Quand on ne regarde que les étoiles

Chapitre 29 : Père

1587 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 10/04/2024 23:30

 Les cris de Tom sifflaient encore dans mes oreilles.

Je n'étais pas morte. 

Ces instants faisaient étrangement écho avec ma sortie de l'Abri.


Je n'étais pas morte.


Cette pièce était si propre que ma peur fut remplacée pendant quelques secondes par une intense satisfaction alors que je passais ma main sur un bureau blanc. Pas de poussière. Pas de tâches. Pas de rayures. Pas d'odeur.

Et quelle odeur, ici. La propreté était surprenante, certes, mais l'odeur l'était davantage.

Elle me faisait penser à ce qu'on peut sentir lorsqu'on rentre dans un cabinet médical ; cette sorte d'identité olfactive qui, rien qu'avec le nez, permet de percevoir que l'on est dans un endroit sérieux.

Il y avait cette odeur-là, dans l'Institut. Ça sentait le sérieux.

Et le propre.

L'holobande pour Patriote. Je la sortis de mon sac, puisque j'avais un terminal sous les yeux. Il n'avait rien à voir avec les terminaux que l'on pouvait trouver à la surface. Il était bien plus avancé. Je finis quand même par trouver un lecteur et y insérait la cassette. Un programme s'exécuta.

C'est tout ? C'est tout.

Il n'y avait toujours personne. Je venais de rentrer illégalement dans l'Institut. Dans l'Institut. J'étais tellement prête pour mourir que je trouvais ça presque impoli que la mort soit en train de prendre son temps.

Mes muscles anticipaient un piège. Dans mes mains, le Libérateur était agité de soubresauts. Où était l'armée de synthétiques ? Les tourelles ? Les fusils automatiques ? Où étaient les chasseurs ? Les grenades ?

— Bonjour.

Voilà. C'était terminé. Je fermai les yeux. C'était fini. Quelle drôle de politesse, que de dire bonjour avant d'exécuter quelqu'un.

— Je me demandais si vous finiriez par arriver jusqu'ici. Vous ne manquez pas... de ressources.

Je n'étais pas morte. Je rouvris les yeux. J'étais toujours seule dans le couloir. Un haut-parleur.

La voix venait d'un haut-parleur.

— On m'appelle Père. C'est moi qui guide l'Institut. Je sais pourquoi vous êtes ici. J'aimerais en discuter avec vous, en face-à-face. Prenez l'ascenseur devant vous, je vous prie.

Le big boss de l'Institut voulait me tuer lui-même. Je n'avais pas d'autres issues que l'ascenseur de verre devant moi.

Qu'il en soit ainsi.

— Je ne peux qu'imaginer ce que vous devez penser de nous, reprit Père. J'aimerais vous montrer que vous avez peut-être tort de nous considérer ainsi.

Je comprenais désormais pourquoi l'ascenseur était en verre.

— Bienvenue à l'Institut, dit Père.

Dieu que cet endroit était beau.

C'était un atrium immense et circulaire. Le plafond était si haut qu'on aurait pu croire que c'était le ciel. En bas, une fontaine faisait jaillir des jets d'eau cristalline et probablement non irradiée.

Autour de la fontaine, il y avait des arbres. De beaux arbres avec des branches, des feuilles, des bourgeons. Il y avait des arbres comme je pensais qu'il n'en existaient plus.

— Depuis plus d'un siècle, nous avons dédié nos vies à la survie de l'humanité.

J'avais complètement oublié que j'avais peur.


Telle une petite fille, je collais mon nez à la vitre de l'ascenseur dont la vitesse de descente était si lente que cela ne pouvait être un hasard. Le sol de l'atrium était composé d'un carrelage d'un blanc éclatant entrecoupé d'herbe verte. Il y avait des fleurs, des vraies fleurs, de toutes les couleurs, des roses, des lys, des tulipes, de grands tapis de pâquerettes et de pâturin, j'avais envie de les toucher, de les sentir, de m'allonger dedans.

— Des décennies de recherches, des dizaines d'expériences, de tests... Avec la seule volonté d'utiliser la science pour forger le futur de demain.

Il y avait des gens, aussi. Plein de gens, aussi propres et éclatants que les plateformes sur lesquelles ils circulaient. L'Institut grouillait de vie.

Ils étaient tous si souriants. Ils avaient l'air si heureux.

— Ça n'a jamais été simple, reprit Père - que j'écoutais à peine, et nos actions ont souvent été mal interprétées par ceux qui vivent à la surface. Un jour, peut-être, nous pourrons leur montrer ce que nous sommes en train d'accomplir. Mais, pour le moment, nous devons rester cachés.

L'ascenseur s'arrêta au sous-sol. Devais-je sortir ? Je sortis.

C'était un couloir. Au bout du couloir, une porte automatique me laissa entrer dans une petite pièce. Dans la pièce, une cage de verre.

— J'aimerais vous parler encore longtemps de ce pourquoi l'Institut œuvre. Mais cela peut attendre. Vous n'êtes pas ici pour parler de l'Institut. Vous êtes ici pour votre fils.

