L'Enfant Terrible du Rat Cornu

-         C’est bizarre-étrange…

-         Ouais, mais c’est pas mauvais !

Le petit Skaven ocre mâchait sa viande avec enthousiasme. Son compère, un Skaven dont la fourrure brune avait quelques reflets roux, acquiesçait en mordant à belles dents dans le cadavre encore chaud.

Chitik et ses Skavens avaient déjà parcouru bien des miles. Ils avaient laissé derrière eux la grande forêt où se terraient les choses-bêtes, et traversaient à présent les grands espaces où maraudaient les tribus de choses-vertes. Ils faisaient route vers les montagnes par-dessus lesquelles la boule de lumière dans le ciel se levait à la fin de chaque nuit. Le grand Skaven Noir savait que de nombreuses colonies Skavens étaient établies dans ces montagnes, et qu’il y avait fréquemment des bagarres contre les choses-naines et les choses-vertes.

La Grande Griffe n’avait jamais vu les choses-vertes. Ce premier affrontement avait été une expérience nouvelle. Les Skavens avaient rapidement compris qu’il y avait deux sortes de choses-vertes : les grandes, qui étaient baraquées, avec de grandes dents, et qui tapaient aussi fort et sauvagement que les Vermines de Choc, et les petites, aussi grandes que les choses-naines, mais plus maigres et plus vives.

En tout cas, ces adversaires, une fois morts, avaient un goût un peu spécial, mais les Skavens se régalèrent, encouragés par leur chef.

-         Mangez-mangez, la route est encore longue jusqu’à la Cité des Piliers.

Rool, la plus fidèle Vermine de Choc de Chitik, mordait dans le manche en fer d’une arme de chose-verte pour se rogner les dents. Entre deux coups de mâchoire, il demanda :

-         Pourquoi la Cité des Piliers ?

-         Parce qu’elle est loin de Brissuc.

-         Skarogne, c’est pas mieux ? glapit Zowie, le dresseur qui tenait Tôrkh en laisse.

-         Je ne veux pas qu’on reste dans ce fichu pays ! On doit partir le plus loin possible, à un endroit où il n’y a pas de Grandes Dents incapables-inutiles, et surtout pas le Clan Eshin !

-         Et Moussillon ? C’est une cité isolée ! Pourquoi pas là-bas ?

-         Parce que c’est une ville à Pestilens, et à part Moly, je n’aime pas les Pestilens !

Personne ne répondit. Tous les Skavens rescapés de la prison de Karkadourian étaient présents. Non seulement aucun d’entre eux n’aimait les Pestilens, mais surtout, ils comprenaient leur chef. Rool, en particulier, approuva d’un hochement de tête l’avis de celui qu’il considérait comme son meilleur ami, et le souvenir douloureux de Moly, le Moine de la Peste lié à Chitik par le sang revint brièvement dans les mémoires.

La Grande Dent avait regretté de ne pas avoir réglé son compte au Diacre Soum lui-même. Et puis, quelques jours plus tard, il avait renoncé à sa colère, conscient que désormais, une trentaine de Skavens comptait sur lui pour les diriger jusqu’à une ville où ils pourraient tous servir le Rat Cornu. Bien sûr, il n’aurait pas autant de responsabilités qu’un Seigneur de Guerre ou un Chef de Clan, mais il était bien décidé à remplir ses fonctions au mieux. Lui, un privilégié par le Rat Cornu, serait une Grande Griffe exemplaire. Il continua son explication :

-         La Cité des Piliers est dirigée par le Clan Mors.

-         C’est quoi, le Clan Mors ? geignit le petit Skaven ocre.

Chitik releva la tête, heureux de pouvoir étaler son savoir :

-         C’est un Clan qui commence à monter au même niveau que les quatre Grands Clans, dans certaines cités. Le seigneur Ronj est riche, et les Skavens vaincus ne sont pas dévorés, mais se mettent sous ses ordres. Ces Skavens ont éliminé plein de choses-naines. Mais il y a autre chose.

-         Quoi, quoi ? s’impatienta Zowie.

-         Briach m’a dit-raconté que les Skavens de cette cité se battent moins entre eux que les autres. Moins de disputes, plus de collaborations. Nous nous présenterons au seigneur Ronj, et en étant suffisamment « gentils », il nous prendra à son service, et nous pourrons continuer à servir le Rat Cornu.

-         Tu… tu es sûr ? bredouilla le Skaven à reflets roux.

Chitik flanqua une claque amicale sur la nuque de son interlocuteur.

-         Je suis votre Grande Griffe. Quand je dis quelque chose, je le fais. Suivez-moi, et vous serez tous à la Cité des Piliers en moins d’une lune, et je ferai tout pour que vous restiez avec moi si vous le voulez. Alors, y en a à qui ça ne plaît pas ?

Personne n’émit la moindre objection. Chitik ajouta :

-         Tout le monde y sera heureux-content. Même les esclaves. Même toi, grosse bête !

