Quand on ne regarde que les étoiles

Chapitre 28 : Au niveau moléculaire

2846 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 31/03/2024 19:05

Tom leva sa main en l'air, comme pour me faire signe de me taire. Il ne décrocha pas ses yeux de l'écran, sur lequel les lignes défilaient à toute vitesse. D'un coup, il appuya sur une touche, et explosa :

— Oui ! Ça y est !

— Ça y est, ça y est ? Vous avez réussi ?

En guise de réponse, Tom se leva de sa chaise, me sourit de toutes ses dents - dieu qu'il avait l'air fatigué, il n'avait sans doute pas dormi - et me sauta dans les bras. La moitié de ma tasse de café se renversa par terre.

— Ha ha ha ha ! Bordel ! J'ai réussi. Hé ! Tout le monde ! J'ai ré-u-ssi !

Avant que je ne puisse encaisser la nouvelle proprement, j'avais tant de bras autour de moi que je ne savais même plus à qui ils appartenaient.

Tout mon café était sur le sol.

Quand tout le monde s'écarta, un silence étrange se courba dans l'air, l'effusion avait été courte, juste le temps que tout le monde se souvienne des conséquences de la réussite de Tom.

Desdemona frappa une fois dans ses mains, machinalement, comme si elle n'avait pas déjà l'attention de tous ses agents. 

— Bravo, Tom, dit-elle sobrement, mais un sourire étirait discrètement ses lèvres. C'est une excellente nouvelle.

Elle se tourna vers moi :

— La suite dépend de Prof. Vous voulez toujours pénétrer l'Institut ?

Ce n'est pas comme si j'avais le choix.

— Oui. 

— Alors nous allons vous préparer. Ensuite, il faudra trouver un endroit avec suffisamment de...

— Le Red Rocket, dis-je rapidement.

Desdemona haussa les sourcils ; peut-être était-elle restée trop longtemps dans le QG pour se souvenir des bâtiments qui meublaient la surface. Aussi, je repris :

— C'est un garage, tout près de Concord. C'est mon garage.

Il était plus aisé de dire mon garage que mon Abri. Mon garage, ça m'allait bien. C'est l'avantage de la fin du monde, plus rien n'appartient à personne, alors je pouvais bien décider que quelque chose était à moi.

Je me sentais chez moi, au Red Rocket.

— Voilà une chose de réglée, dans ce cas, dit Desdemona. Tam-Tam, Glory, vous allez réunir les matériaux et les pièces électroniques. Deacon, Tom, je vous laisse préparer Prof. De mon côté... Je vais aller soumettre des idées à P.A.M..

Tam-Tam s'arrêta un instant à ma hauteur et m'interrogea avec ses yeux presque noirs :

— Vous avez un générateur, dans votre Red Rocket ?

— Euh, marmonnai-je.

Oui, il y avait bien un générateur au Red Rocket, mais pour penser au générateur, il avait fallu passer par le fil de pensées qui contenaient Zeke et Duke, puisque c'était eux qui avaient ramené le générateur, à bout de bras, depuis Concord, avant de l'installer, de relier les câbles au Red Rocket, ce qui avait ramené la lumière.

Et tout ça, c'était avant que Zeke ne meurt.

— Oui, répondis-je finalement.

— Tant mieux, dit Tam-Tam en faisant toujours la tronche.

Il fit volte-face et remonta dans le QG.

— Bon, allons causer armement, dit Deacon en me faisant signe de le suivre. Normalement, c'est pas gratuit, notre matos, mais vu les circonstances... On peut bien faire un effort, hein ? C'est pas comme si on pouvait vous rembourser à la hauteur de ce que vous nous avez ramené.

Il déverrouilla un placard à l'aide d'une clé rouillée, soupesa plusieurs armes, et s'arrêta sur un pistolet de petite taille.

— J'imagine que c'est ce que Tommy aurait voulu, marmonna-t-il pour lui-même. Voilà, dit-il en me tendant l'arme. On l'appelle le Libérateur. C'est un flingue puissant, silencieux, et extrêmement précis : en gros, difficile de trouver mieux de nos jours.

— Ah. Merci, dis-je en observant maladroitement le pistolet.

— Et des grenades à impulsions, au cas où vous vous feriez encercler par des synthétiques, reprit Deacon en les mettant directement dans mon sac.

