripée paraissait presque partir en lambeaux, comme l’écorce résistante des arbres que les enfants s’amusent de temps à autre à enlever. Son complet bleu outremer était rendu excessivement voyant par les parures dorées qui se trouvaient sur les revers de sa veste, ainsi que par le jabot, accompagné d’une pierre vert smaragdin, si ridiculement serré autour de son gros cou qu’il l’étranglait presque ; et comble de tout, il se déplaçait à l’aide d’une canne. Il était si repoussant que c’en était comique.
En clair, il était l’exact opposé d’Henri.
Sa seule présence était précisément à l’image de cette partie de la forêt : menaçante. Il oppressait et écrasait tout ce qui se trouvait sur son passage, fût-ce de simples brindilles ou bien de petits animaux. Son attitude à la fois austère et inquisitrice ne donnait nullement envie de l’approcher, encore moins lorsque l’on se retrouvait dans un coin du bois aussi reculé et abandonné. Certains conifères n’avaient plus que quelques feuilles desséchées sur les branches désarticulées qui leur servaient d’os. On aurait dit des pantins brisés que le marionnettiste avait fait exprès de casser. Des coquilles vides dont on avait voulu se débarrasser rapidement. Il y avait quelque chose de malsain dans l’air, qui le rendait presque irrespirable, peut-être même toxique. Il devenait de plus en plus urgent de sortir de cet endroit.
En dépit de tout cela, les Hunter saluèrent poliment le promeneur – en était-il vraiment un, d’ailleurs ? – lorsqu’ils le croisèrent. Ils n’obtinrent aucune réponse, ce qui ne les préoccupa pas vraiment, quoique Benjamin parut devenir quelque peu nerveux, du moins, plus qu’il ne pouvait déjà l’être en pareil lieu. Ce ne fut que quelques secondes plus tard que tous les deux s’arrêtèrent, lorsqu’une voix rauque et grave les interpella.
– On se connaît ?
L’avocat se retourna, surpris par la question, et échangea un regard avec son fils, qui ne semblait pas plus comprendre la situation que lui. Il rajusta son chapeau et fit quelques pas vers son interlocuteur, son garçon le suivant juste derrière.
– Bonjour, je ne pense pas, non. Je m’appelle Henri. Henri Hunter. Et lui, c’est mon fils, Benjamin.
– Hunter ? Vous êtes avocat de la défense ?
Le vent se leva d’un coup, hurlant presque, et Henri eut l’impression très désagréable que la forêt devenait plus terrifiante qu’elle ne l’était déjà. C’était un peu comme si… le simple fait que cet homme parlât provoquait un effet sur la forêt. Comme s’il était… le magicien, ou le marionnettiste, et qu’il décidait de chaque son qui devait être entendu, de chaque chose qui devait être produite. C’était comme s’il avait une emprise sur ces bois ténébreux. Mais cela ne pouvait pas être possible, n’est-ce pas ?
Il reporta son attention sur son interlocuteur. Pour un peu, il aurait presque cru entendre du mépris, lorsque ce dernier avait parlé d’avocats, mais il avait simplement dû rêver, songea-t-il en secouant la tête. Il était d’ailleurs surprenant que cet homme connût son nom. Henri ne se rappelait pas avoir déjà travaillé avec lui, ou même de l’avoir vu où que ce fût. D’un autre côté, il tenait son propre cabinet d’avocats et ne se rendait au tribunal qu’en cas de nécessité. En venant se promener ici, il avait escompté pouvoir passer un peu de temps avec sa famille, et se détacher du dossier sur lequel il travaillait actuellement, afin de pouvoir mieux aborder l’affaire par la suite, sous un angle différent.
Il allait s’apprêter à répondre à la question, mais Benjamin fut plus rapide que lui. Il hocha vigoureusement la tête, le visage rayonnant comme jamais et ses yeux pétillant d’une immense fierté.
– Oui, et c’est le meilleur ! Un jour je deviendrai exactement comme lui !
Il regretta d’avoir répondu avec autant d’enthousiasme lorsque l’individu le toisa de toute sa hauteur d’un œil mauvais, et il baissa quelque peu le regard, apeuré, avant de serrer de toutes ses forces sa peluche contre lui. Cet homme ne lui inspirait ni une grande confiance, ni une grande empathie, et il ne put être plus heureux lorsque son père l’attira tout contre lui dans un geste protecteur et passa un bras autour de ses frêles épaules.