Il flatta le cou de l’énorme rat-ogre qui avait été autrefois Tôrkh du Clan Moulder. Celui-ci gronda de plaisir.

-         T’aimes ça, hein ? Allez, en avant ! Pour le Rat Cornu !

-         Pour le Rat Cornu ! répétèrent les Skavens.

Chitik leva son nouveau marteau de bois d’une main, et les Skavens crissèrent en chœur avec lui.

*

Les habitants de la nouvelle principauté étaient rassemblés dans la cour centrale, devant le manoir qui servait d’habitation au prince et à ses proches. Les hommes d’Hallbjörn, qui avaient renouvelé leur contrat, avaient construit une estrade pour permettre à leur employeur de s’adresser à la foule.

Heike et Psody étaient parmi les villageois, au premier rang. À leurs côtés se tenaient Romulus, Hallbjörn, Nedland, Tomas et Astrid.

Du haut de la scène, Ludwig Steiner parla ainsi :

« Mes amis, j’ai le très grand privilège de déclarer solennellement l’existence officielle de votre nouveau royaume ! Après maintes délibérations, nous avons décidé de l’appeler Vereinbarung, ce qui signifie "Entente" en reikspiel classique. L’"Entente", mes deux enfants sont là pour lui donner vie. Ma première décision en tant que prince de Vereinbarung sera de tous vous nommer citoyens égaux de ce royaume ! Tous, autant que vous êtes, vous êtes égaux à mes yeux, et serez égaux pour les lois que nous créerons sur le modèle impérial. Cela signifie que désormais, le Skaven Blanc connu sous le nom de Psody n’est légalement plus un Skaven, mais un véritable membre de la principauté de Vereinbarung ! »

Tout le monde acclama et applaudit. Le jeune homme-rat n’en revenait pas. Heike se blottit contre lui, avec un petit sourire. Steiner reprit :

« Vous le savez, notre but sera de reproduire ce que les anciens Slanns ont tenté il y a deux mille ans, à savoir créer un royaume où Humains et Skavens vivront en harmonie. Et cette ville fortifiée en sera la capitale, et portera le nom de Steinerburg. Je précise que c’est la volonté de ma fille, et pas une mégalomanie déplacée de ma part. C’est votre ville, j’espère bien qu’elle me survivra ! Et maintenant, régisseur, faites-nous l’honneur de lever pour la première fois l’étendard de Vereinbarung ! »

Dame Franzseska, qui avait accepté de remplir pour le nouveau prince la fonction d’intendante de ce royaume flambant neuf, se tenait près de la hampe de la plus haute tour du manoir. Elle tira sur la corde, et quelques secondes plus tard, le drapeau carré se déploya, révélant ses couleurs.

La surface du blason était partagée en quatre sections égales par deux bandes qui se croisaient au centre, une horizontale et une verticale. Chaque coin était occupé par un symbole. Le coin supérieur gauche présentait une chouette, symbole de Verena. Le dessin en haut à droite représentait le cœur saignant de Shallya. Sous la chouette, on pouvait distinguer une tête de rat. Enfin, un soleil rond, avec les traits d’un visage dessiné à la manière des bas-reliefs de Lustrie, apparaissait sur le dernier coin.

Tous applaudirent, crièrent de joie, sauf Psody. Celui-ci contempla fixement le pavillon.

-         Chéri ? Tu es… préoccupé ? demanda sa compagne.

-         J’ai déjà vu ça. Ce n’est pas la première fois que je vois ce drapeau. La première fois, c’était… oui !

Tout excité, le Skaven Blanc se tourna vers la jeune fille-rate.

-         C’était ça ! Ma toute première vision, c’était ce drapeau ! J’avais vu la Lustrie, des Slanns, la fuite de Cuelepok, mais j’ai aussi vu ce blason ! Et toute cette foule qui l’acclame ! Je n’ai pas vu que le passé, cette nuit-là, j’ai aussi vu l’avenir ! Un avenir bien réel, pas une symbolique ! Depuis le début, le Rat Cornu m’a montré ce que je pouvais faire pour m’illustrer ! Cuelepok avait raison, et Vellux a menti, une fois de plus !

-         Je t’en prie, ne parlons plus jamais de cet affreux sorcier.

-         Tu as raison, il ne peut plus rien nous faire, maintenant.

-         Tout ce qui nous reste, c’est un avenir radieux, ce qui n’est déjà pas si mal, n’est-ce pas ?

Psody ne répondit pas de suite. En effet, il se rappela une toute dernière chose.

-         Attends… Il y avait une dernière image après le drapeau.

Soudain, il eut une inspiration. Il ferma les yeux, et l’image en question lui revint. Elle fut plus claire et plus complète que la première fois qu’il l’avait vue, une éternité auparavant.

-         Est-ce que… je te déçois ?

-         Bien sûr que non, mon fils !

