Mille-quatre-vingt-degré Snowboarding

Chapitre 1 : L'entrée des artistes

1056 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour il y a environ 2 mois

J'appuie sur la poignée. Elle résiste un peu, puis cède en produisant un claquement sec, comme le son d'une cartouche de jeu qu'on insère dans une console. Je pousse la porte et me retrouve propulsé dans une toute autre ambiance. Le froid et le silence attentif de la nuit canadienne laissent soudain place à l'intérieur du chalet. Ce n'est cependant pas le décors atypique où se côtoient rondins de bois kitsch et néons flashy, ni la douce chaleur que dégage la cheminée de pierre qui me saisissent en premier, mais la musique puissante qui s'y trouve diffusée. À l'instant même où je franchi le seuil, trois riffs épiques et bien gras de guitare électrique me cueillent à la volée, s'imprimant profondément dans ma mémoire. Je sais déjà que je ne les oublierais jamais, que le snowboard et cet air de rock agressif me seront irrémédiablement indissociables.


Je referme la porte et embrasse la pièce du regard. Mes concurrents sont déjà là. Tous. Je suis « à domicile », au sein des Rocheuses où j'ai mes habitudes, et pourtant je suis le dernier arrivé. Un coup classique, peut-être une constante anthropologique aussi immuable que l'est la vitesse de la lumière en physique. Je connais le nom des autres snowboarders, mais c'est la première fois que je les vois en vrai. Un Américain, deux Japonais, un Anglais et, moi, un Canadien. Je ne sais pas quelle distorsion socio-géographique a pu aboutir à une représentation de la population mondiale aussi absurde pour cette compétition de glisse. Deux Japonais ! D'abord je ne savais même pas que les Japonais skiaient, et là on nous en colle deux... Le responsable de la sélection des participants doit être un fan de Dragon Ball, je ne vois que ça comme explication. En même temps, qui n'est pas fan de Dragon Ball ? Donc pour les Japonais, c'est entendu. Mais lui, là, Dion Blaster, qu'est-ce qu'il fout ici ? Le héraut de l'Europe est un... Britannique ? Le gag. On ne va pas me faire croire que c'est en surfant sur le Ben Nevis qu'il a acquis un niveau de surf international. Ce qui signifie que malgré ses airs de hooligan, Monsieur est un petit aristo qui peut se payer des vacances en Suisse... D'ailleurs n'est-il pas entrain de jouer tout seul au billard, son verre de whisky posée sur la bande, snobant le reste de l'assemblée ? Tu vas voir, mon gars, tu traverseras l'Atlantique la queue entre les jambes quand je t'aurais mis la misère sur la piste...


L'Américain, un certain Rob Haywood, me dit quelque chose, avec ses cheveux blond en brosse et sa mâchoire carrée. Il a gardé ses lunettes pour la frime, l'abruti. Bon, j'ai certes toujours ma casquette sur la tête, mais moi c'est différent... C'est différent, ok ? Ça y est, je me souviens. J'ai vu sa tronche en version plastique dans une boîte de jouet « Barbie et Ken à Malibu ». Le pur cliché du surfeur Californien, dans sa version neige. N'allez pas croire que j'ai du mépris pour les clichés. Mes armoires débordantes de chemises à carreaux comme le sirop d'érable qui coule dans mes veines l'attestent : j'aime et je respecte les clichés, ils sont à mes yeux les couleurs du quotidien et donnent à la routine la profondeur de la poésie. Wahou, faut que je la note celle-là ! Ma professeur de philo ne va pas s'en remettre. Ça lui prouvera qu'on peut se donner à fond dans un sport tout en se servant de ses neurones. Et même que pour évoluer à un haut niveau dans un sport, il faut se servir de ses neurones. Un esprit sain dans un corps sain, en quelque sorte, c'est elle-même que le dit, d'ailleurs. Bon, là j'étale ma culture comme du beurre de cacahuète sur un pancake, alors que c'est pas le meilleur moment pour ça.


Je passe devant le Japonais au nom imprononçable qui à l'air de décuver au coin de la cheminée et je monte directement sur la mezzanine qui surplombe le salon du chalet. C'est là qu'elle se trouve, la Japonaise au nom imprononçable mais à la physionomie agréable. La seule présence féminine dans cette compétition qui sent fort la testostérone et le déodorant destructeur de couche d'ozone. Alors, qu'on se l'avoue ou non, cette nana est le vrai trophée qu'on rêve tous de ramener à la maison. Je ne sais pas où je trouve l'aplomb de m'avancer vers elle aussi cash, moi le lycéen timide, avant de m'asseoir sur la rambarde où elle est accoudée. Ça craque sous mon poids et j'ai cru que j'allais tomber à la renverse, mais je me rétabli aussi sec. J'ai beau être doué en saut, la réception de celui-là ne m'inspire pas. Bon, il va falloir entamer une conversation maintenant, et c'est pas gagné : j'ai déjà du mal à prononcer correctement « sushi », alors placer quelques galanteries en japonais... En n'importe quelle langue étrangère d'ailleurs. Mais je ne suis pas l'ambassadeur du Canada, on ne m'a pas choisi pour mes compétences en relation interculturelles, on a désigné Ricky Winterborn candidat canadien parce que je suis le meilleur espoir national du snowboard. Le mieux placé pour dévaler, pour avaler les pentes à toute vitesse, laissant dans mon sillage mes adversaires dépités.


Une course de vitesse, officiellement. Pourtant je pressent que l'enjeu dépasse ou plutôt transcende la simple course. Ici, quelque chose se joue, bien que je ne distingue pas encore clairement quoi. Et comme en écho à mon intuition, j'entends soudain une voix masculine, lointaine, qui crie quelque chose. Trois syllabes que je ne réussis pas à discerner. Une production de mon imagination, échauffée par l'adrénaline de la compétition qui monte en moi ? Ou est-ce que ça vient tout simplement de la musique Hip-Hop d'un goût exquis que crachent les enceintes du chalet ?

Trois syllabes qui seront la clef du mystère qui se cache derrière ce tournoi...

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