La voix de l'ombre - Livre I : Les murmures du passé
Chapitre 20 : Un pas vers la vérité.
Le griffon avait atterri tant bien que mal près de la Tour du mur nord, proche de la ville de Stratholme. L'oiseau, pourtant robuste, peinait à transporter à la fois Marteau-du-destin, son armure, et son marteau légendaire.
Les contrés de cette partie du nord de Lordaeron étaient plus civilisées que les Hinterlands, peuplées notamment de paladins issus de l'Ordre de la Main d'argent. Les lieux sauvages où se cacher se faisaient rares, ils devaient donc passer la frontière rapidement.
Cachés à l'ombre d'une colline bordée d'arbres, ils se restaurèrent le temps de reprendre la route vers l'ouest.
- Il doit se reposer si nous voulons voler encore un moment, expliqua Keera à propos du griffon. Et je dois terminer de te soigner, ajouta-t-elle en référence à sa blessure à l'avant-bras.
- Peuh, une piqûre d'insecte, ironisa Orgrim qui avait retiré la flèche d'un coup. J'ai connu bien pire, dit-il dans un rictus nerveux.
- Tu risques l'infection, laisse-moi faire, insista la princesse, l'air dur.
Orgrim la regarda se concentrer pour guérir sa plaie. Tous deux s'étaient inquiétés l'un pour l'autre, et chaque fois qu'ils se retrouvaient séparés contre leur gré, c'était une épreuve.
- Je dois retrouver une lance, mais je ne pense pas que piller les environs serait judicieux, analysa Keera. Dès lors qu'un village donnera l'alerte, nous serons vite repérés.
- Nous avons traversé la moitié de la contrée, et il ne leur restait que deux griffons, dont celui qui tournoie dans les environs, déclara Orgrim, l'air soucieux en jetant un œil vers le ciel.
- Il ne semble pas nous avoir repérés, assura Keera. Nous allons rester ici quelques heures, et repartiront vers l'ouest d'une traite, je connais un endroit où nous pourrons nous faire oublier quelques temps.
- La ferme en ruine dont tu m'as parlé, continua Orgrim. Et si nous sommes attaqués ? Lordaeron est proche, et notre poursuivant a l'air coriace, ajouta-t-il, même si ça n'était pas pour lui déplaire.
- Ils ne s'imagineront pas que nous élisions domicile aussi près, justement, pensa Keera. Nous garderons le griffon au cas où, et nous nous cacherons dans la grotte près de la ferme quelques temps avant de l'investir.
Orgrim parut dubitatif.
- C'est risqué, mais en voyageant sans arrêt en terres humaines, nous nous exposons encore davantage, songea l'orc qui pensait tout haut.
- Bon, restons discrets jusqu'à notre départ, suggéra Keera qui continuait d'inspecter les horizons.
Puis, tous trois partirent quelques heures plus tard, attendant que des paysans agricoles qui arpentaient le chemin près de leur cachette ne traversent la plaine.
W
Le rapport de William n'était pas bon. Il n'avait pas vu le griffon des fugitifs se poser, ce qui voulait dire qu'ils pouvaient être loin. Seule la direction nord-ouest était envisageable, en partant du principe qu'ils allaient s'éloigner de Lordaeron le plus possible.
Tout à ses réflexions, Walmor commençait à maudire le destin. Non seulement il avait laissé filer l'ancien Chef de guerre de la Horde, très probablement accompagné de la princesse perdue d'Alterac, mais il venait d'hériter d'un fardeau conséquent pour la suite de la traque : le chevalier Garithos, un parfait incapable hautain et suffisant. Car, selon les ordres du roi Terenas, il allait falloir composer avec lui.
- Quelle poisse ! s'énerva-t-il en tapant du poing sur la carte du monde étalée sur une table de bois.
Réputé pour ses accès de colère, sa réaction valut un geste de recul de plusieurs de ses hommes, pourtant accoutumés à ses humeurs. Il semblait cependant particulièrement excédé depuis l'arrivée de la troupe menée par Garithos.
- Que faisons-nous, général ? se risqua Vosh qui observait sa réaction pour savoir s'il pouvait poursuivre. S'ils sont loin, il faut nous mettre en route derechef.