– Benjamin ne manque pas d’enthousiasme lorsqu’il s’agit de parler de ses rêves, fit Henri dans un sourire. Comment vous appelez-vous ?
Un ange passa, avant que l’inconnu ne daignât finalement répondre.
– … Von Karma. Manfred von Karma.
Les yeux de l’avocat s’écarquillèrent.
– Vous êtes le procureur von Karma ?
– Lui-même.
Un corbeau croassa au loin, et la brise redoubla tout à coup violemment en intensité, comme si une tempête s’annonçait. Quelque chose craqua, derrière un arbre, et les broussailles se mirent à s’agiter nerveusement, arrachant un cri de terreur à Benjamin, qui agrippa sans réfléchir le manteau de son père et plaqua sa peluche contre lui, rentrant presque la tête dans les épaules. Un grondement sourd, caractéristique d’un puissant coup de tonnerre, se fit entendre au loin. Et pourtant, ces sous-bois avaient un effet qui faisait que le moindre bruissement, la moindre sonorité, se retrouvait décuplée de manière effrayante, jusqu’à vous en donner une migraine épouvantable. Les moins raisonnés auraient sans doute juré qu’il y avait là-dessous quelque sortilège obscur destiné à terroriser et à traumatiser pour très longtemps ceux qui avaient le courage et l’audace de s’aventurer par là.
Rencontrer le procureur von Karma ! Henri ne l’aurait jamais imaginé, et surtout pas en de telles circonstances. Fallait-il en déduire que cette forêt où tout pouvait arriver était également à l’origine d’étonnantes rencontres ? Von Karma était connu dans le métier comme un procureur redoutable, qui avait toujours obtenu des verdicts « coupable » au cours de sa carrière déjà étonnamment longue. Aucune défaite, cela forçait le respect, bien que, pour Henri, trouver la vérité fût plus important qu’un simple verdict rendu. Bien sûr, il y avait des rumeurs qui couraient sur le compte du vieil homme, à propos de falsification de preuves et ce genre de choses. Mais personne n’ayant pu le prouver jusqu’ici, il n’y avait pas raison de les tenir pour vraies. Et puis, Henri n’était pas du genre à croire les « on dit » aveuglément.
– Je suis ravi de vous rencontrer. J’espère que nous aurons l’occasion de travailler ensemble, à l’avenir.
– Travailler ensemble ? répéta von Karma avec incompréhension.
Il regarda sans la saisir la main que ce pitoyable avocat lui tendait. Fallait-il être sot pour prononcer de tels mots ! Lui était venu ici pour être tranquille, pas pour être dérangé ! Il appréciait la noirceur de ces lieux, et plus encore, que la moindre petite parcelle de terre fût sous son contrôle. Il avait le sentiment d’exercer une emprise absolue sur la plus fine aiguille du sapin qui se trouvait non loin. Sur le plus fin gravier bien dissimulé sous une épaisse couche d’humus. Sur le plus fin rayon de soleil qui osait franchir, non sans peine, le dôme végétal formé par les arbres, comme si ces derniers cherchaient eux-mêmes à se tenir chaud, à se donner un peu de chaleur, dans un espace si glauque et si lugubre. Rien que parce qu’il se trouvait là, Henri lui avait brutalement ôté tout contrôle.
Et Manfred von Karma n’aimait pas cela.
Du tout.
– J’aime à penser que les avocats et les procureurs travaillent ensemble pour débusquer les criminels et découvrir la vérité, expliqua Henri, sans se laisser aucunement intimider ou démonter. Je veux croire en cela.
Son doux et sincère sourire était actuellement la seule chose qui apportait de la lumière dans cet endroit humide, glacial et obscur. Von Karma conférait, dans une certaine mesure, une touche… presque démoniaque à l’endroit, que seul l’avocat était en capacité de contrer. Il était… à égalité – et dépassait, même – le procureur, et cela était intolérable. D’un geste de sa main froide, ce dernier rejeta abruptement celle d’Henri, qui sous la surprise, esquissa un mouvement de recul.
– Balivernes, rétorqua-t-il sèchement en claquant des doigts. Il n’y a rien de plus faux, et ceux qui croient le contraire ne sont que des imbéciles. Maintenant, laissez-moi.
– Je m’excuse si j’ai pu vous offenser, répondit Henri avec aménité, l’air sincèrement désolé. Ce n’était pas mon intention…
Le procureur ne l’écouta pas et reprit sa marche, ne voulant pas endurer plus que nécessaire la compagnie d’un ridicule avocat de la défense, tandis que ce dernier le suivait toujours du regard, l’air inquiet. Ces gens-là n’existaient que pour être écrasés par lui… et c’était tout. Et si Henri parvenait un jour à lui tenir tête…
Un sourire carnassier dévoila ses dents jaunies. Ce minable en paierait le plein prix.