— Mais ça fonctionne, sur les synthétiques ? demandai-je en repensant au combat contre le chasseur.

— Sur la première et la deuxième génération, oui. Le reste... Enfin, bon, on va espérer pour vous que vous ne tombiez pas sur une horde de chasseurs.

En effet.

— Je vais quand même vous donner un bon stock de Stimpaks... Et une petite tonne de munitions, ajouta-t-il en les ajoutant dans mon sac qui était désormais très plein, et très lourd.

Il réfléchit un petit instant - du moins, je le supposais, car il était difficile de lire l'expression de Deacon avec ses lunettes de soleil -, puis me dit :

— Bon, je crois que c'est tout ce que je peux faire pour vous. À moins que vous n'ayez une idée.

— Non.

Deacon me faisait réaliser qu'à l'Institut, je devrais sans doute me battre. Je n'y avais jamais vraiment pensé comme ça ; mais y avais-je vraiment pensé, finalement ?

Dans ma tête, il n'y avait que deux possibilités : j'atterrissais dans la pièce même où était retenu Shaun, avant de me téléporter à nouveau et de sortir de l'Institut, ou alors je mourrais sur le champ. Il n'y avait pas d'entre-deux.

Si je devais utiliser les armes de Deacon, j'aurais déjà perdu.

— Ah, Prof. Venez ici un instant. Seule, ajouta Desdemona en regardant Piper de haut en bas.

Piper pencha la tête sur le côté. Elle ne fit pas d'histoires, et remonta l'échelle.

— Vous ne lui faites pas confiance ? lançai-je sèchement.

— Il est temps de vous révéler le plus grand secret du Réseau, dit Desdemona qui avait le don d'ignorer ce que les gens disaient. Il est temps de vous parler de Patriote.

Je croisai les bras sur ma poitrine. Desdemona ne devait pas être au courant que la confidentialité ne s'appliquait pas aux meilleurs amis.

Sinon, elle n'aurait pas prié Piper de partir. 

— À l'intérieur de l'Institut, il y a un homme, ou une femme, nous ne sommes pas sûrs, qui aide les synthétiques à s'échapper. Des dizaines de synthétiques lui doivent la vie, leur vie. Nous ne savons rien de lui, même pas son nom. Alors nous lui avons donné le nom de code Patriote.

Elle soupira, puis reprit :

— L'Institut est une grande inconnue et j'ai bien conscience que vous avez déjà beaucoup à faire. Néanmoins, si vous souhaitez nous aider, j'aimerais que vous essayiez d'entrer en contact avec Patriote une fois que vous serez sur place.

Décidément, tout le monde y allait de sa petite requête. Un sérum pour Virgil, une recherche top secrète pour le Réseau. J'eus envie pendant une seconde de dire à Desdemona de se débrouiller, d'envoyer un de ses agents dans l'Institut, puisque c'était si aisé.

Mais je ne fis rien du tout.

— Tom a conçu un message codé à destination de Patriote. Il suffirait de brancher le dispositif sur n'importe quel terminal de l'Institut. Et, si tout se passe bien... Il nous répondra.

Tom, pour illustrer les propos de Desdemona, débrancha ce qui ressemblait fortement à la puce du chasseur de son terminal avant de me le tendre.

— Ça serait vraiment génial si vous y arriviez, dit-il avec un sourire.

Je pris l'appareil et le glissai dans la poche de ma veste. 

De la veste de Zeke. 

— Je ferai de mon mieux.

Mais je ne suis pas sûre que mon mieux soit suffisant.


*


Desdemona m'avait incité à prendre le temps de faire mes préparatifs.

Elle avait dit ça comme s'il s'agissait pour moi de récupérer d'autres armes, d'autres grenades, où je ne sais quoi encore qui aurait rempli encore davantage mon sac. Nous savions très bien toutes les deux ce qu'elle avait suggéré.

Que je fasse mes adieux.

J'avais prié Piper de partir au Red Rocket avec le reste du Réseau ; et même de prendre Canigou avec elle. Elle n'avait pas protesté du tout, comme si j'étais déjà sur mon lit de mort et que tout ce que je formulerais jusqu'à mon départ par le relais constituaient mes dernières volontés.

Mais même si elle avait protesté, pour la première fois, j'aurais été prête à lutter contre les décisions de Piper.

Si c'était la dernière fois que je marchais dans les rues dévastées de Boston, je tenais à être seule.

