Quai n°3
Il est sept heures du matin, les voitures s'engagent sur les routes, les gens s'entassent d'un pas pressé dans les trains et le brouillard se dissipe peu à peu au milieu de cette cohue urbaine. Russel vient tout juste de sortir de son appartement, son casque audio sur les oreilles et les mains dans les poches, comme tous les matins. Mais aujourd'hui, il craint de revoir ce visage. Il se souvient de ce froid qui planait au dessus d'eux hier matin, et de l'agacement de Glen. Il avait eu beau le cacher, Russel l'avait senti dans ses paroles et dans ses gestes. Il se demandait s'il le regarderait avec autant d'attention que lorsqu'ils ne se connaissaient pas. Peut-être ne le regarderait-il pas du tout. Il bifurqua à droite et traversa le petit hall de la gare. Une fois dehors, il emprunta l'escalier du milieu pour descendre sur le quai. Il n'osait pas tourner la tête. Les yeux rivés au sol, il appréhendait. Par rapport au comportement de Glen mais aussi par rapport au sien. Qu'allait-il ressentir lorsqu'il reverrait ce visage, ces yeux verts qui avaient parcouru la moindre parcelle de son corps ? Cet homme, cet inconnu qui était entré dans son intimité si brusquement, un soir. Il rougissait en y repensant. Et il détestait ces sentiments qu'il ne contrôlait et ne comprenait pas. Enfin arrivé en bas, il ne voulait toujours pas lever les yeux. Il se dirigea jusqu'à un banc pour s'y asseoir. Puis, il prit une grande inspiration et releva la tête. Trois personnes attendaient sur le quai d'en face : une femme et son enfant et un grand black en costard pendu à son téléphone. Mais Glen n'était pas là. Russel se perdait entre la déception et le soulagement. Il alluma une cigarette et se délectait de cette fumée qui lui brûlait la gorge. Soudain, il ne pensait plus à rien. Le bruit des voitures, quelques éclats de voix, un train passant au loin. La routine. La case départ. Russel soupira. Sa motivation à aller travailler était redescendue depuis un moment maintenant. Il n'avait même plus envie de se lever le matin ; la paresse et la fatigue s'étaient emparées de lui. Les yeux dans le vide, il attendait. Et alors qu'il attendait son train, ce fût quelqu'un qui déboula des escaliers en face. Russel fût tiré brusquement de sa rêverie. Son coeur fit un bond dans sa poitrine et un frisson le parcourut tout entier. Sur le quai, Glen venait d'arriver en furie, son sac sur le dos. Il leva les yeux vers l'écran sur lequel s'affichaient les horaires des trains pour vérifier si le sien était déjà parti ou non. Puis, il jeta un dernier regard à son téléphone portable avant de lever furtivement le regard vers Russel, qui ne l'avait pas quitté des yeux. Tout à coup, un grondement se fit entendre au loin. Glen tourna les yeux vers les rails : son train allait arriver. Alors, son regard s'accrocha à celui de Russel obstinément, tandis que le train arrivait, apportant avec lui une bourrasque de vent infernale et des crissements épouvantables. Puis, en une fraction de seconde, un wagon se mit en travers d'eux. Le visage de Glen avait disparu. Les portes s'ouvrirent, et le jeune homme avait déjà dû s'engouffrer à l'intérieur. Derrière une vitre, Russel réussit à l'apercevoir brièvement. Les portes se refermèrent brusquement sans laisser plus de temps aux retardataires et le train se remit en marche ...