Vosh était le seul qui avait toute sa confiance. De plus, il connaissait sa ligne de pensée, et pouvait donc aisément l'appréhender et émettre des suggestions. Lui, il était utile.
- Je veux des hommes à terre qui ratissent les Terres du Nord, et d'autres qui surveillent les hauteurs et lieux où le griffon aurait pu les déposer, ordonna Walmor. Que chaque binôme emmène un soldat de la troupe de Garithos, je ne veux qu'aucun de ses hommes ne parte seul en mission, imposa-t-il. Pour le reste, tu sais ce que j'attends de toi, lui rappela-t-il.
- Oui mon général, acquiesça Vosh. Et le chevalier Garithos ?
- Je l'envoie à Lordaeron faire son rapport en personne, cela l'éloignera quelques temps, dit-il en regardant Garithos d'un mauvais œil.
Vosh eut une moue approbatrice et s'éloigna pour transmettre les ordres.
W
La nuit tombait sur les Hinterlands, belles et sauvages. Bien qu'il préférât l’ambiance d'un ergastule ou d'un manoir aux mœurs douteuses, Walmor savait apprécier le panorama.
Leur seconde tentative pour capturer le Chef de guerre avait échoué, c'était un fait. La plus grande part de responsabilité incombait à cet âne de Garithos, mais l'assaut n'avait pas non plus été fabuleux. Il avait d'abord largement sous-estimé la fille, dont l'identité ne faisait plus aucun doute.
Son espion qui enquêtait à ce sujet n'allait d'ailleurs plus tarder à se montrer.
Il avait cependant réussi à glaner une information intéressante sans le vouloir : l'orc se battait avec honneur. Et, bien qu'il n'ait malheureusement pas reçu l'ordre de l'éliminer, cela indiquait qu'il avait un avantage certain sur lui en combat. Bien que son coup de poing aurait été à lui seul dévastateur s'il ne l'avait pas paré de ses avant-bras, qui, depuis, le faisaient souffrir.
Ces deux-là tenaient l'un à l'autre, c'était également une certitude, pensa-t-il lorsqu'il se rappela qu'elle était revenue le chercher avec son griffon. Et cela déroutait Walmor. Il pouvait encore concevoir un attachement réciproque entre un humain et une elfe, voire un humain et une naine, mais un orc... Qu'y avait-il de pire que ces créatures grotesques, vertes et hideuses ? Avec le recul, finalement, Walmor ne concevait aucun attachement à une autre personne. Il avait toujours vécu comme cela, solitaire et ne comptant que sur lui-même. Mais il savait comment exploiter ces sentiments qui, à ses yeux, n'étaient qu'une preuve de faiblesse. Et il allait tout faire pour tirer avantage de cette faiblesse chez l'orc. Cela faisait deux fois qu'il lui échappait, il allait le lui faire payer cher.
Il avait un plan. Il ne lui manquait que la preuve que la fille était bien la princesse d'Alterac, et son plan pourrait être déployé. À cette pensée, une excitation malsaine monta en lui, comme à chaque fois qu'il se mettait à imaginer ses desseins. À n'en pas douter, cette traque se révélait extatique et jouissive, d'autant que la fille, qui devait être une sorte d'hybride elfe-humaine, était alléchante.
W
Pour trouver cet endroit, il fallait connaître son existence. Car, même une personne qui aurait perdu son chemin ne pouvait certainement pas tomber dessus par hasard. S'ils arrivaient à se faire oublier quelques temps, ils pourraient s'y établir.
La ferme, certes en ruine, comptait une cheminée dans la pièce unique qu'elle présentait. Près de l'entrée gisaient les restes d'un moulin, lui aussi en ruine et inutilisable. Les alentours étaient verdoyants, peuplés de longs pins qui bordaient la rivière appelée la Thondroril. Hormis une faune animale appréciable et peu dangereuse, le coin était désert. La grotte derrière la ferme demandait à être nettoyée de ses nuisibles, mais serait vite habitable. Tout du moins, le temps que leurs poursuivants abandonnent les recherches.
Keera et Orgrim s'approchèrent lentement de la grotte. Le griffon était attaché à un arbre par les rênes, tandis qu'ils s'engagèrent à l'intérieur. Quelques heures plus tard, ils avaient nettoyé leur nouveau repaire.
