Quand on ne regarde que les étoiles

Chapitre 30 : L'Institut

4374 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 10/04/2024 23:41

 À la naissance de Shaun, alors qu'on déposait son petit corps sur le mien, à cet instant béni où les peaux de la mère et du fils se touchent, j'avais murmuré : c'est toi, Shaun.

J'avais regardé ses yeux, qui étaient gris, qui n'étaient pas encore verts, et j'avais répété, encore une fois, dans un souffle, une petite phrase de rien du tout parce que les mots n'étaient pas suffisants : c'est toi, Shaun.

Ce moment devant Père aurait pu être comme une seconde naissance. J'aurais pu chanceler, vaciller, et dire, à nouveau : c'est toi, Shaun.

Il n'en fut rien.

À la place, je dis :

— Ce n'est pas possible.

Père parla, je l'entendais, mais je ne l'écoutais pas. J'étais en train de tomber et cette fois, il n'y avait personne pour me rattraper juste au bord du gouffre.

— … Est-ce si difficile à croire, que ce n'était pas dix, mais soixante années ?

Mon fils était un vieillard. On m'avait arraché un petit bébé, et le voilà qui avait vécu toute sa vie sans moi.

En fin de compte, j'étais bien arrivée trop tard.

— Pourquoi ?

C'était un pourquoi général. C'était un pourquoi envoyé au monde tout entier. C'était une prière adressée à je ne sais qui.

— La grande question, n'est-ce pas ? dit Père.

Mais il avait de toute évidence interprété mon pourquoi comme quelque chose de précis.

— A l'époque, reprit-il d'une voix mesurée, en 2277, l'Institut avait déjà fait de grandes avancées sur ses synthétiques. Mais ce n'était pas assez. Ce n'était jamais assez. Ils voulaient créer la machine parfaite. Et y-a t-il de meilleur exemple pour cela que l'être humain ? Il leur fallait de l'ADN. Oh, bien sûr, on ne manquait pas d'ADN, à l'Institut. Mais c'était un ADN corrompu. À la...

Il s'arrêta quelques instants. Il soupira légèrement, un infime soupir, et ses yeux me parcoururent de haut en bas.

— À la surface, personne n'a été épargné par les radiations. Même dans leur tentative d'y échapper, les membres de l'Institut ont tous été exposés. Et c'est dans cette recherche d'un autre ADN qu'ils ont découvert les dossiers de l'Abri 111... Un enfant, gelé dans le temps, protégé des mutations qui vivaient déjà dans toutes les cellules du Commonwealth. J'étais l'ADN parfait. Pur. Préservé. Supérieur. Et c'est mon ADN qui a servi de modèle pour créer les synthétiques de troisième génération.

Il me prit les mains ; je me laissai faire, puisque je n'étais pas là. Je regardai le sol. C'était une première.

J'étais surprise qu'il ne soit pas grand ouvert sous mes pieds.

— Je suis leur Père. Par la science, nous sommes une famille. Les synthétiques, moi... Et bien sûr, vous.

Il parlait beaucoup. Étrange.

Dans la cellule, le petit Shaun était toujours éteint.

— J'imagine que vous avez plein de questions, reprit Père comme s'il récitait un texte savamment appris. N'hésitez pas. Je veux faire tout ce qui est en mon pouvoir pour vous aider à comprendre.

Mon propre fils était à la tête de l'Institut. Toutes les fleurs ne changeaient rien.

Mon propre fils était à la tête de l'Institut.

Son ADN, et donc, une partie du mien, avait créé les chasseurs, et même celui qui avait massacré tous ces Artilleurs à Greenetech.

Un chasseur issu de ma propre génétique avait tué Zeke.

C'était mon propre fils qui avait envoyé Kellogg à Fort Hagen.

Mon propre fils était à la tête de l'Institut, ce même Institut qui avait créé Nick avant de le jeter en pâture au monde.


— Ton père ne t'aura jamais vu grandir, dis-je en regardant le petit Shaun.

— Ce qui lui est arrivé est... dit Père derrière-moi en se raclant la gorge. Bien sûr, j'ai consulté tous les dossiers sur cet incident. Il semble que sa mort ait été un malheureux dommage collatéral. C'est dommage.

Sa mort. Un malheureux dommage collatéral. Dommage. Un incident.

Dommage.

Je décrochai mes yeux de la cage de verre.

— Un dommage collatéral ? murmurai-je en décrochant chaque syllabe.

— J'oublie que tout cela est si récent, pour vous.

