Mille-quatre-vingt-degré Snowboarding
Chapitre 5 : Crytsal Peak : toujours plus haut !
1254 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 01/05/2025 16:31
Nous y voilà : Crystal Peak. Une variante de Crystal Lake, avec la même ligne d'arrivée. La première et la dernière course, je boucle la boucle, en quelque sorte. Je vois ça comme un présage. Je le sais, quelque chose va se passer. Quelque chose doit se passer. La neige qui tombe à gros flocon et le ciel gris renforcent la solennité du moment. J'ai dans la tête un des tubs qui passait hier, « This is a test ». Bon sang que ce DJ a du goût ! Pourquoi est-ce que ce ne sont pas des DJ comme lui qui s'occupent des programmes radiodiffusés ? Pour la même raison que ce ne sont pas les mieux intentionnés qui gouvernent le monde, certainement. « Veuillez préciser votre pensée, jeune homme », me dirait ma professeur de philo. Ok, j'avoue, j'ai pas la réponse, mais la punch line était stylée, non ? En tout cas, pour ce qui est de la chanson, non, ce n'est pas un test, c'est le grand jour, c'est pour de vrai.
Je m'élance et trace ma route sans même un regard pour Dion Blaster et son haleine chargée. J'ai une longueur d'avance, que je creuse en prenant le raccourci qui s'ouvre sur ma droite, comme une file première classe dans un hall d'embarquement. Je sais que je suis en tête mais ça ne me suffit pas. J'attends autre chose. Je vois déjà le porche et ses écrans géants qui grésillent à cause du mauvais temps. Et puis derrière, la série de modules de saut.
C'est là que je l'entends. Je l'entends de nouveau, cette voix qui s'était déjà adressé à moi le jour de mon arrivée. Une voix dans le lointain qui prononce trois syllabes, impérieuses et prophétiques comme un ordre divin. Non pas comme : c'est un ordre divin. Je saisis enfin la signification de ces trois syllabes : ten eighty, 1080. Le 1080°, la triple rotation sur soi-même, l'horizon inatteignable qui fait fantasmer tous les snowboarders... Car le véritable enjeu de cette compétition, la vraie ligne à franchir, je le comprends à l'instant, ce n'est pas la ligne d'arrivée, c'est cette limite qui entrave l'humanité. Le 1080°.
Alors j'avise le big air, je fonds vers lui. Je fléchis à mort mes genoux, je plaque ma board sur la rampe, et au moment où je me retrouve à l'extrémité du module, je me propulse dans les airs en imprimant un mouvement de rotation avec la dévotion d'un derviche tourneur et la puissance d'une tornade. Celle du film Twister, de préférence. Un premier tour, puis un deuxième. Et je ne m'arrête toujours pas, ma rotation se poursuit, inébranlable. Certains ont fait le tour du monde en 80 jours, moi je ferais le tour d'Homo Sapiens en 1080 degrés. Un angle si parfait que Léonard De Vinci ne l'a même pas entrevu pour son homme de Vitruve. Dans ta face, le fossile avec ton nom de Tortue Ninja.
Voilà le sol. La réception est parfaite même si je me retrouve en goofy. J'ai réussi au delà de mes espérances, au delà des espérances de mes semblables, qui partagent comme moi les imperfections de la condition humaine, mais qui pourront désormais relever la tête.
La ligne d'arrivée est à quelques mètres, et je vois que mon concurrent est encore derrière. Je pourrais sans peine gagner le tournoi. Mais je me rappelle cette histoire que me racontait mon père. L'histoire d'un navigateur français qui avait explosé le record du tour du monde en solitaire, mais qui avait refusé de franchir la ligne d'arrivée et d'empocher le premier prix. Il était reparti, laissant tout le monde sur le cul. Jusqu'à ce jour, je n'avais pas compris sa décision. Aujourd'hui j'en perçois la sagesse, la dimension spirituelle, et je vais faire comme lui. Moi aussi j'emmerde la société et ses diktats à la con. Mieux que ça : je la baise. Mieux encore : je la vilipende. Je vérifierai quand même en rentrant la définition de vilipender sur le World Wide Web, au cas où.
Je m'arrête net, et au moment où Dion me passe devant, je lui jette ce regard pour lequel je m'entraîne chaque matin devant le miroir. Ce regard des occasions qui font l'Histoire, celui qui veut dire : « Tu sais mon gars, depuis le temps que je loue des chambres à l'heure quand je sors avec ta mère, tu peux m'appeler papa. » Et lui est trop content d'arriver le premier en bas, de ramasser sa victoire dénuée de sens dans un monde absurde en proie à la décadence morale. Looser.
Quand je finis par le rejoindre, il me lance : « Jolie figure ! Mais pourquoi tu n'as pas terminé la course ? » Quelle sous-merde ce type, il n'a rien compris à la vie, alors je ne prends pas la peine de lui répondre. Quand il capte que je ne suis pas prêt à éclairer sa lanterne et qu'il n'obtiendra pas de moi les leçons de sagesse dont il aurait besoin mais qu'il ne mérite pas, il ajoute « En tous cas, si tu continues à t'entraîner, tu pourras peut-être réussir un jour un 1080° ».
Hein ? Quoi ? Qu'est-ce qu'il veut dire par « peut-être un jour » ? Soudainement, le doute m'habite. Phonétiquement, ça fait « ma bite », mais je ne le relève même pas, c'est dire si je suis stressé. Il faut que je vérifie un truc, et vite. Je suis nul en calcul mental et je n'ai pas de calculatrice, mais heureusement je peux encore compter sur mes doigts. Compter sur/compter sur. Je viens de faire la blague de ma vie sans dérider mon front. Je me concentre : j'ai fait deux tours, et puis je me réceptionne en goofy, donc 360°+360°+180°... Cela veut dire que j'ai fait un... non, pas possible... J'aurais juste fait un banal, que dis-je un acratopège (merci le World Wide Web), un commun, un insignifiant, un ordinaire, un plat, un vulgaire...
Un putain de 900° !
Postface :
En 2025, le mot ragequit n'a toujours pas fait son entrée officielle dans le dictionnaire. Je peux néanmoins vous affirmer que Ricky Winterborn en a fait les frais dès 1998.
Je tiens à présenter mes excuses au personnage d'Akari Hayami. Son nom est délicat comme un rayon de lune sur les neiges du mont Fuji.
Si vous êtes parvenu jusqu'ici, et bien que je vous en remercie, je me vois au regret de confirmer ce que vous soupçonniez dès le début : votre temps aurait été mieux employé à jouer à 1080° Snowboarding plutôt qu'à me lire.
Pour celles et ceux qui ne seraient pas ou plus d'heureux propriétaires d'une Nintendo 64, il reste possible de se plonger dans l'ambiance du jeu vidéo grâce au World Wide Web. Il vous suffit de rechercher par exemple : « 1080° snowboarding longplay ». Dans ce cas, l'utilisation d'enceintes haute fidélité à leur volume maximal est préconisée.
Et si vous parvenez à la fin de Golden Forest sans avoir cédé à la tentation de faire du air guitar, merci de me le notifier en commentaire.