-         « Mon… fils ? » répéta-t-il dans un murmure.

Son front se creusa, puis une immense béatitude illumina son visage. Une larme de joie glissa dans le pelage de sa joue. Il se rendit compte qu’il avait posé les yeux sur le ventre arrondi de la fille Skaven. Celle-ci demanda avec un sourire étonné :

-         Quoi ?

-         Je t’aime, Heike.

Il serra délicatement contre elle sa compagne, qui posa sa tête sur son épaule. Leurs queues s’enlacèrent amoureusement. Une nouvelle vie commençait.

*

*         *

Psody et Heike eurent six enfants, dont un Skaven Noir et deux filles, qu’ils élevèrent avec amour et patience. Conformément à ce qu’il avait projeté avec Steiner, Heike et Romulus, le Skaven Blanc passa quelques-unes des années suivantes à rechercher les petites colonies Skavens disséminées dans le sud de l’Empire, et à planifier des missions de récupération. Accompagné de ses fils devenus grands et des meilleurs hommes de Steiner, il mena des expéditions durant lesquelles ils enlevaient les petits Skavens et les femelles encore trop jeunes pour enfanter. Puis, satisfaits d’avoir rassemblé ainsi une centaine d’individus, ils ne quittèrent plus le domaine. Heike, ses deux filles et les hommes et femmes Humains volontaires s’occupèrent de soigner et éduquer les nouveaux venus.

Quand le vieux prince Steiner mourut, il octroya son fief à ses deux enfants adoptifs. Psody et Heike se partagèrent le pouvoir, conseillés par les amis de la famille. Psody vécut au total près d’une trentaine d’années, avant de s’éteindre paisiblement, aux côtés de son épouse. Conformément à ses dernières volontés, son corps fut incinéré publiquement, afin que nul ne pût utiliser ses restes à des fins mauvaises. Heike ne tarda pas à le rejoindre.

Il fallut encore quelques décennies pour que Skavens et Humains puissent vivre en harmonie dans cette principauté, et le rêve du Skaven Blanc devint réalité. Son nom était désormais devenu légendaire. Les uns voyaient en lui le plus grand traître qui ait jamais existé, les autres le considéraient comme un héros digne des grands noms de l’Histoire. Quoi qu’il en fût, il resta connu par tous comme l’Enfant Terrible du Rat Cornu.

Le mot de la fin de l’auteur :

Aujourd’hui, vendredi 7 mars 2014, je publie les dernières lignes d’une histoire commencée il y a un peu plus d’un an. J’aimerais tous vous remercier, chers lecteurs, pour votre fidélité et vos encouragements. 2013 a été pour moi une année plutôt difficile, et vous m’avez aidé à franchir le cap. L’écriture m’a permis de passer outre les obstacles.

J’ai eu beaucoup de plaisir à créer et faire évoluer Psody et ses frères, échappés d’une partie de jeu de rôle. Je me demande même si Psody n’est pas devenu mon personnage masculin créé par moi favori. Il faudrait que j’arrive à créer le personnage féminin le plus réussi, un jour.

Quel avenir pour nos amis Skavens ? Toutes les bases sont présentes pour faire une suite, et certains savent déjà que j’ai jeté quelques notes sur un projet intitulé Le Royaume des Rats. Je risque de décevoir quelques-uns d’entre vous, mais je ne pense pas commencer sérieusement ce projet dans les mois qui viennent. En effet, même si c’est très plaisant d’imaginer des histoires dans l’univers de Warhammer, c’est beaucoup de temps sans rien d’autre que le plaisir. Or, j’ai en chantier un projet de nouvelles d’un sujet libre de droits, que je pourrai donc proposer à la publication à des éditeurs, en espérant pouvoir gagner un peu d’argent avec. D’autre part, je cherche une maison d’édition francophone qui accepterait de publier une nouvelle traduction du célèbre roman de Robert C. O’Brien, Mrs. Frisby and the Rats of N.I.M.H., qui n’a été publié en français qu’une seule fois en 1982.

Mais je n’exclus pas un éventuel retour de notre gentil Skaven Blanc, quand j’aurai de nouveau un peu plus de temps à consacrer à la fanfiction. En attendant, merci encore à tous pour votre soutien. Continuez à envoyer vos reviews, je ne manquerai pas d’y répondre, à condition que vous soyez inscrits sur FanFiction – je n’ai pas pu répondre aux « guests » où à ceux qui n’étaient pas enregistrés, je m’en excuse. N’hésitez pas non plus à lire les autres récits sur ma page. Et si, parmi vous, certains se sentent une âme d’artiste, qu’ils n’hésitent pas à me proposer leurs illustrations basées sur cette histoire, je leur communiquerai mon adresse mail par MP.

Merci encore pour votre fidélité, bonne continuation à tous, et bien sûr, n’oubliez pas :

Gloire au Rat Cornu !

SPX SPÉCIAL