À nouveau, c'était une banalité. Il n'y avait rien là-dedans, il n'y avait que les mots. Qui était donc cet homme qui parlait en assemblant seulement des lettres entre elles et qui en oubliait leur sens ?

— Je ne me souviens pas de lui. J'ai eu ma vie toute entière pour y réfléchir. Est-ce que ça a toujours été simple ? Non. Mais j'ai fait de mon mieux pour avancer et accomplir de grandes choses.

Je changeai d'avis, finalement. Après tout ces mois à espérer que Nate veillait sur moi sur mon épaule, je changeai d'avis.

Il fallait que Nate soit dans le néant, en paix, dans les rais de soleil qui se faufilent dans les persiennes.

Il ne fallait pas qu'il soit ici. Il aurait été tué une seconde fois.

— Le Commonwealth n'a rien à craindre de l'Institut, repris le vieil homme. Peu importe ce que vous avez vu... Peu importe ce que vous avez entendu. J'aimerais que vous restiez ici quelque temps. Que vous appreniez à nous connaître... À me connaître.

Il s'approcha de moi avant d'à nouveau me prendre par les épaules.

— Tout ce que je vous demande, c'est un peu de temps.

— ...

— Venez. Venez avec moi, dit-il en me prenant par le bras.

Nous traversâmes le couloir en sens inverse, montâmes deux étages. Quelle importance ?

Plusieurs personnes me saluèrent d'un signe de tête mal assuré.

Quelle importance.

— J'ai pris soin de faire préparer vos quartiers. Reposez-vous, prenez votre temps. Et quand vous serez prête, vous serez libre de faire ce que vous souhaitez. Vous pourrez repartir si vous le voulez, repartir dans votre monde...

Une légère grimace tordit sa bouche. C'était presque imperceptible. Mais quand on fait face à quelqu'un de si impassible, la moindre variable saute aux yeux.

— ... mais si vous souhaitez découvrir l'Institut, vous êtes ici chez vous. Et je ne parle pas seulement de cette chambre. J'ai informé tout le personnel de votre venue. Ils ont hâte de vous rencontrer, et ils vous traiteront à la hauteur de ce que vous représentez pour moi.

Difficile de dire ce qu'il attendait, planté sur le pas de la porte. Peut-être un signe que j'acceptais, que j'allais rester. Qui sait.

— Merci, dis-je d'une voix éteinte. C'est une belle chambre.

— Vous vous y sentirez bien. Maintenant, je... Prenez votre temps.

Lentement, il referma la porte derrière lui.

C'était vrai, que c'était une belle chambre. Mais quelle importance ? Il y avait un vrai lit, avec un sommier, un matelas sans trou, un oreiller de plumes.

Mais quelle importance ?

Il y avait une salle de bain. Une vraie. Une douche de céramique blanche sans la moindre trace de rouille. Du savon, une bouteille de savon toute neuve, encore scellée.

Sur un petit meuble de métal blanc, une serviette, blanche, molletonnée.

Mais quelle importance ?

Je croisai mon regard dans le miroir. J'étais si sale. J'avais l'air épuisé, meurtri, mes yeux si rouges et gonflés qu'ils semblaient prêts à sortir de ma tête.

Mais quelle importance.

Je jetai ma combinaison d'Abri au fond de la pièce avant de m'asseoir au fond de la douche. D'un geste lent et saccadé, j'ouvris le robinet au maximum, montai la température au maximum, sur ma peau disparaissait la crasse et à travers mes taches de rousseur se dessinait petit à petit la morsure de l'eau brûlante.


Cela n'avait aucune importance.


*


J'étais propre, vêtue d'une combinaison de l'Institut propreallongée sur des draps propresdans une chambre propre.

Quelques mois en arrière, j'aurais donné sans hésitation la moitié de mon âme pour vivre ça. Précisément cela.

Une chambre blanche et chauffée, sans aucune autre odeur que celle du propre.

Comme les fleurs avant elle, la propreté ne changeait rien.

Ce plafond n'avait rien d'intéressant du tout. C'était vrai, pour une fois. Il n'y avait strictement aucun intérêt à regarder ce plafond. Depuis combien d'heures étais-je en train de regarder ce plafond immaculé ?

Le temps s'était encore envolé quelque part.

Oh, je pourrais bien y passer le restant de mes jours, à regarder le plafond. J'avais verrouillé la porte. J'avais dans mon sac des semaines de vivres et suffisamment d'armement pour faire sauter toutes les cloisons si, par bonheur, je venais à m'ennuyer.