Je courus pour plaquer mes mains sur les parois de verre avant de m'effondrer à genoux. J'avais oublié que j'avais peur ; j'avais oublié les fleurs, les arbres, j'avais oublié que j'allais mourir.

Dans la cellule, le petit garçon roux releva la tête vers moi.


— Shaun, arrivai-je à articuler.

Il avait l'air apeuré ; bien sûr qu'il avait peur. De quoi avais-je bien l'air, après presque une année à arpenter les routes des Terres Désolées ? De quoi avais-je bien l'air, possédée par les sanglots, à genoux, devant sa cellule ?

— Oui. C'est moi, Shaun, répondit le petit garçon en me regardant avec des yeux ronds. Qui êtes-vous ?

Depuis le début, je savais. Je savais que Shaun ne pourrait jamais me reconnaître. Je savais que le cerveau humain ne forme ses premiers souvenirs qu'à l'âge de trois ans, qu'avant, ce n'est qu'un grand flou, je le savais, et pourtant, j'aurais aimé qu'il se retourne vers moi, qu'il sourit, et qu'il me dise : c'est toi, maman.

Tu es venue me chercher.

— Ils t'ont pris, Shaun. Ils t'ont...

Je secouai la tête et me frottai les yeux. Je ne pouvais pas m'effondrer devant mon propre fils.

Il ne pouvait pas me voir comme ça.

— Je suis ta maman, Shaun. C'est moi. Je sais que tu ne te souviens pas. Mais ce n'est pas grave. Je vais te sortir de là. Je vais te ramener à la maison.

— Père ? appela Shaun. Qu'est-ce qu'il se passe ? Père ?

— C'est moi, Shaun, insistai-je pour couvrir ses appels apeurés.

Je me mis à essayer d'ouvrir la porte de sa cellule. Rien ne cédait. Je perdis le contrôle pendant une fraction de seconde et tapai sur la commande de porte. Shaun se mit à crier.

— J'ai peur ! Vous n'êtes pas ma mère ! Père ! Père ! Il y a quelqu'un ici ! Venez m'aider, dit-il en se mettant à pleurer.

Les pleurs de mon fils arrêtèrent le temps. Impuissante, je le regardai appeler à l'aide. Il ne voulait pas de moi. J'étais une inconnue. J'étais un danger. J'étais celle qui le kidnappait, dix ans après qu'on me l'ait arraché.

La commande de porte n'avait plus d'importance. Je laissai le Libérateur tomber au sol. Je posai une main sur la vitre en m'imaginant pouvoir sécher ces larmes sur les joues de Shaun.

— Shaun... S9-23, code de rappel Cirrus.

Le menton de Shaun toucha sa poitrine. Son dos se courba, ses bras retombèrent comme ceux d'une poupée de chiffon. Je relevai la tête pour découvrir le vieil homme aux cheveux blancs qui venait de parler.

— Fascinant... Mais décevant. Les réactions de l'enfant n'étaient pas celles que j'avais imaginées...

— Shaun, fis-je en tapant doucement sur la vitre. Shaun. Réveille-toi, Shaun.

— Ne vous fatiguez pas. C'est un prototype. Nous explorons les effets d'un stimulus émotionnel extrême... Ce n'est pas encore au point.

Était-ce le mot prototype, la lente réalisation que mon fils dans la cellule n'était en fait pas mon fils, étaient-ce mes questions, ma rage, mon désir de mourir, était-ce un peu de tout cela à la fois qui me fit ramasser le Libérateur avant de foncer sur le vieillard et de lui coller sur la tempe.

Il ne cilla pas.

— Essayez de rester... ouverte d'esprit, dit-il calmement. Je sais que vous êtes submergée par vos émotions, et que votre voyage jusqu'ici n'a pas été facile.

Les sanglots me secouaient la poitrine.

J'espérais juste que la tristesse me tue.

— Reprenons sur de nouvelles bases, voulez-vous, dit Père en attrapant le canon du Libérateur avant de l'orienter vers le mur derrière-lui. Je suis Père. Bienvenue à l'Institut.

— Donnez-moi Shaun. Le vrai Shaun. Je vous en supplie, insistai-je, la voix si brisée que je ne parvenais même plus à articuler correctement.

— Je sais, je sais... Vous avez traversé tellement de choses pour le retrouver.

Il réussit à m'enlever le Libérateur des mains et le lâcha sur le sol. Il me prit par les épaules pour me redresser, juste un peu, juste avant que je ne m'effondre à nouveau à genoux. Je ne luttai même pas.

— Vous avez traversé le Commonwealth, vous avez beaucoup souffert, pour retrouver votre fils, dit-il en me tapant le dos. Vous avez de la chance, votre ténacité et votre dévouement n'auront pas servi à rien.

Je relevai la tête vers Père, mes larmes tombaient toujours au sol, j'avais l'impression que la tristesse était finalement en train de me tuer.

— Ça me fait plaisir d'enfin vous retrouver, dit Père en me fixant de ses yeux verts. Après tout ce temps. C'est moi. Je suis Shaun. 

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