Et son mioche aussi.
Après tout, les enfants purs et innocents sont si faciles à manipuler et à façonner à sa propre image…
– Papa… ?
Il fallut quelques minutes à l’avocat pour reprendre ses esprits et sentir la main de son fils qui serrait fortement la manche de son imperméable. Il s’alarma face à l’air inquiet du garçon, et s’abaissa à sa hauteur.
– Pourquoi ce monsieur a l’air si sérieux ? Il y a un problème ?
L’adulte sourit et passa une main dans la chevelure de son fils.
– Non, tout va bien, Benjamin. Cet homme a le même but que ton papa : il s’assure que les vrais criminels soient mis derrière les barreaux.
La surprise se refléta dans les jolis yeux du garçon, à laquelle succéda une brève lueur de respect, qui laissa rapidement place à la crainte. Il hocha légèrement la tête, serra sa peluche fort contre lui, et prononça quelques mots timides, demandant à quitter l’endroit au plus vite. Son père approuva la requête, ne souhaitant lui-même pas s’attarder plus que de raison dans cette jungle inhospitalière. La végétation était déjà suffisamment dense pour qu’ils ne vissent pas grand-chose, mais bientôt, ils n’auraient même plus la lumière du jour pour s’orienter. Il valait mieux ne pas rester ici. Cela fut confirmé par le fait que, alors qu’Henri jetait un dernier coup d’œil en direction de l’endroit où von Karma avait disparu – quel dommage ! Il aurait aimé pouvoir discuter davantage avec lui –, un crépitement sourd interrompit ses réflexions. Il ne lui fallut qu’une fraction de secondes pour se rendre compte que la pluie avait percé la canopée et qu’ils n’allaient pas tarder à être trempés s’ils ne se réfugiaient pas quelque part rapidement.
– Benjamin ! s’exclama-t-il en se précipitant vers son fils qui tentait innocemment d’attraper une digitale – la seule fleur présente à des kilomètres à la ronde –, ne touche pas cette plante, elle est dangereuse.
Il tira doucement le garçon en arrière, et ce dernier laissa échapper un petit cri en retirant sa main du bosquet.
– Qu’est-ce qu’il y a ?
– Je me suis fait piquer ; ça me gratte…
– Ça doit être une ortie. Attends.
Dans un geste paternel, Henri prit la main rougie de son fils entre les siennes et souffla délicatement dessus. Son haleine chaude chatouilla l’enfant, qui laissa échapper un petit rire.
– Voilà, ça va mieux ?
Le garçon hocha la tête d’un air joyeux ; l’averse commença à les agresser l’instant d’après, accompagnée d’un épais brouillard qui s’amplifia au fil des secondes. On ne voyait plus qu’à quelques mètres devant soi, et on ne discernait plus rien, comme si la forêt s’était faite une et prenait un malin plaisir à semer des embûches – cailloux pointus, grosses racines et végétaux venimeux – sur leur chemin. Un silence mortel continuait de régner sur cet endroit peu fréquentable, apportant une certaine touche de mystère que seuls certains bois des vieilles légendes peuvent encore se vanter de connaître.
Puis, au loin, il y eut des craquements de brindilles, et une voix qui cria :
– Henri ! Benjamin ! Dieu merci, vous êtes là ! Vous allez bien ?
Amélia avait cru qu’elle ne retrouverait jamais ni son homme, ni son enfant, dans un tel endroit, aussi s’empressa-t-elle de les rejoindre lorsqu’elle aperçut leurs silhouettes au loin. Sa simple arrivée suffit à apaiser le vent et la pluie, et quelques rayons de soleil éclatèrent le dôme végétal formé par l’épais feuillage des arbres. Les ronces elles-mêmes, et leurs épines semblables aux crochets venimeux des serpents, se rétractèrent, et les orties fanèrent sans autre forme de procès. L’air redevint plus pur, et d’adorables petites créatures sauvages, comme les hérissons, sortirent finalement de leur cachette, de manière hésitante. Tout avait l’air d’être redevenu comme avant, ou presque, et la mère de Benjamin s’abaissa à sa hauteur et posa ses mains sur ses épaules, afin de plonger ses yeux dans les siens et de s’assurer que tout allait bien. Des gouttes de pluie perlaient dans ses cheveux et sur ses vêtements, mais il n’avait rien. Elle jeta également un coup d’œil à son époux, et fut tout autant soulagée de savoir qu’il ne lui était rien arrivé. Les événements pouvaient parfois rapidement mal tourner, un peu comme ces bois qui étaient devenus si terrifiants.