Je pouvais très bien ne jamais sortir de cette chambre. Rien ne m'en empêchait. Rien du tout.

Il viendrait peut-être me chercher, ce vieillard qui était, en fait, à la fois mon fils et le directeur de l'Institut.

Oh, qu'il vienne ! Qu'il vienne.

Je ne bougerai pas d'ici. Jamais. Dans de cruelles circonstances. Je n'ai ni gémi ni pleuré. Sous les coups du hasard. Ma tête saigne mais reste droite.

— Je suis le maître de mon destin, le capitaine de mon âme, me murmurai-je à l'oreille.

Le livre.


La littérature me sauvera-t-elle encore une fois ? Oh, peut-être bien, peut-être qu'elle rajoutera un clou là-dedans, qui sait, bien sûr j'aurais aimé de la poésie, bien sûr, mais dans un monde où les livres n'existent presque plus, qui peut donc bien faire le difficile ?

J'ouvris mon sac aux coutures craquées, jetai les vivres à travers la pièce, un peu de mon monde dans le blanc dans cette chambre, là, le livre.

Le livre.

Lentement, comme s'il était encore plus fragile qu'il ne l'était réellement, comme si je ne possédais rien de plus précieux que ces feuilles enveloppées dans leur couverture rouge, je l'ouvris.

Les mots me sautèrent à la gorge avant de me sauter aux yeux. Oh, pas ceux d'Asimov ; pas tout de suite.

Les mots que Nick avait écrits sur la première page de garde.

D'une écriture cursive, serrée, qui penchait délicatement vers la droite, avec des traits d'attaque et des boucles trop longues, comme si on devait prendre le temps de les lire.

Elle était difficile à déchiffrer et pourtant jolie à observer, son écriture lui ressemblait ; c'était peut-être un poncif, mais là, c'était vrai.


Un jour, vous êtes sortie d'un Abri. Et puis, à peine quelques jours après ce jour, vous m'avez sorti du mien.

J'y repense, de temps en temps, à ce jour, à cette Lily qui ne décrochait pas un mot. Vous en avez vu des choses, depuis, n'est-ce pas ?

Oh, vous ne parlez pas beaucoup plus. C'est vrai.

Mais ce n'est pas important. Vous avez ce don, de parler sans faire le moindre son. Vous arrivez à crier sans utiliser le moindre mot.

Soyez sûre d'une chose. Je vous entends.

Je vous entends, et où que vous soyez, je vous attends.

Je vous attendrai toujours.


Sous mes yeux défilaient les photographies du tiroir toujours entrouvert de ma mémoire. Elles étaient juste là, à côté des mots que j'avais tant relu qu'ils auraient pu perdre de leur sens, mais non : ils n'en étaient devenus que plus forts.

La réponse était là depuis le début. Il n'y avait qu'une seule réponse, une réponse universelle, une absurdité tant elle était évidente.

Il fallait que je rentre à la maison.

*


— Et tu appelles ça un sol propre ? Tes détecteurs de saleté sont HS ou quoi ? Vraiment, tu ne vois pas toute cette crasse ?

— Pardonnez-moi, monsieur.

— Je ne veux pas de tes excuses ! T'es un tas de ferraille défectueux, et je compte bien... Oh. Bonjour, Ms. Moriarty. C'est un plaisir de vous avoir avec nous.

Je ne répondis rien. Mes yeux semblaient incapables de quitter le synthétique.

Oh, bien sûr, ce n'était pas Nick. Pendant une fraction de seconde, une fraction de mon cerveau avait douté ; mais ce n'était pas Nick.

Il ne manquait pas de main à ce synthétique, il n'y avait pas la moindre expression sur son visage. Il n'y avait rien de l'humain et tout du robot, il n'y avait pas grand chose de Nick, et pourtant.

C'était peut-être quelque chose dans ces yeux jaunes. Peut-être.

— Je trouve que le sol est très propre, dis-je en tournant la tête vers le type malpoli.

— Oui, enfin... Vous n'avez peut-être pas...

— L'habitude ?

— Non, enfin... Vous avez raison. Unité...

Il se rapprocha du synthétique afin de pouvoir lire son matricule.

— Unité 09-83, passez donc à... À une autre salle.


L'atrium était tout aussi impressionnant quand on y était que depuis l'ascenseur. Quatre ailes étaient indiquées par d'immenses panneaux. Robotique, systèmes avancés, biotechnologie, et bureau de rétention.

