La voix de l'ombre - Livre I : Les murmures du passé
Chapitre 29 : Éphémère mésentente.
La basse saison s'annonçait, tout comme leur départ de la ferme.
Tout était prêt, et Orgrim, qui aurait tout donné pour monter un loup géant de Gorgrond, se contentait depuis son évasion de Fossoyeuse de palefrois. Certes, les chevaux étaient rapides, mais Orgrim ne retrouvait pas ce plaisir de monter un compagnon, un loup qu'on apprivoise et qui combat à nos côtés.
Chassant ses regrets, il se mit à hauteur de Keera et Hermand qui l'attendaient, et prirent le chemin vers Hautebrande pour rejoindre les Hautes-terres Arathi.
Orgrim, toujours méfiant à l'égard du nain, se promit de le garder à l’œil.
La route jusqu'aux Contreforts de Hautebrande avait été paisible. Ils passèrent par la Pointe du Noroit afin de passer inaperçu, et longèrent la rive jusqu'au Moulin-de-Tarren. Ils ne croisèrent qu'une petite troupe humaine en station près du Fort-de-Durn, bastion principal de la gestion des camps d'internement orcs. Ils continuèrent vers l'est et gagnèrent rapidement Arathi par les flancs de montagne.
Après deux jours et deux nuits de chevauchée pour éviter les soldats postés à la frontière, ils s’installèrent près d'une grotte entourée d'imposants rochers surmontés d'un énorme conifère. Stromgarde n'était pas loin, mais de cette position, ils pouvaient voir venir n'importe quelle menace.
Bien que protégés par les rochers, ils ne prirent pas le risque d'allumer de feu.
- La barbaqu' crue, c'est pas c'qu'j'préfère, dit Hermand en tirant sur un bout de viande avec ses dents.
Keera observait Hermand, amusée. Elle attrapa un fruit mûr et se retourna. Du bruit, plus loin. Des cris. Une altercation.
- Qu'est-ce qu'c'est qu'ce foutoir ? grogna Hermand pendant qu'Orgrim empoigna le marteau-du-destin et se posta derrière un rocher pour observer la scène.
- Des soldats de Stromgarde, identifia Keera qui se tassa pour ne pas être vue. Ils encerclent...
- Un orc ! beugla Orgrim.
Keera et Hermand fixèrent Orgrim pour l'inciter à baisser le ton. Ils ne devaient pas être vus.
Cependant, Orgrim était crispé et s'agitait. Il ne pouvait se résoudre à laisser ces humains battre l'un des siens sans broncher.
- On doit l'aider, dit Orgrim alors que l'orc était attaqué par deux des soldats.
- 'Sont trop près de Stromgarde, ça attirerait l'attention sur nous, dit Hermand.
- Orgrim, je te comprends, mais ils ne le tueront pas s'il ne résiste pas, ils l'enfermeront dans un camp, tenta Keera.
- Tu n'as pas vu ce que c'est, l'intérieur d'un camp, dit Orgrim. Ils sont parqués comme du bétail, humiliés, brisés, …
- Et vivants, coupa Keera. Et tant qu'ils seront vivants, tu pourras continuer d'espérer les en libérer un jour.
Tous trois regardèrent à nouveau vers l’échauffourée. C'était fini. L'orc gisait au sol dans une mare de son sang, le corps bardé d'épées et de lances. Il avait littéralement été mis en pièces.
- A sept contr'un, c'est pas un combat à la loyale ça, s'indigna Hermand qui reprit sa place.
Orgrim recula aussi, et se renfrogna.
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Cela faisait deux jours qu'Orgrim avait à peine ouvert la bouche, à part pour grogner et se nourrir. Après plusieurs tentatives pour s'expliquer, Keera avait décidé de le laisser tranquille.
Hermand avait bien remarqué cette distance entre eux, et avait même essayé de les dérider plusieurs fois, sans succès.