– Je me suis tellement inquiétée pour toi… Pour vous…
Elle sourit tendrement et caressa la joue son garçon, avant de se relever. Ce dernier passa lui-même la main sur ses joues, qui prirent rapidement une teinte vive, et il ne put retenir un franc sourire, un sourire comme l’un et l’autre de ses parents avaient rarement eu l’occasion d’en voir.
Et sur ces entrefaites, marchant côte à côte, ils quittèrent tous les trois ces sous-bois inhospitaliers pour quelque chose de plus accueillant.
***
Le soleil se couchait sur l’horizon.
C’est cette heure où le ciel arbore de jolies couleurs roses et orangées, et se prépare à mettre jusqu’au lendemain son pyjama noir d’encre constellé de milliers d’étoiles. C’est cette heure où le royaume du jour, qui vit sans cesse en pleine lumière, s’apprête à laisser lentement la place au royaume plus secret et mystérieux de la nuit, avec la lune pour unique gardienne.
La petite famille était retournée dans la clairière où s’était déroulé leur déjeuner du midi ; l’atmosphère était restée la même qu’alors, douce, chaleureuse et conviviale. Installé contre un chêne centenaire à l’écorce rugueuse et solide, Henri profitait des derniers rayons de l’astre couchant qui venaient éclairer tout son être. Sa main gauche tenait fermement ouvert l’épais classeur coloré contenant les éléments du dossier dont il s’occupait en ce moment, et, tandis qu’il ressassait avec attention ces informations dans l’espoir de pouvoir trouver un élément pour l’aider à innocenter son client, sa main droite était quant à elle posée autour des épaules de Benjamin, qui, sa peluche calée dans ses bras et la tête reposant confortablement sur les genoux de son père, dormait à poings fermés. Ce dernier avait même étendu son imperméable en guise de couverture pour éviter que le petit ne prît froid. Amélia, en ce qui la concernait, avait tout simplement appuyé sa tête contre l’épaule gauche de son mari, laissant avec délice la brise jouer malicieusement avec ses cheveux.
– Cet endroit me manquait. Il y avait un moment que nous n’y étions pas retournés, tous les trois.
Un parfum de nostalgie et « d’autrefois » embaumait l’air, ramenant dans les cœurs des émotions presque oubliées. Cette forêt… était à la fois la même qu’autrefois, mais elle était en même temps différente. Ce n’étaient plus les mêmes sons, ce n’étaient plus les mêmes odeurs, ce n’étaient plus les mêmes sensations non plus. Certains arbres avaient été coupés à la tronçonneuse, et il ne restait alors plus que de vieilles souches, derniers vestiges d’un royaume végétal autrefois luxuriant – où l’on trouvait des lianes presque partout – et que l’on détruisait aujourd’hui petit à petit. Des marguerites que quelqu’un, sans réfléchir, s’était amusé à cueillir au cours d’une promenade, se retrouvaient lâchement abandonnées sur la route. Ou bien alors, c’étaient des détritus, qui jonchaient le sol ; quelques fois, des herbes sauvages un peu hautes les dissimulaient, mais Amélia n’était pas dupe. Elle savait pertinemment que le petit coin de paradis qu’elle avait connu autrefois était toujours plus souillé et sali par les activités anthropologiques. Et elle savait également pertinemment que cela n’était pas près de changer, à moins d’une vraie prise de conscience. Il y avait de quoi souffrir d’une réelle solastalgie.
Mais dans ce cas… était-ce trop puéril ou fantaisiste de vouloir se rappeler de cet endroit tel qu’il l’avait été dans le temps ? Un endroit lumineux rempli de souvenirs joyeux ?
Henri referma son dossier et le rangea dans sa sacoche. Gêné par ses mouvements, Benjamin s’agita quelque peu dans son sommeil, mais lorsque son père le borda en remontant le manteau sur ses épaules, il se détendit et replongea dans un sommeil profond. L’avocat sourit, et regarda au loin, avec nostalgie.
– Tu te souviens, ma chérie ? Je t’avais emmenée ici pour notre premier rendez-vous.