Ça ne changeait rien.

Je ne pus m'en empêcher. Je pris le temps d'aller ramasser quelques fleurs avant de les mettre dans mes cheveux, de toucher l'écorce des arbres et de glisser mes doigts dans l'eau de la fontaine.

Les gens me fixaient, et, à l'instant où je posais les yeux sur eux, faisaient mine de retourner à leurs occupations palpitantes.

J'étais l'intruse. J'étais l'erreur dans la matrice de l'Institut.

Je me rendis compte que je n'avais aucune idée de comment j'allais bien pouvoir sortir d'ici. Je ne pouvais pas reprendre le relais moléculaire dans l'autre sens. Du moins, pas sans demander l'autorisation avant. Comment Père, comment Shaun - non, pas Shaun - comment le vieil homme le prendrait, si je lui annonçais que je voulais partir maintenant ?

Trouvez un moyen de les sauver. Personne d'autre ne le peut.

Je secouai la tête pour chasser cette voix dans ma tête mais cela n'eut que pour effet d'en faire venir d'autres. Qu'auraient-ils fait ? Non : qu'aurait-il fait. Il aurait trouvé un moyen. Il aurait trouvé.

— Le sérum de Virgil, marmonnai-je pour moi-même.

Merde. Je regardai à nouveau autour de moi. Qu'est-ce qu'avait dit Virgil à propos de son labo ? Je n'en sais rien.

J'aurais préféré ne jamais m'en souvenir. J'aurais eu une bonne excuse pour fermer les yeux sur ce fichu sérum.

Mes pas m'avaient mené à la division Robotique, puisqu'il fallait bien commencer à chercher quelque part.


Dieu que cette salle était immense. C'était ici que les synthétiques étaient créés. Ils étaient créés sous mes yeux. D'abord les os, façonnés, un à un, par une machine robotisée. Un bras mécanique transportait ces fondations dans une autre machine, qui appliquait sur le squelette organes, muscles, ectoderme.

— C'était sans doute un bug dans le programme du système nerveux, rien de plus...

— Ce n'était pas juste un tressaillement. Ses yeux bougeaient, aussi. Ça ne peut vouloir dire qu'une chose.

Ensuite, le corps translucide du synthétique était plongé dans un grand bain, rempli d'un liquide rouge et bouillonnant.

— Si c'est encore un prétexte pour vous lancer dans un grand discours sur la conscience et l'âme des machines, ne vous fatiguez pas, Alan.

Le liquide devait forcer la multiplication cellulaire, la création du derme, la finalisation des organes. Nu comme le premier homme, un synthétique sorti de l'eau, et se dirigea, docilement, vers une porte où il était indiqué : traitement.

Le processus n'avait pas pris plus de quelques minutes.

— Mais on ne peut pas nier l'évidence. Si un synthétique peut rêver, pourquoi ne pourrait-il pas avoir une âme ?

Je tendis l'oreille. Les deux types qui discutaient n'avaient absolument pas remarqué ma présence. 

— ... et si un synthétique a une âme, alors cela signifie que c'est un être vivant. Autant sur le plan philosophique que scientifique.

— Si vous n'êtes pas d'accord avec ce que nous faisons ici, docteur Binet, vous savez où se trouve le téléporteur.

— Je n'ai absolument pas dit ça, et vous le savez très bien. J'ai simplement envie de réfléchir à un nouveau mode de pensée. A une nouvelle voie.

— Tout ce que je vois, c'est une distraction inu... Oh. C'est vous !

Je n'avais même pas eu besoin de toussoter.

— Max Loken, dit-il en me tendant vivement une main. Et mon acolyte, Alan Binet ! C'est un plaisir de vous avoir enfin avec nous. Venez, suivez-moi donc ! Vous n'avez jamais vu de telle science, j'en suis certain !

Il m'attrapa par le bras et me traîna dans tout le labo. Ce Loken était très enthousiaste.

— Vous voyez, dit-il en m'indiquant un synthétique qui venait de sortir du bassin, vous arrivez à un grand tournant. Jamais nos synthétiques n'ont été si prêts de dépasser l'espèce humaine. Ils sont parfaits.

— C'est vrai que c'est assez impressionnant.

Ce qui était tout à fait sincère.

— N'est-ce pas ? Venez voir ça. Vous voyez, ici, les organes sont créés, presque instantanément. Nous avons eu beaucoup de mal avec cette partie-là. Dans les générations précédentes, certains organes étaient présents, certes, mais ce n'étaient que de piètres répliques mécaniques. Ici, ce sont les plus parfaits des organes. Absolument humains... tout en étant absolument infaillibles.