En passant devant Goodneighbor, qui était très proche de Old North Church, je faillis changer d'avis. Je m'arrêtai devant la porte miteuse, m'imaginant déjà dans le miteux Troisième Rail, à partager une bière miteuse en compagnie de MacCready et Hancock, qui n'étaient pas miteux du tout.

Et je fis volte-face, parce que je n'avais pas envie d'être encombrante.

Il faisait nuit noire quand j'arrivai à Diamond City. J'avais traîné, sur la route, m'arrêtant à tous les points d'intérêt de ma vie d'avant et de celle de maintenant. Tiens, ici, nous avons combattu des goules... Ah, là, j'ai pique-niqué avec Nate... N'est-ce pas ici que nous avons trouvé la première holobande d'Eddy Winter ?

Il faisait nuit noire, et, dans les ruelles, mon débat intérieur reprit, était-il trop tard pour frapper à la porte, allais-je réveiller Ellie, allais-je... Peu importe.

Il y avait plein de dernières fois auxquelles je pouvais renoncer ; les nouilles de Diamond City, la pluie sur mon visage, une bière avec mes amis, et même un recueillement sur la tombe de Nate.

Mais je ne pouvais ne pas parler une dernière fois à Nick.


Je frappai une fois à la porte de l'agence, c'était un tout petit frappement de rien du tout, à peine un frôlement de mes doigts sur le bois, et pourtant, Nick m'ouvrit immédiatement. Sans un mot, il referma derrière-lui, avec la même délicatesse que j'avais utilisée juste avant pour frapper. Sans un mot, il alla s'asseoir sur le banc, dans la ruelle.

Il se passa la main sur les yeux, comme s'il savait.

Je m'assis à mon tour et me mis à regarder mes genoux. Plafond, genoux ; quelque chose à fixer pour éviter de se rendre compte qu'on a peur de regarder tout le reste.

Pendant de longues minutes - il n'y eut que le silence.

Le silence me convenait. Le silence avait toujours été suffisant. Le silence est parfois très bruyant ; ce n'était pas le cas avec Nick. Avec Nick, le silence était convenable, approprié. Il n'y avait pas besoin de briser les bulles de l'instant avec des banalités.

— Vous êtes prête ? dit-il finalement.

Comme s'il savait.

— Maintenant, oui.

— Quand ?

— Demain. Dans deux jours, tout au plus.

Dans le silence, les mots me brûlaient les lèvres, et, quand enfin, je parlais, les mots s'étaient cachés. Dans le silence, j'essayais de faire s'échapper les mots ; peut-être que si je les pensais suffisamment fort, ils seraient entendus.

Il y a des choses qui sont très difficiles à dire, même quand on est peut-être sur le point de mourir.

À bien y réfléchir, ce n'est pas qu'elles sont difficiles. Annoncer une mauvaise nouvelle, c'est difficile. Annoncer un grand malheur, c'est difficile. Ce que j'avais à dire ne faisait pas partie de cette catégorie.

— Je viendrai avec vous.

Je n'avais pas envie de creuser un trou, je n'avais pas envie de provoquer de désastre. Il y a des regrets qu'on peut accepter, quand on est à l'aube de la fin de sa vie. D'autres sont tout simplement idiots, et évitables, de surcroît.

— Je veux bien, oui.

Dans ma tête, je tordais les mots pour essayer d'y mettre de l'ordre. Dans ce sens ? Et celui-ci ? Non. Toujours pas.

— J'ai quelque chose pour vous, dit finalement Nick.

Il ouvrit son trench et, de la poche intérieure, sortit un petit volume avant de me le mettre entre les mains.

Je passai mes doigts sur la couverture rouge, au grain léger, il n'y avait pas de doute, c'était bien un livre, Les Robots, un vrai livre, dont les pages avaient échappé au point d'auto-inflammation.

Un vrai livre, que j'ouvris au milieu, comme pour m'assurer qu'il y avait bien des lettres imprimées sur ces pages intactes ; "l'horrible sensation de vertige avait disparu, mais elle avait de la peine à faire sortir les mots.", je lus.

C'était un livre.

— Merci, Nick, soufflai-je - comme s'il m'avait rattrapé juste au bord du vide.

Il sourit, me passa un bras autour des épaules. Comme pour s'assurer davantage que je n'allais pas tomber dans le gouffre.