– Oh oui, je m’en souviens parfaitement. Tu avais eu ton badge récemment, et après avoir prouvé mon innocence au cours d’un procès particulièrement complexe et éprouvant, tu m’as demandé si je voulais aller quelque part.
Sans même regarder son mari, elle l’entendit sourire lorsqu’il reprit la parole.
– Je t’ai proposé d’aller nous promener en forêt, et tu as accepté. Maintenant que j’y pense, tu aurais peut-être préféré un autre lieu. Une balade dans les bois, ça ne faisait… pas aussi romantique que je l’avais espéré.
À ces mots, Amélia se détacha vivement de son époux et le regarda d’un air touché.
– S’il te plaît, ne dis pas ça. J’ai sincèrement apprécié ce moment. C’était l’un des plus beaux de ma vie. Et puis – elle détourna le regard, rêveuse –, il y a eu le baiser.
– Je crois que tu avais plus d’assurance que moi. Toi, tu m’avais joyeusement pris le bras, tu m’as fait danser, et moi je t’ai marché plusieurs fois sur les pieds…
Le couple partagea un fou rire entendu.
– … avant qu’on ne décide d’échanger notre premier baiser.
L’horizon continuait d’engloutir le soleil couchant. Pendant un instant, il n’y eut plus que le son de la brise, qui fit valser quelques feuilles d’automne comme Amélia avait fait valser ici même Henri des années plus tôt.
Lentement, cette dernière ramena ses genoux contre sa poitrine et les entoura de ses bras. De son temps, les gens prenaient beaucoup plus soin de cette forêt qu’ils ne le faisaient actuellement. Autrefois, en faisant attention, on pouvait voir des alouettes, des renards, des écureuils et tant d’autres créatures qui vivaient pacifiquement en ces lieux. Désormais, la plupart se cachaient, assurément à cause de la chasse qui battait son plein, en cette période. Toute cette faune et toute cette flore si riches et pourtant menacées, qu’il aurait fallu protéger et préserver, tombaient à l’abandon. Et en délaissant cette forêt, Amélia avait l’impression que c’était elle-même que ces personnes abandonnaient. Elle-même et les souvenirs qu’elle avait et qui étaient liés à cet endroit – et quand Henri ne serait plus là, qu’adviendrait-il de tous ces souvenirs ? L’être humain exploitait beaucoup trop l’environnement à son goût. Et, pour être honnête, elle n’appréciait pas cela le moins du monde. Où étaient passés le respect et l’honneur des gens ?
– Il va être l’heure d’y aller. Bientôt il fera nuit.
Elle avala difficilement sa salive.
– Je sais.
Ce moment qu’elle avait redouté était finalement arrivé. Elle aurait tout donné pour que cette journée qu’elle venait de passer en pleine nature avec ses proches durât éternellement – après tout, elle était bien, assise sur ce tapis de mousse moelleux –, mais il y a des choses que l’on ne peut changer, et des événements sur lesquels on ne peut influer. Il était temps de rentrer.
Comme s’il avait entendu son père, Benjamin choisit précisément ce moment pour entrouvrir timidement les yeux, non sans bâiller au passage. Lui aussi fut déçu d’apprendre qu’il allait falloir rentrer à la maison, mais cette déception fut rapidement remplacée par de l’enthousiasme lorsqu’il commença à raconter à son père ce rêve qu’il avait fait, où il défendait un camarade de classe qui était accusé de lui avoir volé l’argent de son déjeuner. Même s’il ne comprenait pas vraiment le sens de ce songe, ce n’était pas grave : Henri avait les yeux pleins de fierté, et sa mère lui sourit d’un air entendu. Elle ne s’inquiétait pas pour lui : tout viendrait en temps voulu. Elle laissa Henri remettre son manteau et son chapeau et reprendre ses affaires – sa sacoche et le panier du pique-nique –, et le laissa rajuster avec amour la veste chaude et l’écharpe de Benjamin. Elle regarda ce dernier prendre gaiement la main de son père, et tous les deux s’aventurèrent sur le chemin, en discutant gaiement et en se regardant avec affection. Les minces brindilles mortes qui craquèrent sur leur passage, le pur goût de bonheur qui émanait d’eux, leurs éclats de rire mélodieux, sonnèrent douloureusement à ses oreilles.
– Je suis désolée.
Ses lèvres devenues pâles tremblèrent doucement et sa vue commença à se brouiller. Quelle idiote ! Elle s’était promis de ne pas pleurer.