— Infaillibles ?

— Pas de maladie... Pas de vieillissement... dit-il en tendant le bras. Infaillibles. Absolument parfaits.

— Vous avez donc réussi à modifier suffisamment l'ADN de Père pour contrôler l'apoptose.

Il eut un immense sourire.

— Absolument. Par tout un procédé de transdifférenciation, de l'utilisation d'un virus modifié, d'une pompe à télomérase... Il a fallu trouver un dosage parfait pour...

— Pour éviter la multiplication de cellules cancéreuses, ajoutai-je platement. Vous avez pensé à utiliser ces recherches pour les gens ayant souffert des radiations, à la surface ?

— Vous êtes une femme de science, dit gaiement Loken en éludant ma question. Oh ! J'espère que vous n'avez pas été choquée par les élucubrations du docteur Binet. Alan a le don de s'interroger sur des questions qui auraient plus leur place dans un vieux livre poussiéreux que dans un laboratoire ! ajouta-t-il avec un rire trop appuyé.

— Je ne trouvais pas vraiment que ce soit des élucubrations, pour être tout à fait honnête avec vous. Je trouvais plutôt que c'était une réflexion intéressante, dis-je en suivant des yeux un nouveau synthétique.

— Oh ! Et bien...

Le docteur Loken se mit à se tordre les mains. Soudain, son enthousiasme semblait s'être envolé. Il se racla la gorge et tâcha de se reprendre.

— Vous avez dû être impressionnée par la personnalité débordante de nos synthétiques, n'est-ce pas ? Quand on n'est pas habitué... Bien sûr, bien sûr, que l'on peut se dire qu'ils sont plus que des machines.

Il me prit à nouveau le bras, comme s'il était compatissant, comme si je méritais de l'empathie, moi, cette petite chose fragile qui avait vu de l'humanité dans les yeux des synthétiques.

— C'est normal. Vous n'êtes pas la première. Voyez-vous, c'est pour ça que nous avons tant attendu, et tant hésité sur l'implantation de cette personnalitéMes prédécesseurs ont bien essayé de transférer des pensées...

Il avait mimé des guillemets, au mot "pensées".

— ... dans un prototype de deuxième génération, mais ce n'était pas concluant du tout. Oh, pas du tout ! dit-il en se remettant à rire. J'ai lu le rapport, quel échec cuisant. Ce n'est pas souvent que nous nous débarrassons de certains modèles, mais celui-ci, il était vraiment bon à finir aux...

Très calmement, je me retournai, laissai ce fichu Loken finir sa phrase dans le vide et passai les portes pour sortir de la division Robotique. Sans me retourner, sans rien dire, avant de me mettre à tirer sur tout le monde, j'étais sortie.

— Arrêtez de me regarder comme ça, bon sang ! criai-je à un pauvre type qui fila immédiatement.

Mes doigts s'étaient refermés d'eux-mêmes sur le Libérateur à ma ceinture.

J'avais envie de hurler, de leur faire du mal, de les regarder mourir, de briser chaque os de leur crâne, chacun d'entre eux, il n'y avait aucun innocent, aucun, ils étaient tous complices, coupables, complaisants, ils étaient responsables de tout ça, de toute la misère de la surface, c'était de leur faute, à chacun d'entre eux.

Je ne pouvais même pas partir d'ici. Je ne pouvais même pas sortir d'ici puisque je n'avais trouvé pas trouvé ce fichu sérum pour cet ingrat de Virgil. J'avais promis ? Bien sûr, que j'avais promis. Oh, c'était bien mon genre, ça. Faire des promesses sans y penser, et réfléchir ensuite.

Je ne pouvais pas m'en empêcher. Bien sûr, que je ne pouvais pas m'en empêcher. On se cache derrière du silence et des services rendus comme si ça changeait quoi que ce soit. Quoi que ce soit. Qu'est-ce que j'étais stupide.

Il n'aurait pas pu me donner des putains d'informations, ce Virgil ? Du genre : mon laboratoire est là. Vous n'avez qu'à suivre tel chemin. Mais non, bien sûr, il avait fallu qu'il soit une putain d'énigme, qu'il me.

Un des types à la tête du labo de BioScience ?

Bon sang. J'étais une idiote.