*


— J'ai un signal, Dez. Difficile de dire quand il sera utilisable.

— Reçu, Tom.

Le Red Rocket était bien étrange avec cet énorme relais construit devant les pompes à essence. De l'électricité jaillissait des bobines et les générateurs tournaient à plein régime.

Desdemona s'approcha de moi :

— N'oubliez pas Patriote.

— ...

Piper pressa ma main. Je ne saurais dire depuis combien de temps elle la tenait. Probablement depuis que j'étais revenue au garage. Il faudra bien que je laisse aller sa main.

Cette pensée me serrait le cœur.

— Tom ! Statut ?

— Je charge la séquence. C'est pour bientôt, hurla Tom depuis la console de commande.

— Hé, Blue...

L'anticipation d'un sanglot fit trembler sa lèvre inférieure.

— Ça va aller, Piper, dis-je rapidement en replaçant mes cheveux en arrière. Ça va aller.

— Je suis sur la fréquence de l'Institut ! Je répète, je suis sur la fréquence de l'Institut ! cria Tom.

— Prof. Il faut y aller. La fenêtre ne restera pas ouverte longtemps.

— ...

Je lâchai la main de Piper avant de la serrer dans mes bras. Dans mon oreille, elle renifla doucement, et je dû fermer très fort mes paupières pour empêcher les larmes de sortir.

— Ça va aller, répétai-je.

— Fais attention, Blue, dit-elle en s'essuyant les yeux.

— Prof ? insista Desdemona.

— Deux minutes, Dez.

Il était si facile de rester les bras ballants, mais le moment était si peu approprié pour ne pas faire ce qu'il fallait.

— Prenez soin de Canigou, Nick. Prenez soin de tout le monde.

Il me prit les mains. Mes doigts se mêlèrent aux siens.

— Je vous attendrai. On vous attendra, tous.

— Nick.

— Je suis dessus ! persista Tom.

Parfois, on se tient en équilibre inquiet sur le fil de l'amour. Il n'y a qu'un pas à faire ; c'est un grand saut dans le vide. C'est un acte de foi.

— Nick, je.

— PROF ! cria Desdemona.

Il est très pénible d'essayer de ne pas tomber, mais qu'est-ce que le vide est terrifiant, quand même, quand on le regarde d'aussi près. Le fil est pavé de regrets, et pourtant, on continue de marcher dessus comme un équilibriste.

J'ouvris la bouche une dernière fois, en tentant d'ignorer tout le reste du monde, en tentant de faire remonter les mots noyés au fond des eaux, Nick passa la main dans mes cheveux, puis sur ma joue, personne ne mit le temps sur pause, et alors que ce que je voulais dire remontait enfin à la surface, il souffla :

— Filez, Lily. Allez retrouvez Shaun.

Ma lèvre trembla, sa main glissa lentement, en marquant ma peau de l'empreinte de ce qu'on aimerait ne jamais oublier.

— Revenez-moi en un seul morceau, ajouta-t-il dans un murmure à peine audible.

Je fermai les yeux pour quitter les siens. Avec un effort indicible, je me retournai et courus vers le relais.

— Ok ! Youhouuu ! cria Tom. Séquence enclenchée ! Ne bougez pas, Prof, il faut que je bloque toutes vos molécules. En espérant que j'en loupe pas une... C'est pas comme s'il y en avait, vous savez, soixante trilliards...

Le bruit des générateurs était devenu assourdissant. Il y avait tellement d'électricité que je ne voyais presque plus rien, à part les silhouettes floues de Nick et de Piper.

— Allez, c'est parti ! Vous êtes dedans ! Enfin, vos molécules, je veux dire ! On va voir ce que le relais a sous le capot !

La structure du relais se mit à trembler violemment.

— Oh, merde. Ha ha, vous en faites pas ! C'est normal... Accrochez-vous !

— Réunissez toutes les informations que vous pourrez ! hurla Desdemona que je ne voyais presque plus. Sur les synthétiques ! Sur les plans de l'Institut ! Trouvez leur faiblesse ! Trouvez un moyen de les sauver ! Personne d'autre ne le peut !

— MAINTENANT !

Le relais explosa, dans un bruit presque aussi fort que celui qui avait retenti lorsque la bombe était tombée, Tom cria, Canigou hurla comme un loup, et puis, avant que je ne puisse jeter un dernier regard sur ceux que j'abandonnais, je. 


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