- Pourvu qu'on nous laisse enfin en paix, proclama Keera qui ôta son long gilet ainsi que sa côte et entreprit de se baigner dans la rivière.
- Prions les Ancêtres pour qu'ils t'entendent, compléta Orgrim qui imitait sa compagne et se déshabilla pour la rejoindre.
- Oh, tu m'étonne, se moqua Keera. Les combats ne te manqueraient pas, vraiment ? ironisa-t-elle tout en entrant dans la rivière.
- Tout dépend de la cause pour laquelle je me bats, rétorqua Orgrim qui s'approchait dangereusement de sa compagne.
Il l'attrapa par la taille et la ferra fermement. Le regard enjoliveur, la princesse feint de se dégager.
- Je vois clair dans ton petit jeu, O'nosh, la démasqua Orgrim, l'air suspicieux. Croyais-tu en avoir besoin pour obtenir ce que tu veux ? demanda-t-il tout en se glissant en elle.
- Hum ! gémit la princesse. Cesse tes bavardages et serre-moi fort, ordonna-t-elle, les bras autour de son cou.
Après un bain long et passionné, tous deux s'allongèrent sur l'herbe, profitant des derniers rayons du soleil qui réchauffait leur peau nue.
- Tu t'es enfin accoutumée à la vie sans vêtements, remarqua Orgrim non sans ironie, en observant Keera qui se prélassait.
- Disons que si tu es le seul à m'observer, je peux apprécier ces moments, rectifia-t-elle.
Orgrim l'observa. Il repensa aux événements du Mont Rochenoire, aux mois de torture qu'elle avait subi, et à la révélation d'une force surhumaine avec laquelle elle s'était délivrée. Il l'avait vu à l’œuvre en combat, et il ne s’expliquait pas comment elle avait pu arracher la tête d'un orc à mains nues.
- Par le passé, t'est-il déjà arrivé de déployer une force plutôt inhabituelle quand tu étais en colère ou que tu avais peur ? osa Orgrim.
Keera ne répondit pas tout de suite. Elle se savait différente. Elle savait aussi que le récit selon lequel sa mère mourante l'avait confiée à Perenolde était pure affabulation. Jusqu'à présent, elle s'était toujours considérée comme une hybride, une personne métissée issue de deux races. Elle savait que certains domestiques parlaient d'elle ainsi. Que pouvait-elle donc répondre à son époux ?
- Je sais à quoi tu fais allusion, déclara-t-elle, l'air sérieux. Tout ce que je sais, c'est que je manie les armes avec aisance, que mon corps est très robuste, et que je ressens parfois une sorte d'instinct sauvage qui me pousse à massacrer. Je peux aussi guérir par la pensée.
Orgrim l'examina, très attentif. Elle poursuivit :
- Je me souviens avoir demandé une description de ma mère à plusieurs reprises, lorsque j'étais enfant. Mais mon père disait juste que je lui ressemblais trait pour trait, rien de plus, finit-elle, l'air désabusé. Le métissage a toujours été un sujet interdit, dont on a honte, avoua-t-elle, l'air contrit. Et je pense que c'est ce que je suis.
Orgrim se rapprocha de Keera et pensa à son récit. À cet instant, elle lui était reconnaissante de ne pas insister davantage car, c'était un fait, elle détenait une force anormalement grande, et elle ignorait ses origines. Elle se souvint de la terreur dans les yeux de Bazol lorsqu'elle venait d'achever Maim Main-noire devant lui, et qu'il pensait être le prochain. Devant une telle sauvagerie, comment aurait-il pu croire qu'elle l'épargnerait ? Et pourtant, elle avait su garder une certaine conscience de ce qui l'entourait, et avait fini par le délivrer.
- Le métissage existe aussi chez nous, les orcs, reprit Orgrim. Il existe une race mi-orque mi-ogre, les Mok'Nathal, qui était un clan féroce. Et pourtant, nos deux races se haïssent depuis toujours. Mais il n'y a aucune honte à être un croisé, admit-il. Au mieux, tu développes des compétences mixtes, ce qui n'est pas une tare, surtout pour un combattant, conclut-il.
Sur ces mots, la jeune femme s'engouffra encore davantage dans les bras de son compagnon, qui maudit ceux qui avaient pu lui transmettre ce sentiment de honte.