Toutes ces serres remplies de plantes, de légumes et de graines n'arrangèrent rien. A la surface, nous étions condamnés à manger de la merde irradiée et des fruits mutants, pendant que l'Institut avait de quoi nourrir un pays tout entier, et cela, juste dans la division BioScience.

— Ah, tiens, c'est vous.

— Qu'est-ce que vous voulez ? lançai-je sèchement.

Le scientifique haussa un sourcil avec froideur.

— Vous savez quoi, je ne veux rien du tout. Je n'ai pas le temps pour vous, peu importe ce que Père m'a demandé. Et puisque vous n'avez de toute évidence pas de temps pour moi non plus, je ne vous dirai qu'une chose : faites attention aux gorilles. Qui sait comment ils réagiraient face à quelqu'un comme vous ?

Il fit volte-face aussi vite qu'il était apparu. Tant mieux. Tant mieux. Autant profiter d'être invisible pour fourrer mon nez là où je ne devrais pas. Je passai devant les gorilles.

Ils ne me faisaient pas peur du tout.

Tout au fond de la pièce, il y avait une salle de stockage. Du terreau, des graines... Et une porte scellée sur laquelle avait été apposé accès interdit. Accès interdit, tu parles. Ils devaient tous respecter soigneusement les règles, ici, puisque la porte n'était même pas verrouillée.

Mais de toute évidence, les mots étaient efficaces sur moi aussi puisque j'hésitais à entrer. Il était temps de prétendre que j'étais Piper Wright et que j'avais une mission de la plus haute importance.

Je refermai discrètement la porte derrière moi. Cet endroit était complètement délabré. Il y traînait une drôle d'odeur ; des produits chimiques, peut-être ? En tout cas, tout contrastait beaucoup avec la propreté absolument parfaite de l'Institut. Virgil n'était pourtant pas parti depuis si longtemps, mais ce laboratoire avait l'air d'avoir été complètement saccagé.

Dans le long couloir, je ne croisai rien d'autre qu'un synthétique mort. Non, désactivé, plutôt.

Les synthétiques ne meurent pas.


Il y avait des supers-mutants, ici. Dans des cuves. Comme endormis, ou préservés. Des supers-mutants dans des cuves de liquide, flottant, figés dans l'eau.

Sur quoi bossait Virgil ? Qu'est-ce que foutait l'Institut ?

Je fouillai la pièce. Les terminaux étaient hors-service. Tout avait été mis sens dessus dessous.

Là. Une holobande, par terre. Je l'insérai dans mon Pip-Boy et la voix de Virgil - sa voix humaine, sa voix d'avant, remplit la pièce.


Ça sera probablement mon dernier enregistrement. Mes demandes pour arrêter le programme FEV ont toutes été refusées. Nous n'avons absolument rien appris depuis dix ans. Aucune avancée. Pourquoi Père insiste pour continuer ? S'il ne peut entendre raison... Je vais devoir prendre les choses en main. Ce que nous faisons... C'est mal. Il faut que ça cesse. Si quelqu'un trouve ceci... Quand je ne serai plus là. Sachez que je n'ai jamais voulu faire de mal à qui que ce soit. A qui que ce soit, compris ? Je vais m'assurer que personne ne puisse continuer ces recherches... Au moins pour un long moment.

Je sais que ce que je vais faire sera vu comme un coup bas. Une trahison. C'est sûrement comme ça qu'il en parlera, en tout cas... Mais... Je m'en vais. J'ai un plan. Et si ça marche... Alors jamais ils ne pourront me trouver. Pas même les chasseurs.

Tout ce que nous avons fait... Toutes ces vies... Pardonnez-moi. Si Dieu existe, qu'Il ait pitié de nos âmes.



Clac.

C'était donc l'Institut qui était responsable des supers-mutants, depuis le début ? Est-ce que ces monstres dans les cuves avaient été des humains, avant ? Qu'est-ce qu'ils avaient bien pu faire, bon sang ? Qu'est-ce qu'ils avaient bien pu leur faire ?

Soudain, je n'étais plus vraiment sûre de vouloir aider Virgil.

De toute façon, je ne trouvai aucun sérum. Il n'y avait plus rien, ici, et la présence de ces supers-mutants dans les cuves, comme s'ils pouvaient se réveiller et briser le verre qui les retenait d'une seconde à l'autre me mettait mal à l'aise.

Je fis demi-tour en espérant que personne ne m'avait vue rentrer là-dedans.


— Ah. Je savais bien que je vous avais vu entrer là-dedans. 

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