Assis autour du feu, à la frontière entre Arathi et les Paluns, tous trois ingéraient leur nourriture en silence. Une fois fini, Orgrim se leva et marcha dans une plaine attenante à leur campement.
- J'suis navré pour vous, mais c'était l'mieux à faire, dit Hermand.
Keera regardait en direction d'Orgrim, l'air inquiet.
- Te bile pas pour lui va, ça pass'ra et vous vous rabibocherez vit', la rassura le nain.
- Je le comprends, je t'assure que je le comprends, dit Keera. Mais je ne compte pas le supplier non plus.
Hermand avait fini par s'habituer à l'idée que deux individus aussi diamétralement opposés puissent être aussi proches. C'est pourquoi leur différend récent le contrariait.
Orgrim était un guerrier fier, un puissant combattant, et pourtant, il avait été forcé de refréner son besoin d'intervenir et de sauver l'un des siens pour leur sécurité. Un lâche, voilà ce qu'il avait été. Rien ne justifiait qu'on laisse mourir un frère au nom de sa propre sécurité. Il en voulait à Keera de l'avoir retenu, mais plus que tout, il s'en voulait à lui-même. Il avait renié ce pour quoi son peuple l'avait respecté : protéger les siens à tout prix.
Il sentait le regard de sa compagne, mais ne put se résoudre à se retourner pour la rejoindre. Pas encore.
Keera s'éloigna alors, histoire de marcher un peu. Elle s'approcha d'un lac donnant sur une plaine marécageuse. Perdue dans ses pensées, elle s'accroupit pour examiner l'eau calme, tandis qu'une ombre la recouvrit. Elle pivota et vit une énorme masse visqueuse rampant vers elle. La créature était énorme, et de sa gueule coulait une sorte de liquide acide répugnant. D'instinct, Keera lui porta un coup de poing qui s'enfonça dans le corps gélatineux de la bête. Le coup ne semblait pas blesser le limon géant qui poursuivait son chemin vers la princesse et laissa s'échapper un pseudopode. L'excroissance s'avançait vers elle pour l'avaler.
À cet instant, elle se maudit de ne pas avoir emporté sa lance, car ce marais grouillait inévitablement de créatures dangereuses. Cependant, plus le monstre avançait, plus elle se sentait mal à l'aise. Quelque chose la troublait. Elle ressentait intrinsèquement ce malaise, qui l'indisposait au point de commencer à transpirer. Et, tandis que le monstre de vase cracha un jet acide vers elle, elle le vit s'affaisser sous un marteau noir énorme. Keera resta stoïque lorsqu'Orgrim abattu le marteau-du-destin une seconde fois pour écraser la tête du limon.
Regardant alentour, l'orc terrassa un autre limon, cette fois plus petit, qui s'approchait d'eux.
- Ça ne te ressemble pas de te laisser distraire, dit Orgrim qui fut surpris de voir Keera immobile.
Elle tremblait. Cette créature la faisait frissonner. Ce n'était pas normal.
- Viens, retournons au campement, Hermand doit s'inquiéter, dit Orgrim.
Voyant qu'elle ne bougeait pas, il lui prit la main et l'emmena.
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- Ton corps sembl'réagir à c'qui est corrompu, analysa Hermand suite à ce qu'il s'était passé avec le limon géant.
- Mais pourquoi ça la touche autant ? questionna Orgrim qui n'était pas rassuré.
- Ça, ça doit êt' en lien avec ses affinités avec la Terre. Dur d'savoir sans plus d'éléments, mon gars.
Keera s'était reprise. Elle détestait faire preuve de faiblesse. Et si elle était effectivement particulièrement sensible à l'énergie du chaos, il allait falloir trouver une solution pour y remédier.
- Dis-moi comment lutter contre cette magie, implora presque Keera.