Benjamin, en pleine conversation, se stoppa soudain, troublé, et regarda par-dessus son épaule gauche, où se trouvait sa mère. Cet arrêt intempestif éveilla la curiosité de son père, qui le regarda d’un air interrogateur, jetant un coup d’œil dans la direction où son fils regardait, avant de reporter son attention sur lui.
– Est-ce tout va bien, Benjamin ?
– Oui, c’est juste…
Il lâcha la main de son père et retourna quelque peu sur ses pas, intrigué, puis il regarda au loin, comme à la recherche de quelque chose.
– J’ai cru entendre la voix de maman.
Le cœur d’Amélia se serra, comme si on avait passé ce dernier à la machine à laver et que l’on était à présent en train de l’essorer. Les larmes commencèrent à affluer à la lisière de ses yeux, et dévalèrent ses joues dans un flot continu, similaire à celui de la petite rivière toute proche de la clairière, où elle avait tant aimé se rafraîchir les jambes, jadis. Les sanglots la prirent violemment et lui nouèrent la gorge ; elle n’y tint plus et se précipita vers Benjamin, aussi vite que le permettaient ses pieds qui s’enfonçaient dans une sorte de glaise sirupeuse à chaque pas qu’elle effectuait. De petits graviers crissèrent sous ses chaussures, mais elle n’y prêta pas la moindre attention, et finit sa course à genoux, ses bras autour du cou du petit garçon, et son visage enfoui dans sa chevelure parfumée.
– Je suis tellement désolée de ne pas avoir pu rester plus longtemps avec toi, Benjamin… !
Et elle se laissa aller à pleurer librement, sans s’arrêter.
Combien de temps resta-t-elle ainsi, dans cette position ? Elle n’en sut trop rien, mais lorsqu’il lui sembla avoir versé toutes les larmes de son corps, et qu’elle s’écarta quelque peu de Benjamin, Henri se trouvait aux côtés de ce dernier, et cela la rassura quelque peu. Elle esquissa un timide sourire.
– Pardon à toi aussi, mon cœur. Je t’ai laissé tout seul pour élever notre fils. J’aurais tellement aimé… être là pour toi. Pour vous. J’aurais tellement aimé en faire plus…
Elle déposa un tendre baiser sur le front clair de l’enfant, et se releva, après quoi elle serra les mains contre sa poitrine. Elle n’était pas une égoïste, elle devait laisser les deux jeunes gens rentrer chez eux. Et puis, elle le savait, elle ne resterait pas seule très longtemps. D’ici deux ou trois ans, Henri la rejoindrait, même s’il l’ignorait encore, malheureusement.
DL–6. Cela tournait en boucle dans son esprit. Elle se sentait impuissante, et c’était rageant. Elle avait cette sensation amère qu’on lui avait fait confiance, et qu’elle avait trahi cette confiance.
– Tu sais, fit le père de Benjamin en passant affectueusement une main dans la chevelure du jeune garçon. On dit que les gens qu’on aime ne nous quittent jamais vraiment. Peut-être que maman était effectivement avec nous.
Son fils le regarda avec des yeux remplis d’espoir et un sourire à faire fondre tous les cœurs.
– Je t’ai dit qu’il y a dix ans jour pour jour, je l’ai emmenée ici pour notre premier rendez-vous ? Tu veux que je te raconte ? Eh bien voilà : un crime avait été commis à l’université où ta maman étudiait et elle avait été la première à être accusée du meurtre. Je venais à peine de devenir avocat…
Et tandis qu’Henri partait dans un beau et long récit, sous les yeux émerveillés et avides de savoir de son fils, Amélia sourit. C’était la première fois depuis la naissance de Benjamin que son mari lui racontait l’histoire de leur rencontre et du rendez-vous plus ou moins galant qui s’était ensuivi. C’était la première fois depuis sa mort à elle qu’il osait enfin revenir dans cet endroit. Il avait grandi. Benjamin avait grandi. Et peut-être qu’elle-même avait aussi grandi, dans le fond. Ils avaient sûrement tous grandi.
Quelques larmes coulaient encore sur ses joues, qu’elle essuya brièvement d’un revers de la main, alors qu’un petit sac plastique sur lequel avait été dessiné un cœur au feutre rouge s’envolait au loin. Dans l’intervalle de temps qui lui restait, elle adressa un dernier signe de main en direction des deux êtres qu’elle chérissait le plus, et qui disparaissaient en même temps que le soleil sous la ligne d’horizon. Ils ne pouvaient peut-être pas la voir, mais elle, elle le pouvait, et cela la réjouissait amplement.
Elle pouvait reposer en paix, à présent.