- Princesse, tu sembl' utiliser la magie d'la nature, proch' des éléments. C'est une magie qui donne la vie, et la gangremagie la prend, expliqua Hermand. Elle sacrifie, elle corrompt. Mais vu ta réaction d'tout-à l'heure, on dirait presque qu't'es toi-même la Terre. Et j'vois pas trop comment qu'tu pourrais lutter cont' ta propr' nature.
Tous trois étaient pensifs. Hermand réfléchissait, Keera boudait, et Orgrim n'y comprenant pas grand-chose.
Néanmoins, cet événement avait eu le mérite de les réconcilier. Et, bien que les échanges étaient encore un peu froids, au moins ils se parlaient.
Keera et Orgrim s'étaient installés près d'un arbre pour dormir. Encore contrariée par sa passivité face au limon, la jeune femme éludait le regard de son compagnon.
- Il y a pire que de ne pas pouvoir affronter un ennemi, dit Orgrim, le ton plus sévère qu'il ne l'aurait voulu.
Keera savait ce qu'il voulait dire. C'était une manière de tendre la main pour faire la paix. Il ne voulait pas en rajouter, et elle se sentait suffisamment mal comme ça. Et de toute façon, il n'y avait rien d'autre à dire.
- C'est vrai, dit-elle simplement.
Puis, doucement, elle se laissa glisser contre Orgrim qui ouvrit son bras pour l'étreindre.
Le lendemain, ils purent reprendre la route dans une entente plus cordiale. Ils avaient convenu de se séparer à mi-chemin entre le marécage et Dun Algaz, un passage composé de quatre tunnels menant à Loch Modan qui mènerait Hermand jusque chez lui. Puis, Keera et Orgrim longeraient la montagne vers l’ouest jusqu'au souterrain.
Cependant, ce coin grouillait de gnolls, étrange croisement de hyène humanoïde, et devait être nettoyé. Ces bêtes extrêmement brutales faisaient partie des créatures que les Chanteguerre combattaient au quotidien. Ils entamèrent alors une longue série d'affrontements contre ces gnolls stupides mais terriblement violents.
- 'Sont fatigantes, ces bestioles, s'essouffla Hermand après une rixe effrénée.
- C'est parce que tu manques d'entraînement, nain ! se moqua Orgrim, lui aussi en sueur.
Il s'assit à côté du nain.
- Pfff, ça, c'est parce qu'j'fume la pipe que j'perds du souffle, bouda Hermand qui sortit son flacon d'alcool.
Keera les observait, nettoyant sa lance dégoulinante de sang gnoll.
- Ne vous disputez pas, puisque c'est moi qui en ai tué le plus, les acheva la princesse.
Tous deux la fixèrent, l'air exaspéré. Puis, Hermand reprit plus bas :
- Moi aussi avec une lance j'aurais atteint plus d'cibles.
- Mfr, grogna Orgrim. Je suis sûr qu'elle les a comptés en double, ses victimes, dit-il de mauvaise foi.
Keera vint s'asseoir près d'eux fièrement. Puis, fixant l'horizon, elle proposa :
- Nous devrions monter le camp, le soleil se couche.
Après quelques minutes à attendre une réaction, et devant leur apathie, elle ajouta :
- Bon, je m'en charge.
Elle se leva, tandis que les deux la regardèrent s'éloigner. Tout à coup, Hermand se mit à regarder son entre-jambe, releva la tête, et eut un rictus plutôt satisfait.
- Que fais-tu donc ? demanda Orgrim.
- Oh pas grand'chose. J'vérifiais just' si j'arrivais encore à localiser ma paire d'joyeuses.
Complètement dérouté par ce que venait de dire le nain, Orgrim le regarda se lever et aider Keera à préparer leur campement. Encore une boutade du nain qu'il n'avait pas compris. Une fois seul avec Keera, il lui demanderait ce que pouvaient bien être des joyeuses, et pourquoi Hermand semblait en avoir dans son pantalon.